Pour vivre la concurrence des passés, sans les trier, sans les rejeter et sans les "déboulonner"
En 1793, alors les sans-culottes détruisaient les tombeaux royaux de l’abbatiale de Saint-Denis, la Convention avait décidé de déposer dans le Musée de Paris « les tableaux, statues et autres monuments relatifs aux beaux-arts » confisqués aux émigrés et au clergé. Quelques mois plus tard, Grégoire, évêque et député, qualifia de « vandalisme » ces destructions. Telle est la tension dont nous avons héritée et qu’il convient de rappeler pour analyser ce que nous vivons aujourd’hui alors que des statues sont « déboulonnées » et que des groupes contestent sans aucune nuance les traces reconnues du passé[1].
Comparaison n’est pas raison, mais qui peut assurer, comme Patrice Guéniffey le fait dans Le Figaro du 28 juillet dernier, que le passé d’un pays est indivis et que ses habitants – ses citoyens ? - devraient accepter l’histoire, « toute l’histoire », sans discussion ? Comment considérer cette proposition autrement que comme une subtile ironie ? Je doute fort, en effet, que tous les lecteurs de ce journal soient prêts à défendre « toute l’histoire » de la Révolution française et à faire bloc autour d’elle, sauf à imposer aux autres courants de pensée leur façon de voir. Ou faut-il penser que la nation se retrouve toute entière dans un passé partagé à l’exclusion du seul groupe « de nos concitoyens de confession musulmane » censément défenseurs de « leurs ancêtres » ? Même si je demeure incapable de savoir exactement ce que voudrait dire cet ensemble humain, je pense que le plus grand nombre d’entre eux descende d’aïeux soumis plutôt que de maîtres esclavagistes.
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La France, comme tous les autres pays, nations et peuples, a hérité de passés concurrents antagonistes et irréductibles les uns aux autres, ceux des catholiques et des protestants, des révolutionnaires et des contre-révolutionnaires, mais aussi des Bretons, des Basques, des Catalans… sans oublier ceux des émigrés italiens, portugais, polonais, maghrébins ainsi que ceux qui renvoient aux luttes sociales des XIXe et XXe siècles. Ces souvenirs nous structurent encore, quand bien même sont-ils plus ou moins fondus dans des discours globaux. Mais à l’occasion, ils sont capables de retrouver une vigueur toujours étonnante. Nous vivons avec eux en faisant la part du feu quand un front commun est nécessaire et nous avons, cahin-caha, réussi à trouver des compromis pour bâtir une vulgate, à peu près reconnue et toujours disputée sur certains points.
« L’histoire » n’est à jamais qu’un équilibre sans cesse remis en cause, négociant sans cesse le « positif » et le « négatif » (mots que je reprends sans les endosser) en fonction des évolutions politiques locales, nationales et internationales. La valse des plaques de rue et la danse des statues ont toujours accompagné les résultats électoraux et les changements de régimes depuis les années révolutionnaires. Mais, point essentiel, elles ont, toutes deux, dépendu de débats collectifs, publics et contradictoires, récusant au besoin les initiatives radicales, comme celles précisément des sans-culottes iconoclastes, au nom du bien commun.
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Les « déboulonnages » actuels de statues doivent être envisagés dans ces perspectives, en combinant le respect des règles indispensables à la vie nationale avec l’écoute des revendications, même les plus marginales. S’il est vrai, par simple souci de cohérence et d’efficacité, qu’on n’écrit pas et qu’on ne transmet pas l’histoire pour se repentir ou regretter, pour autant, il est nécessaire que tous les points de vue soient considérés, que toutes les sources soient disponibles et que tous les jugements soient établis contradictoirement et soutenus publiquement, sans censure. Ce simple rappel suffit à justifier l’intervention de l’Etat, au nom de la collectivité nationale, sans qu’il soit besoin de désigner un groupe particulier ou de croire que les « déboulonneurs » représentent un courant représentatif hostile ou réticent à l’ordre civil. Parler de « déliquescence » de l’Etat est exagéré et polémique, il suffit de regretter la faiblesse ou l’absence de stratégie. Ce sont indiscutablement des défauts et des manques, mais nous ne sommes pas dans une situation d’exception appelant à la constitution d’un quelconque comité de salut public...
Il est enfin trop facile d’incriminer une quelconque contagion d’idées venues de la « vie américaine » pour condamner ces « déboulonnages ». Quelques décennies plus tôt, Le Figaro aurait, d’ailleurs, sûrement dénoncé des contaminations portées par les vents venus de l’Europe de l’Est. Il ne sert à rien, non plus, d’opposer les propos des savants, « des sachants », aux déclarations des « déboulonneurs », ce que font ces derniers montre qu’ils refusent ce qu’ils ont appris à l’Ecole, ou simplement qu’ils l’occultent parce qu’ils ont quitté le territoire de l’histoire pour celui des polémiques, des fantasmes et des revanches personnelles. C’était déjà le cas de ces fameux sans-culottes ouvrant les tombeaux, exhumant les restes des rois, jouant avec la moustache d’Henri IV. Les reliques du passé étaient désacralisées, le sens était perdu. Avait-il jamais été possédé ?
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Il ne faut ni se tromper d’ennemi, ni le sous-estimer, ni surtout le surestimer, puisque cela encourage une opinion inquiète à satisfaire à bon compte ses angoisses dans des règlements de compte qui aggraveront la situation. Depuis plus de trente années, la publication des Lieux de Mémoire dirigée par Pierre Nora a montré que nous éloignions des cadres mémoriels traditionnels. L’éloignement s’est accentué sous l’effet de nouvelles questions venues du monde entier (sur les rapports entre hommes et femmes, sur la place des lois religieuses et de la laïcité, sur l’attention portée à l’esclavage et à la mutation des significations des mots race et racisme) favorisé par un développement incontrôlable des sources, des références, des débats et des usages ludiques ou militants d’éléments relatifs au passé réel ou inventé.
Plus que jamais « le passé est une terre étrangère », pour reprendre le titre d’un livre peu cité de David Lowenthal, qu’il faut aborder avec précaution et avec détermination pour tenir un cap précis sans passion mais sans faiblesse, sans réserve mais sans restriction. Il est encore temps de combler nos manques sans céder sur les principes indispensables à la vie collective. Il faut rassembler sans stigmatiser, il faut créer un nouveau paysage sans chercher à se réfugier derrière une grande muraille qui n’a jamais été construite. Ceci étant, le temps presse.
Jean-Clément Martin
29 juillet 2020
[1] Voir dans ce même blog mon billet du 16 juin dernier : https://blogs.mediapart.fr/jean-clement-martin/blog/160620/du-passe-faisons-table-rase-ou-non-au-vandalisme-la-revolution-francaise