Jean-clément MARTIN (avatar)

Jean-clément MARTIN

Historien

Abonné·e de Mediapart

104 Billets

0 Édition

Billet de blog 11 juillet 2024

Jean-clément MARTIN (avatar)

Jean-clément MARTIN

Historien

Abonné·e de Mediapart

Arrivera-t-on à changer le logiciel historico-mémoriel de la gauche ?

Plus que jamais, il est nécessaire de revenir sur ces mois qui façonnèrent notre pays sans escamoter les troubles, les mécontentements, les révoltes et les violences des peuples des villes et des campagnes, parce que les échos avec la situation qui est la nôtre sont assourdissants.

Jean-clément MARTIN (avatar)

Jean-clément MARTIN

Historien

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Arrivera-t-on à changer le logiciel historico-mémoriel de la gauche à propos de « la Révolution » et du « peuple » ?

Juillet 2024-juillet 1789

Juillet 2024, la gauche proclamée revendique le pouvoir au nom de l’expression du « peuple souverain ». Faut-il rappeler que ce même peuple souverain avait voté pour un tiers des suffrages exprimés pour le Rassemblement national en juin, lors des élections européennes, dépassant de moitié la liste Réveiller l’Europe (Glucksmann) et de trois fois la liste France insoumise-union populaire (Aubry) ? Faut-il redire, comme tous les commentateurs, que le succès relatif du Nouveau Front Populaire a été obtenu, vaille que vaille, bon gré et parfois mal gré, grâce aux désistements d’adversaires du premier tour ? Faut-il souligner que le RN obtient des succès sans appel dans la France ouvrière et d’abord dans celle du Nord ?

La « divine surprise » (si l’on peut dire) qui fait du NFP le vainqueur du vote de juillet lui a fait prendre sa première place (en tant que coalition) pour le début de « la Révolution », toujours promise, toujours préparée, toujours remise à demain, toujours regrettée en accusant les traîtres d’avoir fait échouer l’entreprise pourtant légitime, selon le logiciel historico-mémoriel français.

Tout le monde sait en effet que « la Révolution », la seule, la vraie, que la France ait connue commence précisément en juillet 1789 quand le « peuple » prit la fameuse Bastille, provoquant un mécontentement général dans le pays, entraînant par conséquence la « nuit du 4 août » qui, en abolissant, les privilèges ouvrit la voie au changement révolutionnaire – même si celui-ci ne se produisit qu’avec du retard en 1792 et fit long feu en 1794.

Le problème est que la communion autour de juillet 1789 est partagée autant par les partisans de la Révolution à venir que par les opposants. Les premiers détaillent inlassablement les marches gravies une à une depuis mai 1789, l’opposition au roi, la désobéissance des députés, le soulèvement du peuple parisien enfin l’inquiétude généralisée dans le pays, la « grande peur », le tout débouchant sur le 4 août et la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Tant pis si les privilèges honorifiques ont été seuls à être supprimés (sauf la dîme mais c’était pour les curés), tant pis si la déclaration commence par la liberté et l’égalité en droit (et pas autrement) et se clôture par le respect de la propriété, (tout cela sans parler des droits des femmes).

Les seconds, les opposants, sont moins diserts, mais d’accord sur la continuité des événements depuis 1788, la faiblesse du roi et de ses ministres ayant laissé le pays s’engager dans « l’anarchie » (mot de Taine). Cette anarchie explose avec la prise de la Bastille (prison vide tandis que personne ne va libérer les éléments authentiquement populaires enfermés dans les autres prisons) puis les décapitations de proches du roi, enfin les incendies et dévastations des châteaux en Franche-Comté, Bourgogne, Lyonnais et Normandie.  

Etonnamment, ni les uns ni les autres n’insistent sur trois points pourtant non négligeables :

  • dès le 11 juillet les Parisiens ont commencé à brûler les barrières d’octroi profitant du vide de pouvoir. Ils purent faire entrer toutes les denrées souhaitables sans payer de taxes, jusqu’au 10 août quand les députés sifflèrent la fin de la récréation.
  • les troubles dans le pays furent considérables entraînant des répressions sévères et des dizaines de morts chez les paysans soulevés. Dans cette pacification brutale, les élites, futurs révolutionnaires et futurs contre-révolutionnaires, se donnèrent la main sans aucun problème et sans que les historiens ensuite n’expliquent ni la violence employée, ni l’union de gens que tout opposait et qui allaient s’entretuer plus tard.
  • vouloir absolument nommer cette période d’incertitudes et de contradictions : « grande peur » n’a été qu’une proposition faite par deux grands historiens, Aulard d’abord et Lefebvre surtout, pour contrer la condamnation sans appel de Taine.

Or personne ne s’étonne que cette invention de « grande peur » ait été récupérée par toutes les historiographies ultérieures. Personne n’a eu jamais envie d’expliquer que « l’agenda » (comme on dit aujourd’hui) du peuple des villes et des campagnes n’intégrait pas du tout l’idée de révolution, même pas d’engagements particuliers, mais était marqué par l’envie de revanche et de règlement de compte (envie parfois très justifiés). Personne n’a envie de montrer que l’unité du pays le 4 août n’a été qu’une illusion générale, l’arrangement entre élites qui conservaient leurs places et se partageaient tant bien que mal les pouvoirs à venir.

Les élites n’hésitèrent pas à faire la part du feu, sacrifiant quelques nobles trop attachés à leurs prébendes ou simplement à leur honneur, pour bâtir ensemble une improbable coalition autour de la monarchie tout en évacuant les demandes « populaires », que ces attentes soient sociales, économiques, politiques ou religieuses. Personne n’ajoute tout simplement que le calme et l’apothéose d’août 1789 ont été suivi par des troubles qui s’amplifièrent dès la fin de l’année jusqu’aux paroxysmes de 1792 et de 1793.

Comme quoi il n’est ni possible, ni souhaitable, de mettre la poussière sous le tapis.

D’autant que, comme cela se fit en 1792 et 1793, les mécontents furent finalement rangés en deux camps distincts, opposés et instrumentalisés, « révolutionnaires », d’un côté, sans-culottes en tête, « contre-révolutionnaires » de l’autre, incarnés par les Vendéens ; ces deux groupes étant conduits logiquement à se faire une guerre sans limites. Non seulement ces violences demeurent toujours au creux de nos mémoires et entretiennent des polémiques tenaces et dangereuses, mais elles firent échouer dès 1794 l’entreprise révolutionnaire qui avait mobilisé un « peuple » contre un autre – situation que nous n’arrivons toujours pas à saisir dans sa complexité.

Plus que jamais, il est nécessaire de revenir sur ces mois qui façonnèrent notre pays sans escamoter les troubles, les mécontentements, les révoltes et les violences des peuples des villes et des campagnes, parce que les échos avec la situation qui est la nôtre sont assourdissants.

Quand Lefebvre vulgarise la notion de « grande peur » en 1932, il récuse les analyses de la droite et de l’extrême droite françaises et s’engage dans le mouvement qui débouche ensuite en 1936 dans l’expérience du Front populaire. Sa démarche d’historien, y compris ses silences, peut se comprendre aisément dans cette perspective. Elle enseigne, cependant, en 2024, à ne pas se payer de mots, à prendre les distances avec les cadres de pensée dans lesquels nous évoluons le plus souvent sans savoir ce que nous faisons, et enfin à ne pas jouer à la révolution.

 ---

En écho à ­­La Grande Peur de juillet 1789, paru en mars 2024 aux éditions Tallandier.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.