Répondre aux « gilets jaunes » : oui, mais surtout voir plus large.
On connaît le proverbe : « quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt ». J’ai toujours pensé que l’imbécile n’avait pas complètement tort. Avant d’examiner quoi que ce soit, il est bon de savoir pourquoi on s’y intéresse. Les « gilets jaunes » sont une occasion particulièrement urgente pour suivre l’exemple de l’imbécile et voir le doigt qui nous les désigne, plus exactement pour scruter le geste, c’est-à-dire le moment précis pendant lequel se réalise cette monstration. Dit autrement, il faut s’atteler à la compréhension de la conjoncture actuelle et inventer les procédures qui retisseront le lien social mis à mal depuis des décennies. Les gilets jaunes ne doivent pas nous aveugler.
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Ce faisant il ne s’agit ni de dénoncer un complot qui aurait créé la chose, ni de réduire ladite chose à une invention médiatique. On trouvera toujours ceux qui ont lancé la mobilisation, ceux qui l’ont appuyée, ceux qui l’ont montée en épingle, ceux qui l’ont torpillée, quand on aura le temps et que l’événement aura été dépassé, quand il faudra tourner la page et donc désigner des responsables, voire des coupables. Il serait vain de penser qu’un événement quelconque puisse échapper à ce processus, surtout quand il a été aussi imprévu et apparemment hors norme que celui-ci. Il sera aussi toujours possible de discuter les chiffres des militants et des suivistes, les ratios d’hommes et de femmes, de jeunes et de vieux, d’urbains et de ruraux, de pauvres et de riches, d’extrémistes de droite ou de gauche…. Ce genre de débats s’applique uniformément à toutes les manifestations sociales ; il est indispensable, il n’est pas sûr qu’il soit essentiel, ni pour ce cas précis, ni pour les autres.
Il s’agit en revanche de ne pas catégoriser trop vite, de postuler que les « gilets jaunes » sont bien un phénomène identifiable, un objet-en-soi en quelque sorte, qu’ils représentent (ou incarnent) un courant, ou un groupe, en tout cas un ensemble qui a du sens en lui-même, tout aussi fugace et imprécis qu’il puisse être. Disons-le autrement, trop fréquemment revient l’envie de classer : les « gilets jaunes » sont-ils des Jacques (XIV-XVe siècles), des bonnets rouges (XVIIe siècle), des sans-culottes (XVIIIe siècles), des communards (XIXe siècle), ou des fachos (XXe siècle) ? Je n’ai pas (pas encore) vus les « gilets jaunes » comparés aux Chouans (XVIIIe-XIXe siècles), est-ce parce qu’ils entonnent la Marseillaise ? Plus que jamais les analogies sont dangereuses quand elles sont mal maîtrisées.
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Suivre le doigt qui les montre rend possible de prendre en compte le moment précis qui leur a permis d’arriver sur le devant de la scène, d’être des personnages reconnus, des protagonistes, alors qu’ils n’étaient jusque-là que des figurants, voire des doublures de figurants. La question ne porte pas sur l’intrigue de la pièce qui se joue, ni sur le casting des acteurs, mais sur les conditions éphémères qui ont détourné l’attention des scènes ordinaires où se jouaient la politique pour s’arrêter sur tous ces tréteaux d’occasion qui se sont montés aux carrefours, et qui suscitent intérêt voire passion, incrédulité et crainte. Dans cette perspective, il n’est pas sûr (ou pour le dire comme je le pense, il est évident) que ce n’est pas la qualité de la pièce, le professionnalisme de la troupe, ni même sa cohérence, qui ont fait le succès du spectacle. Il a rempli un vide qui était craint, dénoncé et annoncé depuis des années et surtout il est la preuve que ceux qui n’étaient rien sont devenus tout. La formule rappelle celle de Sieyès parlant du Tiers-Etat en 1788, assurant qu’il allait être, à lui seul, la Nation. Souvenir pour souvenir, il ne faut pas oublier que ledit Sieyès n’eut ensuite de cesse que de limiter le rôle politique du peuple des sans-culottes, qu’il contribua à le sortir du théâtre politique en 1799 en aidant Bonaparte à accaparer tous les rôles. La nation fut dédiée à la gloire militaire et le bon peuple destiné à être chair à canon.
Le geste du doigt renvoie à la stupéfaction et à la sidération qui s’installent en voyant naître cette constellation inconnue de gilets jaunes sur les réseaux sociaux, hors des radars. Si une comparaison doit être tentée c’est avec mars 1968, quand le mécontentement des étudiants de Nanterre déclencha trois mois de révoltes et cinquante ans de polémiques ; une autre comparaison serait à faire avec la prise de la Bastille, suite totalement inattendue d’une insurrection contre les péages (l’impôt toujours l’impôt) qui enserraient tout Paris. L’incendie des octrois commença le 13 juillet dans l’effroi provoqué par l’annonce du renvoi d’un ministre, Necker, de l’arrivée de troupes et aussi de la chute des rentes ! Quel « observateur » pouvait s’y retrouver dans un tel amalgame ? Qui pouvait comprendre le lien qui aurait uni les députés opposés à Louis XVI à Versailles, les commis de boutique jetés à la rue par leurs patrons apeurés, les resquilleurs et contrebandiers de toutes espèces qui fraudaient aux portes de la capitale, et les petits bourgeois « patriotes » ?
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Dans les deux cas, 1789, 1968, des poudrières avaient été régulièrement remplies depuis quelques décennies par les espoirs déçus et les ressentiments variés, et sautaient parce que des allumettes venaient de trouver des mèches demeurées bizarrement négligées lors d’occasions précédentes. Faut-il rappeler que depuis 1787 le « peuple » parisien manifestait, provoquant des affrontements meurtriers avec l’armée ? Mais aucune autre manifestation ne s’était produite dans une conjonction qui lui donnait un sens politique inédit et déterminant. Même l’émeute meurtrière d’avril 1789, contre les manufacturiers Henriot et Réveillon, qui dura deux ou trois jours et fit au moins 150 à 200 morts, n’était rentrée en conjonction avec un vide politique, une crise de légitimité, une angoisse collective et un langage revendicatif commun. Il n’y avait pas eu d’alignement des planètes et le mot « révolution » qui tournait pourtant depuis des décennies dans la sphère des idées, désignait toujours d’abord le cours des astres ; en juillet 1789, il allait être utilisé pour parler de ce qui se passait sur terre et il allait dans les deux années suivantes devenir le mot récapitulant tous les événements apparus après le 14 juillet 1789 !
Est-il utile de revenir sur les décennies de déceptions qui ont accumulé partout d’innombrables petites poudrières qui sont actuellement en train d’exploser ? désillusion devant les partis et leur alternance au pouvoir, aggravation des écarts sociaux, rejet et peur devant l’arrivée des migrants et maintien des clivages entre populations d’origines différentes, critique accrue de l’Europe et de l’ogre Bruxelles, désertification des campagnes et rupture des services publics… sans parler des contraintes et des angoisses suscitées par le terrorisme « islamiste » et la « terreur écologique ». Ce qui se passe maintenant aurait pu se produire avant - mais s’est déjà produit à plus petite échelle en 2005 et en 2016. En 2018 c’est la résonance qui change la donne, transforme l’événement et le fait accéder à une catégorie nouvelle. L’écho tient à ce moment particulier qui mêle : la douche froide après l’attente collective d’un sauveur ; le vide politique devant l’absence de porte-paroles reconnus ; l’incompréhension devant des mesures incohérentes reposant sur des menaces d’apocalypses à venir.
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Le succès boule de neige des gilets jaunes est lié à l’inconsistance initiale du mouvement qui part du plus petit dénominateur commun : la taxe sur le gasoil (en 1770, l’indépendance américaine partit de la taxe sur le thé, 1789 en France de l’augmentation des impôts) pour permettre que s’y raccrochent tout autre chose. S’y agglomèrent peu à peu, des revendications venues de tous les horizons et des rancœurs latentes, l’incapacité de répondre de la part du gouvernement mais aussi des représentants des grands partis, curieusement muets, permet que la mayonnaise prenne, entraînant les indécis, tous ceux qui peuvent être heurtés par des propos sexistes, extrémistes.… mais qui ne se reconnaissent plus dans les porteurs ordinaires de la parole publique. Le succès du mouvement tient à son succès, comme le vélo roule tant qu’il roule, soutenu par les cris des spectateurs et par les chaînes de radio et de télévision fabriquant l’information en continu.
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C’est bien le piège dans lequel il convient de ne pas tomber : répondre à l’immédiat, ne voir que les gilets jaunes. Qu’il faille leur donner des réponses rapides, claires, pour calmer le jeu sur les questions qui fâchent est nécessaire mais largement insuffisante, voire impossible tant les revendications sont hétéroclites, voire contradictoires. Mais qui doit porter ces réponses ? Aujourd’hui, le consensus semble général pour qu’il n’y ait que le gouvernement en place qui semble devoir répondre. Institutionnellement parlant, la position est juste. Socialement et politiquement, c’est une erreur manifeste. La « crise des gilets jaunes », pour faire bref, est le produit de 20 ou 30 ans de décisions collectives prises par les partis qui se sont succédés au pouvoir et dont les représentants, survivants depuis 2016, se terrent et se taisent, voulant éviter de se brûler au contact de la patate chaude réservée au président actuel. Il serait pourtant politiquement essentiel que les principaux partis acceptent de discuter de cette crise, apportent leurs contributions et se « mouillent », simplement pour que la démocratie s’exerce dans sa complexité.
Cet exercice de la démocratie passe en effet par la réintroduction dans le débat de toutes les composantes du « peuple ». Il est urgent de rappeler que l’équation gilets jaunes=peuple=seule instance démocratique est fausse. La confusion, éventuellement entretenue par des historiens, entre peuple et populaire entrave la compréhension de l’histoire et ne facilite pas la résolution des tensions du présent. La démocratie est d’abord un équilibre permettant aux couches, groupes, associations, communautés… qui composent le peuple d’une nation et d’un pays de définir leur bien commun. La réunion n’est pas une donnée immédiate, le peuple ne se réduit pas aux plus pauvres, aux plus démunis, aux plus marginalisés… Le peuple politique se constitue par un projet commun, par des identités complémentaires, par des engagements réciproques, mais aussi par des limites acceptées et définies.
Faut-il rappeler qu’en 1792-1793 les fameux sans-culottes furent divisés entre eux, et qu’ils rejetèrent (même envoyèrent en prison) les « enragés » qui voulaient une égalité sociale radicale et une égalité entre hommes et femmes ? Faut-il rappeler que les fameuses « dames de la Halle » qui avaient marché sur Versailles et ramener le boulanger, la boulangère et le petit mitron à Paris, en octobre 1789, s’opposèrent aux citoyennes révolutionnaires en 1793 et obtinrent de fêter Noël en décembre 1793 ?
Laisser en tête-à-tête les gilets jaunes, considérés comme représentants exclusifs du « peuple », et le gouvernement, considéré comme le seul responsable de la situation, est évidemment une bonne chose pour les petits malins qui attendent que les marrons soient retirés du feu, mais c’est une tactique dangereuse, voire catastrophique.
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Les réponses à apporter doivent alors correspondre à la globalité des questions soulevées depuis des décennies. L’isolement des « couches populaires » est allé de pair avec la relégation des classes moyennes hors des centres urbains en même temps que la création de « banlieues » péri-urbaines, cités dortoirs, pour couples avec deux enfants, un chien et deux voitures diesel, aggravait les distances, physiques et mentales, entre les groupes sociaux. La diminution constante des services publics, ou leur constante dégradation, a accompagné la création des mille-feuilles institutionnels que sont les communautés de communes, les regroupements dans des collectivités territoriales qui échappent de facto au contrôle démocratique local des électeurs. La loi NOTRE a puissamment contribué à cet éloignement. Entre la démocratie directe qui est un leurre, et que Rousseau et Kant estimaient impossibles, et la démocratie réservée aux élections et aux grands élus, il convient de revaloriser la démocratie représentative exercée dans des « circuits courts » - circuits à la mode dans d’autres domaines.
Les mesures fiscales ont contribué aussi à isoler les très riches des très pauvres, mais aussi à accabler les classes moyennes, voire à stigmatiser les retraités, qui se trouvent entre le marteau et l’enclume, alors que ce sont ces groupes qui assurent le fonctionnement quotidien de la société, agissant souvent bénévolement dans les associations – notamment caritatives ou culturelles -, dans les institutions représentatives. Ne pas comprendre que la démocratie concrète ne peut pas exister sans ce type de personnes, qu’il convient de préserver du découragement ou de la colère, est une erreur, commise avec constance par des décennies de décisions technocratiques.
Il est aussi urgent d’arrêter cette campagne absurde de culpabilisation généralisée adressée notamment aux enfants au motif qu’il faut protéger la planète. Qui ne comprend pas que les enfants, et leurs parents, se rendent compte des contradictions qui restent entre ce qui est attendu d’eux : trier les déchets et consommer de plus en plus ! A vouloir rendre chacun porteur d’une tâche de salubrité collective, éteindre les lumières, manger cinq fruits et légumes par jour…., il faut attendre que les injonctions soient reportées avec vigueur contre ceux qui enfreignent de façon éhontée les préceptes imposés : les fraudeurs de toutes sortes, les hyper-riches accumulant des richesses invraisemblables.…
Le contrat social doit être rebâti dans sa complexité, au-delà de propositions hâtivement bricolées pour répondre aux demandes incohérentes portées par les gilets jaunes. Ne répondre qu’à eux, serait plus qu’une faute, ce serait aggraver la crise de confiance qui mine le pays.
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Quand le doigt qui montre la lune va se tourner vers une autre planète, l’amalgame en cours de fusion aura-t-il eu le temps de se transformer en astéroïde ? Ou reviendra-t-on encore une fois aux lectures classiques des oppositions certifiées scientifiques qui mettront une de fois de plus la poussière sous le tapis ? Encore une décennie monsieur le bourreau ?
S’il faut « répondre » aux gilets jaunes, ils témoignent moins du malaise qu’ils expriment eux-mêmes que de la crise de la société qui leur a donné l’importance qu’ils ont en ce moment. Mais ils ne sont pas seulement des symptômes, ils sont potentiellement porteurs de revendications capables de faire éclater les consensus mous qui sont au fondement de la vie collective.
Il est urgent de détricoter cet écheveau qui grossit sous nos yeux avant que de plus malins ou de plus violents n’imposent un leadership qui échapperait à toute légitimité « citoyenne », comme à tout débat ouvert et créerait une force sans contrepoids. Il serait tout aussi dangereux que le mouvement s’enlise, soit catalogué définitivement comme populiste et se replie sur lui-même en laissant toutes les colères pourrir. Il est nécessaire d’inventer et de discuter les nouveaux termes qui sont en train d’émerger, de suivre les processus de désignation des porte-paroles, ces incarnations indispensables à tous les mouvements collectifs, de mettre en place des réseaux de discussions accueillants mais clairement régulés. A cet égard, nous sommes assurément en marche, mais pas comme il était prévu ; l’avenir est encore ouvert, mais par définition l’éphémère est fugace, allons-nous saisir l’occasion de ressouder les liens désunis ?
Jean-Clément Martin 30 novembre 2018