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Billet de blog 23 mai 2025

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Des milliers de personnes ont fait leurs adieux à José Mujica

Je présente ici un article écrit par un député trotskyste d’Argentine au sujet de José Mujica dit « Pépé Mujica ». En gardant une position critique sur ce que fut la politique de ce président de l’Uruguay, nous n’oublierons pas que son mode de vie fera longtemps de lui « le président le plus pauvre du monde ».

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Illustration 1

L'ancien président uruguayen, José Mujica, décédé le 13 mai 2025 à l'âge de 89 ans, a été salué par des dizaines de milliers de personnes dans son pays natal. « Le guerrier a droit au repos », aurait-il dit alors que son cancer progressait. Face à cette disparition que nous regrettons, d'innombrables questions se posent, notamment parmi les nouvelles générations de combattants qui se demandent ce que cache cet ancien guérillero à la démarche si caractéristique. Il restera dans les mémoires « le président le plus pauvre du monde ». Il vivait modestement en cultivant une terre dans une ferme de la banlieue de Montevideo. Il se rendait à moto au palais du gouvernement. Il a demandé à être enterré à côté des cendres de sa chienne Manuela, dans sa vieille Coccinelle Volkswagen bleu clair.

Mujica a toujours été populaire du fait qu'il ne vivait pas dans le luxe outrancier des politiciens corrompus, ceux qui sont au service des patrons et des institutions qu'ils ont mis en place. Dans ses fonctions de député, de sénateur ou ensuite de président, il a toujours conservé ce mode vie spartiate.

La gauche trotskiste respecte et comprend ceux qui sympathisent avec la figure de « Pepe » Mujica, tout en exprimant ses différences. Mujica faisait partie de la gauche du prétendu néo-réformisme après la chute du stalinisme et du mur de Berlin en 1989. Cette tendance postule que le socialisme n'est plus un objectif de changement social. Elle reprend la vieille conception de la conciliation des classes. Autrement dit, une gauche qui, au nom de la classe ouvrière, considère qu'elle doit gouverner avec la bourgeoisie et ne rompt pas avec le capitalisme, les banques et les multinationales.

Le gouvernement de Mujica faisait partie de tous ces gouvernements latino-américains qui tiennent des discours contradictoires. La politique de Mujica fut comparable à celle d'Evo Morales en Bolivie, de Lula au Brésil, de Bachelet au Chili, de Néstor et Cristina Kirchner en Argentine, de Correa en Équateur, de Chávez et Maduro au Venezuela, entre autres. Ces gouvernements, sous des discours « progressistes », ont maintenu en place les piliers qui sont le fondement du système capitaliste. Ils ont accepté le principe du remboursement de la prétendue dette extérieure. Ils ont accepté les diktats des banques, des multinationales et de l'impérialisme. Ils ont appliqué des politiques d’austérité sous le prétexte fallacieux de « redistribuer la richesse » ou « combattre la droite ».

Sur le Frente Amplio

Mujica a été président du Frente Amplio de 2010 à 2015. Il a succédé à Tabaré Vázquez, dont il avait été ministre. Membre du Mouvement de guérilla de libération nationale Tupamaros dans les années 1960, il a été emprisonné à la suite du coup d'État militaire de 1973. Il a passé 15 ans en prison. Il a été libéré lors du retour des gouvernements constitutionnels en 1985. Il a ensuite créé le Mouvement pour la participation populaire (MPP) au sein du Frente Amplio.

Le Frente Amplio est alors apparu comme un « espoir » face au bipartisme désastreux des partis Blanco et Colorado. Bien qu'il ne se soit jamais défini par le socialisme, il était composé du Parti communiste et du Parti socialiste d'Uruguay, ainsi que du MPP et d'autres secteurs de centre gauche. Le programme du Frente Amplio mentionne la réforme agraire, la rupture avec le FMI et la répression des génocides. Mais le gouvernement de Tabaré Vázquez, avec Mujica comme ministre, a trahi ses promesses dès le départ.

Helios Sarthou, dirigeant historique du Frente Amplio qu'il a ensuite quitté, en donne les raisons :

 « Le Frente a tout trahi, mais fondamentalement, il a trahi le respect pour les morts et les disparus en maintenant la loi sur l'impunité hors de portée. Il a soumis le pays à la politique économique de l'empire et de ses banques. Il a renoncé à la transformation de la société en acceptant le "welfarisme". Il a subordonné la lutte des classes à la politique de conciliation. Il a également payé la dette extérieure par anticipation. Il a aussi privatisé les entreprises publiques et creusé le fossé entre riches et pauvres. Il a affecté les principes de la gauche et l'a fait cesser d'être de gauche » (http://www.nodo50.org/ceprid/, cité par El Socialista, 28/10/2009).

Jorge Zabalza, l'un des « otages de la dictature » avec Mujica, décédé en 2022, a déclaré lors d'une interview sur le thème des droits de l'homme : « Je vois en Mujica une action délibérée pour oublier et pardonner. Il a gagné les élections juste au moment du plébiscite visant à annuler la loi de Caducité, et il n'a pas joué le jeu : il n'a pas dit un mot, et il a perdu avec 1 %. » En d'autres termes, si Mujica avait inclus la question de la vérité et de la justice dans son discours de campagne, il aurait pu réussir à l'abroger à ce moment-là (Montevideo Portal, 2019). Ensuite, Mujica a marqué les esprits lorsqu'il a déclaré : « Je ne veux pas avoir de vieillards en prison », proposant l'assignation à résidence pour les militaires de plus de 70 ans incarcérés.

Ce qui n'a pas été révélé par les médias ces jours-ci, c'est que Mujica a promu des politiques anti-ouvrières et répressives. L'un des épisodes les plus marquants est celui où il a envoyé l'armée ramasser les ordures pour briser le mouvement de grève des employés municipaux de Montevideo. Mujica a aussi demandé aux enseignants de travailler davantage et a interdit les occupations de lieux publics.

L'année dernière, Mujica s'est également opposé au plébiscite sur la Sécurité sociale promu par la centrale syndicale PIT-CNT. Cette démarche visait à supprimer les AFAP, à maintenir l'âge de la retraite à 60 ans et à augmenter les pensions minimales.

Mujica et les grandes entreprises

Comme président, il a explicitement indiqué quelle serait sa politique à l'égard des grandes entreprises. Un an après le début de son mandat, lors d'un discours prononcé au luxueux hôtel Conrad de Punta del Este devant plus de 1 000 hommes d'affaires uruguayens et étrangers, dont 400 Argentins (López Mena de Buquebus, Ratazzi de Fiat et Eurnekian d'Aeropuertos 2000), Mujica a déclaré : « Venez investir, ici on ne vous expropriera pas et on ne vous fera pas plier sous les impôts ». Même l'ancien président Lacalle l'a félicité : « Depuis qu'il a dit qu'il allait construire le socialisme jusqu'à la défense de l'investissement national ou étranger ». Les opinions du président Mujica sont les bienvenues » (Clarín, 12 février 2011).

Selon lui, « nous ne pouvons pas augmenter les impôts sur la fortune, car nous tuons la poule aux œufs d'or. La bourgeoisie est comme la vache : certains veulent la tuer pour manger un rôti. Il vaut mieux la laisser paître pour continuer à la traire. » Mujica prêche ainsi la vieille rengaine de tous les gouvernements de centre-gauche : il faut gouverner avec les grands entrepreneurs, mais « avec l'esprit créole », pour qu'ils aident à « redistribuer les richesses ». Au moment même où les statistiques montraient qu'en Uruguay, 50 % des enfants vivaient sous le seuil de pauvreté.

Mujica et sa définition de la gauche

En 2021, on lui a demandé ce que signifiait être de gauche. Il a répondu : « Aujourd'hui, dans cet espace, une bataille culturelle est en train de se jouer. Ma génération, encore très imprégnée d'idéologie, pensait qu'en changeant les relations de production, nous pourrions construire l'homme nouveau. Mais l'homme n'est pas uniquement conditionné par un rapport économique. Soit la mentalité des Sapiens change et parvient à se dominer, soit nous allons faire de la vie sur terre un boulet. »

Sa pensée est claire. Mujica affirme que la remise en cause du capitalisme n'est plus valable. De son point de vue, il ne faut plus faire que des critiques partielles. Ainsi, il a fini par proposer de coexister avec le capitalisme.

Avec Izquierda Socialista et notre organisation internationale, l'Unité internationale des travailleuses et des travailleurs-Quatrième Internationale (UIT-QI), nous luttons pour des gouvernements de la classe ouvrière. Ils doivent rompre avec la bourgeoisie, les multinationales et le FMI, pour mettre en œuvre un plan économique ouvrier et populaire au service des travailleurs afin d'entamer le chemin vers le socialisme.

En Amérique latine, le souvenir des premières années de la révolution cubaine reste présent dans les esprits. La révolution a été victorieuse avec l'expulsion des multinationales, l'expropriation de la bourgeoisie, la rupture avec l'impérialisme, la réforme agraire et l'obtention de grandes conquêtes sociales. C'était l'époque où Che Guevara déclarait : « révolution socialiste ou caricature de révolution ». Chaque fois que des révolutions ont ainsi mis en place des Etats-Ouvriers, quel que soit ce qui est advenu par la suite, il a fallu cette rupture avec le capitalisme. Ce fut le cas notamment, avec la Révolution russe de 1917, la révolution chinoise de 1949 puis la révolution cubaine. Depuis, bien que la direction de la bureaucratie soit tombée en ex-URSS, en Chine et à Cuba, ce processus s'est ralenti et a régressé jusqu'à la restauration du capitalisme.

Nous sommes convaincus qu'en Uruguay, en Argentine et partout ailleurs, il faut vaincre le capitalisme. Il faut instaurer le socialisme, avec une démocratie totale pour les travailleurs à l'échelle mondiale. Sans cela, il n'y aura pas d'issue pour les travailleurs, les opprimés et la jeunesse.

Avec ces réflexions, et en respectant la douleur de ceux qui ont dit au revoir à la dépouille de Mujica, nous appelons à tirer des conclusions sur la voie qu'il faut suivre. Il faut savoir avec quel programme des organisations doivent être construites pour mettre fin au capitalisme et à l'impérialisme, et commencer à construire un véritable socialisme.

17 mai 2025

Juan Carlos Giordano,

  • Député national élu pour Izquierda Socialista au sein de la FIT-U (Argentine).
  • Membre de la direction de l''Unité internationale des travailleuses et des travailleurs-Quatrième Internationale (UIT-QI).

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Le texte original se trouve ici. J’ai fait des modifications de détail pour que la traduction soit intelligible pour des français en essayant de ne pas trahir la pensée de l’auteur.

Jean Dugenêt

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