A propos du livre de Claude Quétel Crois ou meurs ! Histoire incorrecte de la Révolution française, Paris, Tallandier / Perrin, 2019, 510 p.
Claude Quétel est bien connu pour ses travaux sur la France de la monarchie, comme sur la seconde guerre mondiale, en liaison avec ses fonctions de direction exercées auprès du Mémorial de Caen. Sa lecture très critique de la Révolution est tout aussi connue. En témoigne, par exemple, son interview par la radio RCJ[1], quand d’emblée il récuse les positions de François Furet en considérant qu’il n’est pas possible de distinguer deux révolutions, l’une bonne, celle de 1789 et des Droits de l’Homme, l’autre, celle de 1793 et de la Terreur. Pour C. Quétel, toute la Révolution et ses prétentions à l’invention des Droits de l’Homme sont condamnables sans rien pouvoir sauver.
C’est l’essentiel de la leçon de ce livre qui voit la Révolution comme un « épisode exécrable, de bout en bout, de l’histoire de France. Elle ne fut pas le magnifique soulèvement de tout un peuple mais une folie meurtrière et inutile, une guerre civile dont la mémoire continue aujourd’hui encore à diviser fondamentalement les Français » (p. 15). Cette position est tenue d’un bout à l’autre de l’ouvrage commencé par un chapitre intitulé « le poison du philosophisme ». La Révolution est ainsi résumée à l’action des « philosophes » qui ont entretenu l’opinion dans la croyance que « l’utopie » était possible. La faiblesse du roi a fait le reste. L’utopisme imposé par « L’Homo ideologicus » a installé une société « d’essence totalitaire » (p. 20) qualificatif qui sera appliqué à l’Assemblée nationale (p. 133), aux députés jacobins (p. 214, 267).
Les Etats généraux ont donc ouvert la boîte de Pandore (p. 69) et précipité la France dans le désastre. L’incompétence des élus du TE a été le facteur déterminant dans cette invention, puisque c’est leur « coup de baguette magique » qui dès la mi-juin est déterminante (p. 78). La loi martiale, d’octobre 1790, est donc un pas vers la Terreur, parce que le « jacobinisme dirige tout » (p. 134,138). La « mécanique infernale » est donc en place et personne n’y échappe puisqu’il s’agit bien d’une rupture totale avec la tradition et la religion - trait qui vise d’abord les Girondins, connus pour leur athéisme (p. 214). Tout change bien entendu quand les Jacobins prennent le pouvoir. Les sans-culottes ne sont que leur « masse de manœuvre » (p. 217) et Robespierre a senti que « le fruit est mûr et prêche soudain pour la déchéance de Louis XVI » (p. 222). Le vote fatidique du 17 janvier 1793 s’achève sur « 387 voix pour la peine de mort, 334 contre ». Le recomptage du lendemain, donne « 361 voix pour la mort et 360 contre » (p. 250). Chiffres dont on reparlera.
La Terreur s’installe sous la conduite de Robespierre, malgré la désertion des soldats (p. 259), contre l’insurrection de la Vendée, provoquant des massacres qui seront cachés (p. 366). L’auteur fait le récit, bien connu, des luttes intestines parmi les Conventionnels, scandées par les massacres et la guillotine. La Terreur s’arrête, comme il se doit, à l’arrêt de Thermidor, annoncé par la coalition contre Robespierre. Sans plus de novation, le récit reprend les démonstrations données depuis des lustres sur les thermidoriens, leurs règlements de compte et leur faillite, mais aussi leur façon de solder la Révolution : les royalistes apparaissent après 1795, le bilan de la guerre de Vendée est tiré et la Révolution est définitivement un bloc considéré comme achevé - et détruit – par le coup d’Etat de Napoléon.
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En quoi cette histoire est-elle « incorrecte » comme le veut le sous-titre ? Pour l’auteur, elle l’est parce qu’elle prend le contrepied des histoires admises, classique (ou marxiste) ou révisionniste, comme si, en ce début de XXIe siècle, l’historiographie se partageait uniquement en deux courants. Déjà au moment du bicentenaire, les ouvrages de J. Tulard, de J. Godechot et de D. Guérin, pour tenir compte très cavalièrement de l’étendue de l’éventail, attestaient pourtant de la diversité des approches, qui s’est accrue par la suite s’ouvrant à de nouvelles perspectives, à commencer par l’histoire des femmes et du genre, et celles des colonies, toutes deux considérées comme particulièrement impertinentes voire carrément incorrectes par certains courants ! Le livre de C. Quétel s’inscrit exactement dans la tradition illustrée par Taine, avec ses Origines de la France contemporaine, dont il reprend les grandes lignes, ainsi que des livres de Cochin et de Gaxotte, dénonçant les philosophes (ici le « philosophisme ») et le jacobinisme – ce dernier jamais expliqué, toujours invoqué, qui disparait mystérieusement après avoir exercé une prééminence absolue !
La caractéristique majeure du livre tient dans les certitudes affirmées. Toute la révolution repose sur une cause unique, la contestation des philosophes relayée par les jacobins, aidée en quelque sorte par la faiblesse du roi. En aucun cas, les crises économiques et sociales ne jouent de rôle, encore moins les volontés réformatrices de la monarchie et les refus des « privilégiés », ou dit autrement la crise ouverte par l’opposition à la centralisation administrative et politique. Inutile de chercher le rôle dévastateur des critiques envers le couple royal et des rivalités dans la Cour, comme de vouloir comprendre le jeu compliqué des courants rivaux dans l’Eglise catholique et des remises en cause de la société que les jansénistes (pour faire bref) réclamaient. Que la révolution ait pu commencer outre-Atlantique et transiter dans tous les pays environnants, n’est pas prise en compte non plus pas plus que les répercussions compliquées de l’intervention du pays dans la guerre d’indépendance américaine ou dans les conflits politiques aux Pays-Bas et dans les provinces « belgiques » de l’Empire.
Ainsi il aurait suffi que le mauvais esprit qui a inspiré les cahiers de doléances soit libéré par l’ouverture de Etats généraux remplis d’incompétents dangereux pour provoquer l’écroulement de tout l’édifice. Il y aurait alors certainement à réfléchir, dans cette perspective, sur la faiblesse intrinsèque de la monarchie balayée si rapidement, en relevant que précisément les monarchies environnantes, soumises elles aussi aux mêmes influences, allaient résister et même rétablir en 1815 une Europe monarchique. Il est paradoxal que l’auteur n’ait pas tenu compte de cette compréhension des faits, qui allait finalement dans son sens pour s’en tenir opiniâtrement à sa condamnation de « l’utopie » révolutionnaire tout en assurant qu’elle ne fut qu’un mythe et un échec et que ses retombées sont aujourd’hui disparues.
On n’en finirait pas de relever les événements oubliés alors qu’ils ont été déterminants, à commencer par l’émeute de Rennes de janvier 1789, si importante pour l’Ouest mais si révélatrice de la cassure entre les anciennes élites et les nouvelles, annonçant toute la décennie et même l’essentiel du XIXe siècle. A cela s’ajoute les présentations contestables. L’annonce du verdict condamnant le roi à la mort est un bon exemple. L’auteur donne d’abord les chiffres les moins contestables (387 pour la mort et 344 pour la détention ou la mort avec condition, ce qui est déjà à rappeler) puis ajoute que le recomptage donne 361 contre 360. La présentation a été faite effectivement au lendemain du scrutin – et elle est reprise régulièrement pour insister sur LA voix qui a été déterminante, qui aurait été celle de Philippe Egalité. Mais c’est amalgamer toutes les voix qui étaient favorables à la détention, à la mort sans condition ou à la mort avec l’éventualité d’un délai pour souligner la faiblesse de la majorité. L’argument est purement polémique. Car un autre calcul est possible et plus révélateur : en additionnant tous les votes réclamant la mort (immédiate, avec délai ou sous condition) le total est de 431 contre les votes pour la détention ou l’expulsion qui n’atteignent que 290 !
Relevons aussi la notation rapide de la p. 366 : « Jusqu’alors, rien ou presque n’avait filtré à Paris des épouvantables massacres de Lyon, de Nantes… Toute l’information était sous l’étroit contrôle des patriotes ». Que faire alors des pétitions des femmes de Lyon qui arrivent à la Convention et participent au rappel des représentants en mission, tout comme le rappel de Carrier à Paris provoqué par les informations venus des Nantais et de l’envoyé de Robespierre, nouvelles qui sont discutées – certes avec beaucoup d’imprécisions – dans les rues de Paris en ces jours de janvier-février 1794 ! La « Terreur », peu importe les incertitudes de la politique, les jeux compliqués des groupes accaparant le pouvoir, les manipulations des Conventionnels et enfin cette invention d’un régime, la terreur a une densité, un poids, une réalité indéniables en tous points comparables avec la terreur bolchevique – voire nazie.
Dans la vision des choses proposée par ce livre, toute complexité disparaît. Il est impossible ici de citer tous les événements et toutes les circonstances qui entraînèrent la Révolution dans des situations totalement imprévues, ce que Saint-Just, Robespierre et Mallet du Pan appelèrent « la force des choses ». Ce furent ces rouages qui engagèrent le pays dans la réforme totale du pays (en s’appuyant sur ce qui avait été lancé depuis les années 1780), dans la guerre contre l’Europe (en profitant du nationalisme affirmé depuis la guerre de Sept ans et qui allait s’affirmer durablement pendant tout le siècle suivant), dans la redistribution des biens de l’Eglise (qui ne sera pas remis en cause ensuite), dans les expériences politiques les plus violentes (peu différentes d’ailleurs de ce qui s’était passé aux Etats-Unis, de ce qui allait se passer en Irlande en 1797-1798, sans parler de la façon dont la guerre d’Espagne allait se mener après 1808). Invoquer une linéarité ou une causalité unique interdit de facto de faire de l’histoire. A propos de la période révolutionnaire, c’est se cantonner dans d’emblée dans un récit biaisé. Pour ne prendre qu’un exemple, ne pas accorder une place aux rivalités entre Jacobins et sans-culottes, et considérer des derniers comme des auxiliaires peu évolués, à la botte des premiers, est se fourvoyer, comme en n’accordant pas d’attention aux multiples formes que « la » Contre-révolution a pu recouvrir.
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L’objectif du livre n’est certainement pas de proposer une histoire analytique de la période révolutionnaire, mais bien de souffler sur les braises toujours chaudes de la fascination pour la Révolution considérée comme naissance catastrophique de la modernité. Je suis, sans surprise à vrai dire, pris à partie par deux fois. La première est liée à mon refus de considérer que la répression de la guerre de Vendée puisse être assimilée à un génocide. L’auteur se demande s’il « faut […] nécessairement une étiquette, un label aux atrocités commises en Vendée par les armées de la République ? Pour les victimes, les enfants tués dans les bras de leurs mères, cela ne fait pas une grande différence » p. 405 ? Que ne pose-t-il pas la question à R. Sécher qui promut la notion de génocide ! Je plaide, à l’inverse, pour qu’on se « contente » des notions de crimes de guerre ou contre l’humanité (comme d’ailleurs d’autres auteurs « vendéens » comme J. Hussenet, Détruisez la Vendée, 2007) et j’insiste sur le nombre élevé des victimes depuis trente ans.
La deuxième plus étonnante est que j’ai employé l’image du « creuset national » pour parler de la Révolution (p. 478). Mais s’il faut revenir au sens des mots, comme l’auteur le souhaite, parler d’un creuset est simplement dire que c’est dans cette période 1789-1799 que la nation a été reformée, recomposée, et que c’est le brassage violent qui a eu lieu, qui a généré des habitudes et des attitudes, des souvenirs et des fidélités, qui ont littéralement irrigué la vie collective pendant deux siècles. C’est bien ce creuset qui a opposé durablement droite et gauche, Révolution et Contre-Révolution, laïcité et catholicisme…, clivages qui continuent encore de garder une efficacité, même si nous sommes entrés dans un autre monde (je renvoie à mon Les Echos de la Terreur, Belin, 2018). Je me suis suffisamment insurgé contre toutes les analyses borgnes qui refusaient d’intégrer les mouvements hostiles à la Révolution (d’ailleurs laquelle) et je me suis suffisamment appliqué à l’étude de la Contre-Révolution (voir le Dictionnaire de la Contre-Révolution de 2011, Perrin) pour parler de creuset au sens où tous les éléments ont été ajoutés pêle-mêle pour créer une nation inédite.
Il n’y a pas là de « condamnation » de la monarchie (que je ne me résous pas à appeler Ancien Régime), il y a simplement prise en considération d’un état de fait – qui n’a pas empêché que le souvenir de la Vendée dure et finalement s’impose au moment du bicentenaire dans l’opinion nationale ! (je renvoie à La Vendée de la Mémoire, qui va reparaître en septembre avec deux chapitres qui suivront les années 1980-2018).
Décidément l’idéologie ne vaut rien à l’histoire.
Jean-Clément Martin
Juillet 2019