De la lutte des races à la lutte des classes
ou comment la Révolution a changé le sens du mot « race »
(Extrait de Penser les échecs de la Révolution française, Tallandier, 2022, p. 32-36)
Dans un de ses cours, Michel Foucault estimait que la lutte entre nobles et roturiers avait été avant 1789 « une lutte des races » qui avait été transformée en « lutte des classes » [1]. Jusque dans les années 1804-1810, au moins, le mot « race » couvre un spectre très étendu s’appliquant aux « races » de rois (mérovingiens, carolingiens, bourbons), de chevaux et de chiens, autant qu’aux habitants des divers continents, blancs et noirs, voire « ottomans »[2]. A l’évidence les mots « race », « peuple », « nation », « espèce » et même « lignée » sont interchangeables pour beaucoup d’auteurs, le mot « race » recouvrant des significations diverses[3].
Sans remonter trop en avant, déjà au XVIe siècle, l’appartenance à la noblesse était un enjeu considérable. Contre la roture, le peuple, la noblesse la plus ancienne invoquait le préjugé du sang bleu pour se différencier de la petite noblesse et refuser prétentions nobiliaires des fils ou petits-fils de marchands ayant acheté un office royal. Plus tard, les « tard-venus », ces anoblis de fraîche date, se lancèrent dans la fabrication de généalogies sur mesure et devinrent les plus chauds partisans de la fermeture du groupe. Alors que la haute noblesse gravitait autour de la cour, la petite noblesse provinciale se retranchait sur ses privilèges féodaux et résistait autant qu’il était possible à l’uniformisation de la société. …
Contre ces prétentions nobiliaires, qui divisent d’ailleurs les noblesses, d’ardents polémistes, comme l’écrivain Chamfort[4] ou l’abbé Sieyès, déjà rencontrés, décrivent les nobles comme les soudards qui ont soumis la Gaule romaine à un brigandage de conquêtes, « précolonial ». Ils ne sont que des étrangers à renvoyer dans les forêts germaniques, contre qui il faut mener une guerre d’indépendance ![5] Certains auteurs réclament même que le pays ne soit plus nommé France, hommage aux Francs, mais Gaule en l’honneur de la population initiale ou supposée telle. Faut-il voir du « racisme » dans ces querelles ? Les tenants les plus déterminés de la spécificité nobiliaire, le comte de Boulainvilliers et le duc de Saint-Simon[6], sont souvent suspectés d’avoir, dès le début du XVIIIe siècle, développé des théories annonçant les thèses racistes affirmées au XIXe siècle. Affirmant que le second ordre de la nation descend directement des conquérants francs et que la pureté de la race s’est perpétuée en gardant un sang épuré notamment par les fonctions militaires, ils se sont engagés dans un débat long et confus qui débouche, de façon imprévue, dans les années 1780 sur une rupture brutale dans l’opinion.
Alors que l’offensive nobiliaire a été dirigée d’abord contre la monarchie centralisatrice, elle provoque un ébranlement de l’opinion qui va changer le sens des mots « race » et « peuple ». Pour les défenseurs de la noblesse, l'idée de race qui signifie « famille », « lignée », mais aussi « sorte », « espèce » s’impose parce que l’inégalité sociale est naturelle, liée à la vertu noble, justifiant le contrôle de la mobilité sociale. L'idée de race rassure, limitant les conséquences inquiétantes du changement. Même si elle devient purement défensive, justifiant les privilèges, elle convient aux gentilshommes d'épée, comme aux robins, qui veulent se distinguer du « peuple »[7]. En réaction, toute une part de la population rejette la noblesse dès 1789[8]. Les « aristocrates » sont décrits comme des monstres ou des chiens enragés avant d’être identifiés aux comploteurs contre-révolutionnaires[9] ; leur mise à mort satisfait le goût de la vengeance et l’attente de voir répandu le fameux « sang bleu »[10]. …
L’analyse de Michel Foucault, le remplacement de la lutte des races par la lutte des classes, est trop littéraire. Les conflits de la période révolutionnaire ont bien débouché sur la lutte des classes en gommant la lutte des races, mais ils n’ont pas fait disparaître, loin de là, les préjugés attachés à la particule. Encore aujourd’hui, un argument régulièrement avancé pour juger du côté irrationnel de « la Terreur » est de souligner la part considérable de roturiers d’humble extraction parmi les victimes comme si la « Terreur » aurait dû, par principe, éliminer physiquement d’abord les nobles et les curés ! Comme si, par principe, le « peuple » était révolutionnaire. « Peuple » et « noblesse » continuent d’être deux étiquettes héritées de la Révolution que l’on utilise au gré des humeurs et des occasions pour servir à la démonstration que l’on veut produire en oubliant que les mots, peuple et race sont en train d’être reconfigurés pendant les années de la Révolution.
La proposition du philosophe pèche en outre parce qu’elle néglige le fait que les « races » humaines sont, en cette fin de XVIIIe siècle, de plus en plus déterminées par la couleur de leur peau. A Saint-Domingue, les vêtements qu’il est possible de porter sont déterminés par l’épiderme. Cette discrimination devient de plus en plus courante, incitant par exemple un penseur comme Sieyès, à imaginer que des grands singes pourraient travailler, sous la conduite des Noirs, pour le bénéfice des Blancs[11]. Elle s’impose dans la vie politique dès 1789-1790 quand les députés de l’Assemblée nationale refusent d’accorder la citoyenneté aux métis et aux Noirs, et la liberté aux esclaves. Elle provoque les révoltes qui déchirent les Antilles et surtout Saint-Domingue[12]. Elle exclut les soldats et les officiers métis et noirs de l’armée à partir de 1799, affectant même le destin du général Dumas (père du romancier)[13]. Elle fait que le tableau peint par Girodet du député Jean-Baptiste Belley, délégué par Saint-Domingue pour obtenir l’abolition de l’esclavage en 1794, est intitulé « portrait de Nègre »[14]. Elle débouche enfin, en 1800-1802, sur la catastrophe qui engloutit l’expédition militaire en Haïti.
Dans ces années-là, le mot « la race » qualifie, dans les journaux de l’époque, les Noirs des Antilles, reléguant aux oubliettes les désignations de « la race des rois » ainsi que « la race » noble, notions quasiment incompréhensibles aujourd’hui, annonçant le « racisme » tel qu’il nous est désormais ordinaire. Décidément, il convient de se méfier des usages trop rapides des classifications sociales comme « peuple », « noblesse », « race »… et bien comprendre à quel point la période 1789-1799 les a modifiées, jusqu’à les rendre presque insaisissables.
[1] M. Foucault, « Il faut défendre la société », Paris, Hautes Études-Gallimard-Le Seuil, 1997, p. 36 sq.
[2] Mercure de France, 2 juin 1787, p. 37, « race Européenne » ; Rocambole des Journaux, 5 avril 1792, p. 18, « race de nos rois » ; Mercure français, 30 mars 1793, p. 8, « race Ottomane ».
[3] Pour nuancer G. Noiriel…, Race… op. cit., p. 25 sq.
[4] Nicolas Chamfort, Maximes et pensées, 1923, p. 93 : « Le titre le plus respectable de la noblesse française, c'est de descendre immédiatement de quelques-uns de ces trente mille hommes casqués, cuirassés, brassardés, cuissardés, qui, sur de grands chevaux bardés de fer, foulaient aux pieds huit ou neuf millions d'hommes nus, qui sont les ancêtres de la nation actuelle. Voilà un droit bien avéré à l'amour et au respect de leurs descendants. » cité par André Devyver, Le sang épuré, Bruxelles, Université libre, 1973, p. 413.
[5] P. Serna, Antonelle, Aristocrate révolutionnaire 1747-1817, Paris, Ed. du Félin, 1997 et Jean-Marie Goulemot, Le règne de l’histoire. Discours historiques et révolutions, XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1996.
[6] Comte de Boulainvilliers, Essai sur la noblesse de France, contenans une dissertation sur son origine & abaissement…, Amsterdam- Rouen, 1732. Duc de Saint-Simon, notamment son Mémoire des prérogatives que les ducs ont perdues, 1722.
[7] A. Jouanna, L’idée de race en France au XVIe siècle et au début du XVIIe, Univ. de Lille III, 1976 ; rééd. Montpellier, Presses de l’Université Paul-Valéry, 1981.
[8] J.-C. M., Violence… op. cit., 2006, p. 100-103, et La révolte brisée… op. cit, p. 61-63, les procès contre les nobles.
[9] J.-C. M., Contre-Révolution… op. cit.,1998. Violence… op. cit., 2006, p. 87-103. Momcilo Markovic, Répression et ordre public à Paris, 1789-1793, DEA, dact., Univ. Paris 1, 2007.
[10] Le cliché sur le sang bleu se retrouve au cœur de la série Révolution diffusée en 2021 par Netflix, je renvoie à « La Révolution arc en ciel », Marianne, 14-20 mai 2021, p. 18 (La Révolution n’est pas terminée, op. cit., p. 179-181). Isabelle Bourdin, Les Sociétés populaires à Paris pendant la Révolution, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1937, p. 238-239. Brigitte Carmaux, « Mademoiselle de Lézardière : une certaine idée de la monarchie française », ABPO, 1995, 102, 1, p. 67-74 1995. Barry M. Shapiro, « Revolutionary Justice in 1789-1790, The Comite des Recherches, The Chatelet and Fayettist Coalition », FHS, 1992, 173, 12, p. 656-669.
[11] Jean-Luc Chappey, La Société des Observateurs de l'homme (1799-1804), Paris, Société des études robespierristes, 2002 et Sauvagerie et Civilisation, Paris, Fayard, 2017. William H. Sewell Jr., A Rhetoric of Bourgeois Revolution. The Abbe Sieyes and What is the Third Estate ?, Duke University Press, 1994, p. 155.
[12] F. Gauthier, L'Aristocratie de l'épiderme. Le combat de la Société des Citoyens de couleur. 1789-1791, Paris, CNRS, 2007.
[13] Bernard Gainot, Les officiers de couleur dans les armées de la République et de l’Empire (1792-1815), Paris, Karthala, 2007.
[14] Anouchka Vasak, 1797. Pour une histoire météore, Paris, Anamosa, 2022, p. 200-204.