L’historien et le jeu, ou l’inquiétude du garde-chasse.
Alors que des historiennes et des historiens dénoncent le faux du Puy du Fou, il me semble nécessaire de revenir sur les rapports entre histoire universitaire et fictions[1].
Quelle attitude l’Historien[2] doit-il adopter devant un jeu vidéo historique tel qu’Assassins’s Creed ? La question n’est pas si simple qu’elle peut paraître. Depuis que l’Histoire, méthode scientifique, s’est imposée au sein d’une communauté constituée, et donc que, selon la formule aussi heureuse qu’énigmatique d’Antoine Prost, « l’histoire c’est ce que font les historiens », on considère les usages du passé par le roman, la peinture, le théâtre ou le cinéma, sans oublier les « spectacles historiques » soit comme des maux inévitables, des incitations à la réflexion, des exemples illustrant des époques ou encore des divertissements instructifs. Le jeu vidéo rompt avec cet ensemble de pratiques culturelles codifiées, donnant à chacun la possibilité d’inventer et ré-inventer la trame même des événements, voire de la modifier en ligne dans un réseau de joueurs dispersés dans le monde. L’appropriation des stéréotypes ancrés dans le passé est tout à la fois individuelle et globalisée, échappant aux traditions nationales ou communautaires tandis que le rapport à la chaîne des temps et aux récits fondateurs de liens sociaux est remis en cause, voire disloqué. Il n’est sans doute pas inutile de rappeler ici que le jeu vidéo est aujourd’hui le média le plus répandu dans le monde et qu’il est plus diffusé que les films de cinéma et évidemment que les romans – et ne parlons pas des productions scientifiques.
L’écriture de l’Histoire attentive aux causalités, aux anachronismes et aux enchaînements, se coule entre une introduction et une conclusion ou un épilogue ; elle est ici abandonnée au profit de choix aléatoires ou répétitifs des épisodes, mais aussi des acteurs qu’il est possible d’armer et de vêtir à sa guise (de « customiser ») comme il est possible de revenir sur des séquences d’affrontements quitte à tuer à plusieurs reprises le même adversaire pour obtenir un avantage dans le jeu. Ce qui n’a pas d’incidence lorsque le jeu-vidéo met en scène un scénario purement fictionnel change de sens dès lors que le jeu s’inscrit dans une période historique dûment spécifiée. Les deux notions « temps et récit » qui caractérisent l’Histoire, comme discipline et méthode, n’ont plus cours, même à propos de personnages, d’événements et de situations particulièrement ancrés dans un Passé historique incontestable.
Si l’on veut bien considérer le Passé comme un domaine aux limites indéfinies et aux ressources inépuisables, véritable « terre étrangère » pour reprendre la dénomination donnée par le Canadien, David Lowenthal[3], l’Historien avait l’habitude, bon gré mal gré, d’en partager l’exploitation avec des concurrents, forts différents de lui et souvent mieux établis que lui, même s’il se comportait en gardien du temple, distribuant les rétributions plus symboliques que sonnantes et trébuchantes.
Il n’y a rien de commun avec les romans prévoyant plusieurs conclusions possibles, des histoires contre-factuelles (What-If History) ou des inventions idéologiques ou des détournements artistiques qui sont des pratiques bien connues. Le jeu-vidéo, lorsqu’il s’intéresse au passé, crée de facto un autre rapport à l’Histoire puisque chaque joueur est libre de la bâtir comme il le sent. Le paradoxe a consisté à ce qu’une maison de production se soit préoccupée des avis d’Historiens - quitte à ne pas en tenir compte sur l’essentiel même de la trame du jeu !
Il ne s’agissait pas, en ce qui me concernait, de proposer un scénario, ce dont je suis incapable, encore moins d’imposer telle ou telle scène, mais de signaler aux scénaristes et concepteurs ce qui pouvait être particulièrement inapproprié, choquant ou susceptible de prêter à polémique. La maîtrise de l’écriture de l’Histoire qui m’était reconnue m’investissait d’une sorte de tâche d’arbitre de touche, chargé d’évaluer les transgressions, en partant toutefois d’un contrat totalement transgressif d’emblée, puisque tout allait être organisé autour d’un personnage inventé, réglant des comptes métaphysiques dans un cadre historique conditionné aux exigences des joueurs. Le scénario se devait d’éviter de trop grosses bévues, et surtout des mésinterprétations idéologiques en France, tout comme il doit éviter des scènes à connotations sexuelles au Japon ou aux Etats-Unis !
C’est la raison pour laquelle je me vois en l’occurrence plutôt en garde-chasse, chargé d’évaluer la pertinence des prélèvements possibles dans le réservoir des héros et des grands faits disponibles dans un Passé particulier. L’image me paraît d’autant plus s’imposer que le mot « game », qui désigne le jeu-vidéo, se traduit autant par « jeu » que par « gibier ». Avec nos déjà longues habitudes d’apprendre l’Histoire et de la considérer comme un des éléments essentiels du savoir collectif, à élaborer, à transmettre et à protéger, le devoir de l’Historien est de veiller scrupuleusement sur les ressources du Passé, d’en limiter et d’en prescrire les « mauvais usages », en bref d’assumer sa charge de gardien du parc où les héros et les humbles, les victimes et les bourreaux, sont rangés et étiquetés comme des insectes dans leurs boîtes, prêts à l’emploi avec cahiers de charge à l’avenant. Le bricolage et le braconnage ordinaires ont changé de dimension.
Dire ceci n’est pas démissionner d’un rôle plus noble, que nous n’avons sans doute jamais eu vis-à-vis de ces usages intempestifs du Passé. Accepter de traiter « historiquement » ces pratiques, sans les mépriser, sans les juger mais sans transiger pour autant, permet de comprendre ce qu’elles montrent de notre rapport collectif au Passé et donc d’appréhender ce qui conditionne la possibilité même de l’écriture de l’Histoire, dont on sait depuis Croce, à quel point elle dépend de nos interrogations et plus largement de notre vision du monde.
C’est pour cette raison que j’ai considéré la possibilité qui m’a été donnée de pouvoir discuter d’un scénario au moment même de sa conception comme une chance inattendue. D’autant c’est bien au titre de la spécificité reconnue à la France d’être ce pays où la vigilance sur l’histoire est manifeste et inévitable, que j’ai été sollicité ; ce que les réactions hostiles de Jean-Luc Mélenchon ont validé. La Révolution n’est pas terminée, elle vit toujours dans la mémoire collective selon des mécanismes apparemment inusables et finalement peu sensibles aux mutations de l’écriture de l’Histoire. L’image portée par Robespierre et par la guillotine, la question de la violence demeurent toujours aussi sensibles qu’elles l’étaient quand Clemenceau s’opposait à la pièce de Victorin Sardou sur Thermidor, à la Chambre des députés. Un siècle de travaux d’historiens lisant les violences révolutionnaires selon des perspectives anthropologiques ou comparatives n’a finalement pas eu d’influences sur les réactions publiques.
Alors, devant ce jeu consacré à la Révolution française, qui confirme que les personnages clés de notre passé national sont devenus des stéréotypes structurant la connaissance diffuse de la période sur l’ensemble de la planète, on comprendra que le garde-chasse soit inquiet, mais sachant qu’il accomplit une tâche facilitant le lien social, il préfère l’assumer en conscience, occupant toute sa place et rien d’autre.
Jean-Clément Martin
Article paru dans
Écrire l'histoire. Histoire, Littérature, Esthétique 16 | 2016 CNRS Éditions
http://journals.openedition.org/elh/1131DOI : 10.4000/elh.1131ISSN : 2492-7457
[En ligne], 16 | 2016, mis en ligne le 15 septembre 2019, consulté le 02 décembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/elh/1131
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[1] Je renvoie à « Le Puy du Fou, mise en scène de l'Histoire », avec C. Suaud, Actes de la Recherche en Sciences sociales, juin 1992, n°93, 21-38, et Le Puy du Fou en Vendée, L'Histoire mise en scène de la mémoire, avec C. Suaud, Paris, L'Harmattan, 1996.
[2] « L’Historien » est, ici, considéré comme un terme indécis, équivalent à « l’Enquêteur » du Procès de Kafka.
[3] D. Lowenthal, The Past is a Foreign Country, Cambridge UP, 1999.