Jean-clément MARTIN (avatar)

Jean-clément MARTIN

Historien

Abonné·e de Mediapart

104 Billets

0 Édition

Billet de blog 17 mars 2017

Jean-clément MARTIN (avatar)

Jean-clément MARTIN

Historien

Abonné·e de Mediapart

Des bonnes relations entre Droit et Histoire à propos de la notion de génocide

A propos de la notion de génocide et du livre de Jacques Villemain, Vendée 1793-1794, il n’y a pas lieu d’accepter une mise en cause des méthodes historiques mais à en retenir les injonctions à maîtriser les sources, les arguments et les qualifications, pour que la vérité historique et la vérité judiciaire puissent continuer leur dialogue et que l'on évite de relancer une polémique idéologique.

Jean-clément MARTIN (avatar)

Jean-clément MARTIN

Historien

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Des bonnes relations entre Droit et Histoire à propos de la notion de génocide

et à propos du livre de Jacques Villemain, Vendée 1793-1794, Editions du Cerf, 2017, 305 pages, 24 euros.

Comment faut-il s’aventurer dans une discipline intellectuelle avec les instruments empruntés à une autre ? C’est la question qui est posée par l’Auteur, juriste, à propos de la guerre de Vendée et du débat autour du « génocide ». Il le fait certes à raison, mais aussi sans précaution et modestie, si bien que ce livre ravive une polémique, à partir d’arguments contestables et qu’il convient de revenir à une lecture respectueuse des méthodes historiques.

L’argument essentiel du livre tient à l’utilisation par les historiens – dont je suis - de la notion juridique de « génocide », après qu’elle a été réélaborée et mise en œuvre dans les procédures du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie, pour le Rwanda et de la Cour Pénale Internationale. L’évolution de la jurisprudence a profondément modifiée la définition qui avait été proposée par R. Lemkin et celle qui fut adoptée ensuite par l’Assemblée générale des Nations Unies. L’Auteur relève que les éléments de jugement employés par les historiens ne prennent pas suffisamment en considération ces mutations et continuent de se référer au génocide commis par l’Allemagne nazie sur les Juifs pour tirer des éléments de comparaisons, en recherchant une intention idéologique marquée, une administration étatique, une définition claire de la population persécutée, toutes caractéristiques que les génocides récents n’ont pas possédées.

L’examen qu’il effectue sur ces bases de la guerre de Vendée mérite l’attention, puisqu’il remet en cause l’usage des notions de « crimes de guerre », « crimes contre l’humanité » et « génocide » pour conclure qu’en 1793-1794 il aurait eu ces trois types d’Entreprises Criminelles Concertées de mars 1793 à octobre 1793 et janvier 1794.

                                                   ***

La première difficulté de sa démonstration tient à la faiblesse des arguments tirés de l’histoire. Si les historiens adoptent sans réflexions suffisantes les critères de définition des crimes, l’Auteur ne s’embarrasse pas de précautions pour appuyer son jugement d’exemples jugés déterminants : telle citation d’un soldat, tel extrait de lettres, tel mot d’un représentant en mission, évidemment telle phrase de Robespierre, considéré comme le maître du pays…, comme si tout élément faisait sens pour qualifier la Révolution dans son ensemble et surtout dans sa complexité et ses contradictions.

Pour prendre un exemple particulièrement important, il interprète sans aucune connaissance des faits  les décrets du 19 mars 1793, du 1er août 1793 et du 1er octobre 1793. Lorsque le décret du 19 mars 1793 crée la notion de hors-la-loi avec une procédure expéditive pour la comparution et l’exécution sous 24 heures des personnes concernées, il ne suffit pas de citer l’étude du juriste Eric de Mari en oubliant ce qui en fait l’importance, la loi initialement prévue contre les Bretons insurgés a été appliquée de façon pragmatique par des juges selon les circonstances et les lieux concernés, si bien que la loi, contrairement à ce qui est assuré p. 61 ne visait pas les « Vendéens » [1]. Il ne suffit pas non plus de relever que la loi du 1er août a été prise dans la précipitation et dans l’emphase avec l’invocation de la nécessité de « détruire la Vendée » proclamée à plusieurs reprises par Barère, si l’analyse néglige la fonction que ce discours et ce texte jouent dans la lutte à mort engagée entre les factions révolutionnaires, Montagnards contre sans-culottes, mais aussi Montagnards au pouvoir et anciens girondins et anciens dantonistes qui peuplent les bancs de l’Assemblée, les instances administratives départementales et pour une partie les hauts grades militaires.

Que la loi du 1er octobre soit mal écrite, redondante et irréaliste, puisqu’elle réclame l’arrêt de la guerre de Vendée, ne dit rien de l’état mental des Conventionnels, comme le sous-entend l’Auteur mais tout de leur incapacité à diriger effectivement la conduite de la guerre. Ajoutons qu’il est inutile d’invoquer le décret du 7 prairial an II qui avait décrété de mettre à mort les prisonniers anglais ou hanovriens quand on ne sait pas les raisons politiciennes qui provoquèrent sa rédaction. Toutes ces lois ne sont pas des normes mais des armes pour éliminer des adversaires politiques révolutionnaires. Qu’elles soient des bricolages juridiques et que leurs effets aient été terribles est une évidence, que j’ai contribué à établir[2], il est cependant inapproprié d’en tirer des lectures idéologiques aussi réductrices et fausses.

L’histoire n’est sans doute pas une science dure, comme le souhaiterait l’Auteur qui serait prêt à décerner le qualificatif à l’archéologie au motif que les pierres et les os ne mentiraient pas ; elle n’en a pas moins ses exigences et surtout sa connaissance des temps antérieurs sur lesquels il est illusoire de plaquer des considérations actuelles. Que les armées révolutionnaires n’aient pas fait de distinction entre combattants et non-combattants dans la répression, en violation de l’article 8 de la loi du 1er août 1793, censé protéger les femmes, les enfants et les vieillards, est une évidence, que j’ai régulièrement rappelé. Qu’il n’y ait pas d’excuses à chercher est une autre évidence.

Cependant, l’étude du passé apprend que la distinction n’a guère de sens dans les armées de l’époque, où les femmes et les jeunes adolescents sont mêlés aux troupes et font éventuellement le coup de feu si nécessaire, ou surtout ils servent d’aides de camp, d’émissaires, d’espions. C’est encore plus vrai dans tous les cas d’insurrections locales et régionales, quand des rébellions mobilisent des villages ou des bourgs et qu’elles s’affrontent à des soldats venus d’ailleurs, incapables de parler la langue vernaculaire et persuadés, à juste titre le plus souvent, d’être environnés d’ennemis cachés sous les vêtements quotidiens. Le guasto pratiqué pendant les guerres d’Italie estsuffisamment attesté dans toute l’Europe moderne pour que nous sachions que la Vendée n’a été qu’un exemple parmi d’autres. Sous d’autres formes, avec autant d’intensité, ce genre de pratique a été mené dans les derniers siècles sur tous les continents. Il suffit de penser à la guerre menée au Viet Nam et aux débordements qui eurent lieu pour comprendre à quel point cette triste réalité est universelle et ne peut pas être tenue pour discriminante pour la Vendée.

De la même façon, il n’est pas besoin de s’étonner du flou juridique autour du mot « brigand » qui est retenu pour qualifier les insurgés. L’Auteur le note lui-même, les révolutionnaires continuent de recourir à une qualification vieille comme le monde et déjà employée par la monarchie. Mais la conséquence la plus importante n’est pas tirée. Il n’y eut pas que la Vendée, et loin de là, à posséder ses « brigands » qu’il fallait détruire. Le moindre examen des textes émanant du Comité de Salut public montre sans beaucoup chercher que des « brigands » sont traqués partout en France. Il y a bien là, et c’est un trait de l’époque, une culture de la mort, comment appeler ça autrement, qui est partagée par tous et qui ne disparaît sans doute pas avant les années 1840-1850, voire 1870. Reste que cette violence commune n’est pas l’apanage d’un régime ou d’un groupe, il suffit de voir, événement bien connu, ce que furent les massacres de Machecoul (Loire-atlantique) en mars 1793 pour comprendre qu’entre deux populations proches, distinctes sur des questions apparemment limitées de pratiques religieuses et d’habitudes de vie quotidienne, couvait une haine qui fit que, profitant du changement politique, les voisins tuèrent les voisins – à vrai dire comme au Rwanda ou en ex-Yougoslavie - les arguments idéologiques se surimposant à ces actes.

                                                               ***

Il n’est pas contradictoire d’écrire, comme l’Auteur me le reproche expressément, que la région Vendée était tout à la fois comparable à toutes les zones marquées par une identité communautaire forte qui la différenciait des zones urbaines, engagées dans la modernité, sans que cela crée une identité particulière spécifique. La « région-Vendée », appellation certes compliquée mais qu’il conviendrait d’employer plutôt que « Vendée » qui crée beaucoup de confusions, fut par contre bien créée par les révolutionnaires parisiens en mars 1793 à l’occasion de discussions opposant Girondins et Montagnards. Toute autre identité est illusoire. En revanche, je maintiens que je ne comprends toujours pas que l’Auteur ne s’intéresse pas à la répression des Basques, déportés parce que basques en 1794, aux Catalans pourchassés parce que ne parlant pas français, voire aux Alsaciens germanophones qui furent persécutés[3].

Dans ce maelström, il n’est pas possible, comme l’Auteur l’assure, de trouver une ligne politique claire. Sa démonstration ne retient des exactions, bien connues et dénoncées par des historiens républicains depuis plus d’un siècle, commises par les colonnes infernales que quelques cas les plus cités, sans tenir compte du fait que la moitié de ces colonnes, par l’effet de positions prises par les généraux les commandant, ne s’adonnèrent pas à ces pratiques systématiques et inefficaces. En janvier 1794, comme avant, il n’y avait pas unité de vue, orientations politiques claires, chaînes de commandement établies. Les massacres, destructions et tortures exécutées sont suffisamment documentés pour qu’il ne soit pas possible de les imputer à un courant, à un groupe ou à un gouvernement ni qu’il soit possible de les lier à la désignation d’une population particulière. Ces pratiques, que l’on peut retrouver dans l’Italie des années 1797-1815, dans l’Espagne de 1808-1809 sont dépendantes du climat de la guerre, des rivalités internes et aussi des jeux politiciens. Même sous le commandement de Turreau, il n’y eut pas de répression systématique dans toute la région-Vendée, notamment là où des représentants en mission, Montagnards pourtant mais jaloux de leurs prérogatives, empêchèrent le passage des troupes – j’ajoute que je ne tire de ces faits aucun argument moral ou politique.

Les arguments du juriste sont peu appropriés en l’occurrence pour rendre compte de la politique suivie par les Conventionnels à propos de la guerre de Vendée. Ils n’ont pas le contrôle des armées commandées par des généraux qui dépendant du ministère de la Guerre, dépendant des sans-culottes. La situation est à l’évidence acceptée par Robespierre, et d’autres membres du comité de Salut public, jusqu’en décembre 1793, avant qu’il s’oppose à la déchristianisation et qu’il remette en cause les mesures prises à Lyon et à Marseille, puis à Nantes. La mise en place du gouvernement révolutionnaire à ce moment précis correspond à l’écroulement du pouvoir sans-culotte lié à la disparition des armées qui ont affronté et anéanti les Vendéens partis outre-Loire. En revanche, la guerre n’est pas achevée au sud Loire, alors que les Bretons entrent à leur tour en insurrection ouverte.

J’arrive à penser que la politique suivie par la Convention a été un calcul cynique, puisque après mars 1794, elle n’a plus à craindre pour sa survie immédiate, les deux menaces représentées par les Vendéens et par les sans-culottes étant dorénavant contenues – mais pas supprimées, on sait que les Vendéens, toujours dangereux, obtiendront une paix de la République en 1795, et que les sans-culottes se révolteront la même année. Les massacres dans la région-Vendée résultent de ce que la guerre fut une guerre « politique », comme on dit un procès « politique », provoquée pour résoudre des des rivalités politiciennes. Ce n’est certainement pas une réponse digne du droit, sauf à rappeler l’évidence que c’est la force qui fonde le droit et que seule l’histoire est capable d’en établir la généalogie.

                                                               ***

Ce rappel du point de vue de l’histoire doit s’accompagner de trois autres mises en garde. Qu’il faille tenir compte comme l’Auteur l’assure à raison de l’évolution de la jurisprudence sur le génocide, doit obliger à prendre aussi en compte, en retour, l’épaisseur historique qui a présidé à cette mutation. La transformation du droit est advenue sous la pression de la communauté internationale, en réaction aux événements. Le point de vue du juge, ni même du législateur n’est pas supérieur à celui de l’historien ; en dernier recours c’est même ce dernier qui est capable d’expliquer et de comprendre les changements des normes juridiques. Il suffit de suivre les hésitations du droit international sur le génocide pour perdre toute prétention à dire la vérité de cette façon absolue[4].  

Reconnaître qu’une notion juridique est le produit de compromis et de négociations, implique qu’on ne l’utilise pas en toute naïveté. Depuis des années, des chercheurs comme Jacques Sémelin ou David Scheffer récusent l’usage simpliste du mot « génocide » pour lui préférer le mot de « massacres » ou « crimes atroces » pour éviter les débats sans fin liés à la volonté de qualifier telle abomination de génocide[5]. Pourquoi  l’Auteur tient-il absolument à cette qualification sauf pour entrer dans un débat étranger à l’histoire ? Il suffit de rappeler les propos de Jacques Hussenet, directeur d’une synthèse consacrée à la guerre de Vendée, estimant que le mot génocide n’ajoutait rien à la compréhension de la réalité pour douter de l’intérêt de ce retour sur une question maintenant bien établie[6].

Enfin se revendiquer de la justice pénale exige qu’on en respecte la règle fondamentale : l’arrêt des poursuites dès lors que le justiciable est décédé – même en présence d’héritiers du poursuivi comme de la victime. C’est donc en droit qu’il n’est pas possible d’entamer une discussion sur des actes commis il y a deux cents ans, et qu’aucun jugement ne peut être prononcé. Dans ce cas, seule l’histoire est capable de donner sa vérité, qui est par définition toujours révisable, au gré des révisions inévitables des méthodes et des approches que chaque génération d’historiens adoptera, loin du précepte qui veut que chose jugée soit tenue pour vérité. Pour toutes ces raisons, il n’y a pas lieu d’accepter cette mise en cause des méthodes historiques mais à en retenir les injonctions à maîtriser les sources, les arguments et les qualifications, pour que la vérité historique et la vérité judiciaire puissent continuer leur dialogue dans un souci de réciprocité et de confiance[7].


[1] Eric de Mari, La mise hors de la loi sous la Révolution française (19 mars 1793 - an III), une étude juridictionnelle et institutionnelle, Paris, LGDJ, 2015.

[2] J.-C. Martin, La guerre de Vendée, Paris, Seuil, 2014.

[3] Je renvoie à ma Nouvelle Histoire de la Révolution française, Paris, Perrin, 2012, pour les descriptions des répressions dans les différentes régions françaises, notamment dans le Sud-Est pendant toute la période.

[4] Eric de Weitz, « Génocide », in C. Delacroix et alii., Historiographies, Paris, Folio Histoire, 2010, T. II, p. 1046-1061.

[5] Jacques Sémelin, Purifier et détruire, Paris, Seuil, 2005.

[6] Jacques Hussenet (dir.), « Détruisez la Vendée ! », La Roche-sur-Yon, Centre vendéen de recherches historiques, 2007.

[7] Voir le dossier « Vérité historique, vérité judiciaire » que j’ai coordonné avec J.-P. Le Crom, dans la revue Droit et Société, 1998, n°38, et l’article « La Démarche historique face à la vérité judiciaire », p. 13-20.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.