Un pluriel bien singulier : « les propriétés » dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
Chacun sait que la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 est l’un des fondements de nos institutions républicaines. La Constitution de 1958 le rappelle explicitement dans son préambule. Même si le flou des articles est régulièrement relevé (la première phrase de l’article 4 est exemplaire : « la liberté consiste à pouvoir faire ce qui nuit pas à autrui ») le texte paraît gravé dans le marbre.
Les conditions de la rédaction sont négligées et il faut être juriste ou spécialiste de la période pour apprécier les combinaisons qui ont débouché sur la déclaration adoptée le 26 août 1789, acceptée par le roi le 5 octobre, portée par les lettres patentes du 3 novembre, avant d’être enfin installée en préambule de la constitution en août 1791.
Justement lors des débats du 8 août 1791, la déclaration de 1789 subit quelques modifications parmi lesquelles on ne retient ici que celle qui concerne l’article 17. L’article est alors libellé ainsi, recevant sa forme définitive - et finalement seule connue :
« La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. »
Nul ne s’en étonne quand il ne sait pas que ce qui a été retenu au soir du 26 août 1789 commençait ainsi : « Les propriétés étant un droit.... » et que ce pluriel a été ensuite constant dans les publications qui ont eu lieu pendant les deux années suivantes. Or c’est le singulier qui avait été initialement proposé le matin du 26 août, avant d’être transformé en pluriel le soir par le bureau de l’Assemblée, pour devenir le texte accepté par le roi et publié notamment par le Bulletin de l’Assemblée nationale du 9 novembre 1789, LXXXIV, page 3. On notera au passage que l’article 2 était resté inchangé, la propriété (au singulier donc) étant avec la liberté, la sûreté et la résistance à l’oppression, un des quatre droits « naturels et imprescriptibles de l’homme ».
Pour les juristes Stéphane Rials et Julien Jeanneney l’adoption du pluriel aurait été l’œuvre du comte Stanislas de Clermont-Tonnerre sans doute pour pouvoir faire considérer les droits féodaux, soit disant abolis depuis la nuit du 4 août, comme propriété – permettant d’en limiter les applications. On sait que les résistances paysannes eurent raison de ces droits, qui demeurèrent peu ou mal payés jusqu’en 1793, quand ils furent vraiment abolis.
C’est donc le 8 août 1791, à l’occasion de la rédaction de la constitution qui allait être précédée par la déclaration des droits, que Roederer (qui mériterait plus d’attention qu’on ne lui accorde aujourd’hui) obtint que le mot « les propriétés » soit remplacé par « la propriété ». Il souligna qu’il ne pouvait pas s’agir d’une « simple erreur d’impression » si bien que la modification peut être comprise comme un gage donné à la gauche de l’Assemblée - pour faire lui faire oublier la récente fuite de la famille royale arrêtée à Varennes et lui faire avaler le maintien du roi sur le trône.
Si l’on mentionne, en outre, que le pluriel accordé aux « propriétés » n’avait pas été considéré comme un obstacle par l’Assemblée quand elle décida la mise des biens de l’Église à la disposition de la Nation, parce que le poids de la dette justifiait la mesure, ce petit épisode juridico-politique porte leçon. Il devrait inciter à intégrer dans les réflexions philosophico-historique les jeux politiques, les alliances tactiques et les demandes collectives, et éviter de gloser imprudemment sur la signification des événements de 1789 – ce qui conduit à considérer que l’histoire des idées, peu attentive aux protagonistes et à leurs initiatives, ne peut pas expliquer les ruses multiples de l’histoire, telle qu’elle se vit et se bâtit.
Il me semble enfin difficile d’accepter telle quelle la fameuse phrase de Hegel assurant sans hésitation que « la pensée, le concept du droit se fit tout d’un coup valoir et le vieil édifice d’iniquité ne put lui résister », donc de croire aux vertus du « superbe lever de soleil », vu par Hegel, comme à celles du « grand soir » cher à d’autres penseurs.
Jean-Clément Martin
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Voir
Stéphane Rials, La déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Paris, Pluriel, 1988, p. 267-269.
Julien Jeanneney, « La Révolution mise en ordre. Sur la pensée constitutionnelle de Roederer », Jus Politicum, 2020, 24, p. 273-303 (p. 280),
et la préface de Pierre-Louis Roederer, Écrits constitutionnels, Paris, Dalloz, 2022.