Nous avons changé de disque-monde !
A propos du Dictionnaire de la Fantasy, sous la direction d’Anne Besson, Paris, éditions Vendémiaire*, 2018, 441 pages.
Il n’est pas sûr que tout le monde sache exactement ce qu’est la « fantasy », mais suffit-il d’évoquer Harry Potter ou Le seigneur des Anneaux, voire la série Games of Thrones, ou encore le jeu vidéo Donjons et Dragons pour que les idées soient plus claires ?
La « fantasy » se décline dans des romans, des films, des jeux vidéo, des bandes dessinées… en mêlant des elfes, des sorciers, à des chevaliers, des paysans et des dragons dans des décors largement inspirés par l’imagerie médiévale - médiévaliste conviendrait mieux - pour raconter des histoires où réel et surnaturel se conjuguent. Or il convient surtout de ne pas traiter avec condescendance ce livre qui s’occuperait d’un univers un peu délirant, mais qui, tout au contraire, traite d’un domaine important de notre vie globalisée de ce XXIe siècle.
Les limites de la fantasy sont indécises : elle se distingue de la « science-fiction » qui s’inscrit clairement dans d’autres mondes, comme elle s’éloigne de la littérature historique, obligée de garder une fidélité, même approximative, à ce qui s’est réellement passé. Elle a ses rencontres et ses prix, Imaginales et de l’Imaginaire ; elle mérite indiscutablement qu’on lui consacre ce premier dictionnaire et.
Le genre se situe à l’intersection des traditions venues des contes et des publications fantastiques, notamment celles qui virent le jour à la fin du XVIIIe siècle et dans le XIXe siècle romantique. C’est surtout une nébuleuse incroyablement active et inventive, qui a un lectorat important chez les adolescents – adolescentes surtout - et les jeunes adultes, ce qui en fait un phénomène social de notre époque.
C’est à sa présentation qu’est consacré ce dictionnaire dirigé par Anne Besson, professeur de littérature à l’Université d’Artois, spécialiste de ce domaine. Elle s’est entourée d’une quarantaine d’auteurs, à commencer par William Blanc, connu par ses livres sur la légende arthurienne et les super-héros, avec d’autres universitaires (comme Stéphane Rolet auteur d’une monographie sur Game of Thrones, Marc Rolland qui est aussi romancier, et des doctorants), des auteurs de fantasy (Charlotte Bousquet, Jean-Philippe Jaworski..) des bénévoles enthousiastes, une traductrice et auteure (Mélanie Fazi), un écrivain, scénariste, musicien et concepteur de jeux de rôles (John Lang)… soit une équipe en accord avec le genre.
Autour de 150 notices, de deux à cinq ou pages chacune, augmentées parfois de « points de vue » chargés de prendre plus de hauteur philosophique ou méthodologique, vont de « Amour » à « Terence Hanbury White » en passant par « Barbares », « Dragon », « Epée » et « Empire », « Femme », « Loi et Chaos », « Politique », « Religion », ou encore « troll », sans compter les notices dédiées à des auteurs comme G.R.R. Martin, M.J. Moorcock, T. Pratchett ou J.K. Rowling (Harry Potter), sans oublier les ancêtres, J.R.R. Tolkien ou C.S. Lewis.
Sans doute faut-il être bon connaisseur pour suivre le dédale des œuvres citées dans certains articles soucieux de dresser un panorama précis des productions marquantes. Sans doute peut-on regretter que des références à d’autres cultures (en Allemagne, au Japon) ne soient pas faites plus systématiquement et que des pistes soient entrouvertes seulement (autour de la reconstitution notamment à partir du « cosplay » à découvrir pour les non-initiés, mais il faut éviter d’être un « troll » et de « spolier ».) Si l’on veut bien reconnaître simplement que l’on a été inattentif à ce qui s’est passé sous nos yeux et qu’il reste à se documenter, le dictionnaire ouvre des perspectives vertigineuses et des pistes de réflexion pour comprendre notre époque.
Au travers de plusieurs articles consacrés aux contes, aux préraphaëlites, au fantastique, à la science-fiction, le genre hybride, protéiforme, qu’est la fantasy, est bel et bien une réponse à la modernité – aux modernités - que ce soit celle qui a été provoquée par l’horreur de la première guerre mondiale, ou celle qui naquit devant l’essor de la société industrielle, ou encore en réaction aux menaces totalitaires. Sans doute faudrait-il remonter, ce que le dictionnaire ne dit pas aussi clairement, aux bouleversements de l’époque révolutionnaire, à la fin du XVIIIe siècle, qui vit naître le goût du Moyen-Âge, de son merveilleux capable de faire oublier la trivialité et la brutalité des temps nouveaux. Ceci explique que la fantasy puisse avoir des accents apocalyptiques, ou porter des critiques devant l’expansion des empires destructeurs de la vie communautaires (« empire » et « moyen-âge » sont à lire dans cette perspective). L’engouement de toute une jeunesse mondiale pour la fantasy est à prendre avec tout le sérieux nécessaire pour comprendre une angoisse partagée et un rapport au « réel » inédit.
C’est ainsi un regard neuf qui est porté sur notre XXIe siècle, au travers de l’article « religion » et du point de vue qui s’y rapporte, qui permet des réflexions pertinentes autour de la religiosité, du besoin de sentiment religieux autour de la « sur-nature ». On lira aussi avec profit les articles dédiés aux « femme » et « femme guerrière » montrant toute l’évolution des rôles genrés jusqu’à aujourd’hui. L’entreprise représentée par ce dictionnaire est parfaitement justifiée : la fantasy est bien l’une des voies par lesquelles des millions de jeunes gens vivent, aujourd’hui, un rapport particulier au passé – aux passés, conviendrait sans doute mieux –. Last but not least, un cahier iconographique très réussi renvoie à des problématiques essentielles.
La fantasy ne peut pas être considérée comme une curiosité mais elle doit être comprise vraiment un élément essentiel des univers mentaux partagés par une partie importante de la population du globe. Il est urgent de la prendre en considération et d’apprécier cette mutation mondialisée des perceptions. C’est notre relation à l’Histoire (aux histoires) qui est remise en cause par une génération qui s’est sans doute déconnectée de tout ce qui est véhiculé par la génération des « grands-parents ». Décidément nous avons changé de disque-monde !
Jean-Clément Martin