L’histoire, quel roman !
Bertrand Guillot, L’abolition des privilèges, Paris, Les Avrils, 2022, 282 p., 978-2-38311-003-3
Ça commence par une revendication, sur deux niveaux. Dès la première page, l’auteur prend la parole. S’il a appris la Révolution à l’École, il ne sait rien, en définitive, de la nuit du 4 août (1789), censée avoir aboli les privilèges et, surtout, il voit bien que « les privilèges » n’ont pas disparu. Alors : 1) les historiens n’ont pas fait leur travail, 2) la Révolution n’a rien changé. Donc il va écrire le livre qu’il n’a pas lu pour comprendre ce qui s’est passé.
Il exagère quand même un peu puisqu’il cite, et utilise, La nuit du 4 Août de l’historien Jean-Pierre Hirsch, parue en 1978. Oubliant que dans la postface de l’édition de 2013, Hirsch disait déjà que la nuit du 4 août avait été un « grand chambardement » permettant à ceux « qui possédaient pouvoir et richesse » de les conserver. L’histoire universitaire n’avait pas si démérité que ça. On peut comprendre cependant l’envie de la contourner. Bertrand Guillot mêle en effet l’approche de l’historien, qui se confronte aux documents et aux archives, avec celle du romancier, qui extrapole, imagine, donne du sens en toute subjectivité.
Aux regrets du lycéen de n’avoir pas compris pourquoi la soi-disant abolition des privilèges avait été exécutée si rapidement, et si mal mise en place ensuite, la réponse est ce livre « hybride » (j’emprunte le mot à la mode) d’un auteur qui joue sur deux tableaux. Il garde la posture de l’historien omniscient, voyant d’en haut, mais joue avec les personnages, comme le chat avec la souris, pour en faire un spectacle au ras du sol. Pour cela, il adopte le point de vue à hauteur d’homme (le 4 août il n'y a pratiquement pas de femme sur scène) empruntant à des députés ordinaires comme Duquesnoy, Lepoutre, Delaville, Jallet… (ses « compagnons de voyage ») leurs récits un peu naïfs de figurants impliqués dans une pièce qui se déroule devant, et sans, eux.
La novation du livre tient moins à l’intrigue, connue par avance, que par le style qui fait vivre le passé au présent, parle d’hier et même d’avant-hier avec les mots d’aujourd’hui (mais le XVIIIe siècle ne rechignait pas à l’emploi de formules légères voire osées) tout cela pour changer le futur. L’enjeu est de montrer comment les choses ont échappé aux protagonistes, même à ceux qui se considéraient comme importants et furent précipités dans les poubelles de l’histoire. La réussite tient d’abord à la mise en scène de la nuit, à la chorégraphie des acteurs qui manipulent l’Assemblée, qui font naître l’enthousiasme provoquant une hystérie de décisions, avant que, le lendemain, les rédacteurs dégrisés sélectionnent les changements et les écornent soigneusement. La lecture des décennies précédentes, la deuxième partie, est un plus historique que romancée. Elle reste désinvolte et efficace, et sonne juste en rappelant tant d’espoirs déçus, tant de ressentiments entassés et tant de maladresses insignes, bref tout ce qui a conduit le royaume dans ce blocage que le 4 août fait sauter... Soit autant de faits qui ne méritaient pas plus que ce feuilletage ironique et désespéré. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Enfin, une troisième partie (retour du refoulé universitaire pas de dissertation sans trois parties ?) conclut en refusant les théories du complot (qui exonèrent les responsabilités) pour expliquer la catastrophe de 1789 et nous rappeler que nous sommes devant une catastrophe menaçante (leçon attendue depuis le début, hélas pertinente).
L'Abolition des privilèges n’est donc ni un roman puisque tous les personnages sont vrais, tous les faits sont avérés, ni un livre d’histoire « scientifique » puisqu’il n’a pas la prétention à l’exactitude encore moins à l’objectivité. Le livre n’est pas un récit historique fantaisiste, il ne brocarde pas les personnages et n’a pas été écrit d’une main fébrile pendant qu’un œil était collé au trou d’une serrure ; il est une écriture romancée et militante de l’histoire. J’éviterai de m’engager dans les discussions, j’allais dire les diagnostics, sur les relations compliquées, inextricables, voire toxiques, entre Histoire et Roman. Plus que deux genres proches et distincts, je les vois plutôt comme deux bébés siamois nés au début du XIXe siècle. Si l’on abandonne l’habitude d’opposer le livre d’histoire qui démontre et convainc à de la fiction qui dérange autant qu’elle séduit, on apprécie l’hybridation qui romance une histoire vraie, façon d’aborder plaisamment le passé sans (trop) le trahir.
Je ne vais pas embarrasser Bertrand Guillot en le comparant à Michelet, surtout pour le chahuter, puisque, comme lui, il prend ses aises avec les archives et les sources pour nous étonner, nous indigner et nous mobiliser jusqu’à tomber dans le piège du sens à trouver coûte que coûte. Tout se déroule dans le livre entre les députés et le roi et la Cour. Le « peuple » est dans « la rue » mais il est « invisibilisé » (autre mot à la mode). Le 14 juillet 1789 est résumé à la fameuse prise de la Bastille, gommant les énormes émeutes qui eurent lieu du 10 au 14 juillet et brûlèrent la quasi-totalité des barrières d’octroi ceinturant Paris. Dans tout le pays, et directement autour de Paris, des troupes paysannes pillaient les châteaux, chassaient les seigneurs, les marchands, les « accapareurs », voire les tuaient comme ce fut le cas du meunier Sauvage, le 17 juillet. Or, ni les « révolutionnaires » de juillet (employons le mot qui n’a aucun sens à ce moment), ni les historiens, ensuite, ne s’intéressèrent à ces authentiques émeutes « populaires », que l’on pourrait comparer aux interventions des « gilets jaunes ».
Finalement le romancier de l’histoire n’a-t-il pas été victime, comme tant d’autres, de la façon dont l’Histoire a été romancée depuis 1789 par ses acteurs et par ses spectateurs, mal à l’aise devant ce qui n’entrait pas dans le cadre : la masse de tous ceux qui n’avaient aucune place dans un scénario qu’ils ne comprenaient pas et qu’ils ne voulaient pas suivre. Entendons-nous bien, le refus n’est pas positif en lui-même. Il était motivé par la vengeance et la violence les plus irrémédiables et les moins utilisables politiquement. Quand le 22 juillet, deux hauts personnages de la monarchie, Berthier et Foulon, furent massacrés, le député Barnave, qui était un des ténors de l’Assemblée, botta en touche avec sa célèbre question : « leur sang était-il donc si pur ? », avouant son incapacité à faire face à cette intrusion de la force la plus nue, et la plus éloignée de la société idéale espérée. Plus tard, dans la charrette qui le menait à la guillotine, Barnave pût méditer son impuissance quand, avec les autres députés, il n’avait pas voulu affronter la réalité qui venait de les rattraper – et qui emporta ensuite toute la Révolution.
En ne liant pas ces événements à la manipulation, bien réelle, de la nuit du 4 août, la vie politique est un peu ridicule, voire dérisoire et éminemment critiquable. Devant elle, gardons l’irrévérence du ton, prenons nos distances avec les récits pontifiants, mais comprenons et surtout faisons comprendre que nombre de ces décisions, mal pensées, insuffisantes, ont été des arrangements pris dans l’urgence pour avancer au-dessus de l’abîme creusé par les contradictions d’un moment, d’une société, d’un monde. Alors oui 1789 apprend bien 2022 mais à quand l’hybridation qui intégrera tout cela pour donner du sens à notre vie ?
Jean-Clément Martin