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Billet de blog 23 novembre 2023

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Le testament de Pierre Broué nous éclaire sur la politique en Argentine

"Déjà, Marx refusait le vote pour Ledru-Rollin et Trotsky celui pour Hindenburg. Honnêteté et courage. Vous qui dénoncez l’escroc et le super-menteur et qui avez de jeunes enfants, vous le leur dites comment, que vous votez pour lui ? Je crois que, dans votre désarroi, vous cherchez désespérément à gagner… du temps."

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

L’Argentine est le pays où se joue avec le plus d’acuité la nécessaire construction d’une internationale révolutionnaire c’est-à-dire la poursuite de la lutte de Marx, Engels, Lénine, Trotsky et de bien d’autres. Les organisations qui s’y réclament du trotskysme ont été moins impactées dans ce pays que dans le reste du monde par la capitulation des Mandéliens dans les années 50 puis celle des lambertistes dans les années 80. Sous la direction de Nahuel Moreno, les trotskystes d’Argentine et d’autres pays d’Amérique Latine, refusant ces capitulations, ont pu continuer à mener le combat révolutionnaire. Malheureusement, l’organisation mise en place par Nahuel Moreno est maintenant dispersée dans quatre organisations. Trois d’entre elles revendiquent son héritage (UIT-QI, LIT-QI, LIS-ISL) et la quatrième (FT-QI)  prend de la distance à l’égard de ce que fut sa politique. Cependant le débat entre ces organisations est facilité par des accords dans le cadre du FIT-U.

Les élections qui viennent de se dérouler en Argentine soulèvent la question essentielle du rôle des révolutionnaires comme défenseur de l’indépendance de classe du prolétariat. Ils doivent en toutes circonstances, et donc notamment lors des élections, exprimer la nécessité pour la classe ouvrière de se mobiliser indépendamment des capitalistes. Ils ne doivent en aucun cas se compromettre en se liant d’une manière ou d’une autre avec des organisations bourgeoises. Or, au cours de ces élections certaines organisations qui se réclament du trotskysme en Argentine ont appelé à voter au deuxième tour pour Massa (péroniste) afin de « barrer la route » à Milei (extrême-droite). Voilà bien la plus sûre des méthodes pour ne jamais construire une organisation révolutionnaire. Loin de « barrer la route » à quoi que ce soit les militants qui mènent cette politique  sèment des confusions qui ne tiennent nullement compte de la réalité de la lutte des classes. En toutes circonstances, l’intérêt des exploités est de s’unir contre les exploiteurs sans jamais se lier à des représentants de l’ennemi de classe. A aucun moment, ils ne doivent laisser penser qu'un décompte des bulletins de vote pourrait être une solution profitable aux travailleurs indépendamment de leur mobilisation. Les révolutionnaires ne doivent accepter aucune des illusions semées par l'idéologie dominante à propos de la démocratie bourgeoise. C'est l'intérêt des capitalistes de laisser entendre qu'il n'y a pas d'autre voie pour changer le monde que les élections qu'ils proposent.

Nous avons connu cela en France à deux reprises. Ils sont nombreux ceux qui ont appelé à faire un premier vote « révolutionnaire, anticapitaliste et d’extrême-gauche » en mettant dans l’urne un bulletin pour Chirac en 2002 et ils ont recommencé en 2017 avec un bulletin de vote  pour Macron. L'année suivante, le mouvement des gilets-jaunes semait la panique chez les capitalistes. N'y avait-il pas mieux à faire que de voter pour Macron. Comme le dit maintenant Del Caño, le candidat trotskyste à l'élection présidentielle en Argentine :

 «  Il n’y a pas de “moindre mal” quand on parle de la présence du FMI. C’est déjà au nom du “moindre mal” que certains péronistes avaient appelé à voter De la Rua [en 1999], et cela a fini en catastrophe. Il est temps que la seule classe qui ait jamais gouverné ce pays, la classe des travailleurs, arrive au pouvoir ! »

Je ne peux pas faire mieux sur cette question que de citer Pierre Broué (grand historien du trotskysme et militant révolutionnaire) qui écrivait le 28 avril 2002 :

Illustration 2

« Entré à l'hôpital pour une opération au lendemain du premier tour, je découvre en sortant que des camarades que j'estime ont jeté par-dessus bord idées et principes et appellent à voter Chirac ! J'avoue avoir reçu ce coup en plein visage et en tituber encore. Mon fils Michel m'offre de m'aider matériellement à exprimer mon point de vue. J'accepte.

Je vais être brutal. Ces derniers jours, dans mon état semi-comateux, ne me récupérant que par morceaux, je me suis cru en août 14. Je ressens l'attitude de ces camarades, et notamment ceux de la Gauche socialiste (dont je ne suis pas et n'ai jamais été), comme un coup de schlague, une humiliation, une initiative très grave. Je suis trop fatigué pour écrire un vrai texte mais je vais essayer d'énoncer des repères.

  • Il n'y a pas de problèmes français. C'est guignolesque d'expliquer que ce vote Chirac deviendra un référendum contre Le Pen. Nous sommes dans le monde et ce que nos concitoyens du monde apprennent, c'est ce que disent leurs journaux : "Les démocrates se rangent derrière Chirac." C'est grave, une vieille du goulag, une hija argentine, me demandent comment c'est possible… et mes amis d'Algérie.
  • J'affirme que la plupart de vos arguments (je m'adresse à ceux qui veulent voter pour Chirac) relèvent de l'épicerie. Ce ne sont pas les totaux de voix qui comptent mais la création, les manifestations, les réunions, les prises de parole, autrement dit la solidarité, l'élan, la ténacité et l'attachement au monde du travail. Je n’oublie pas celui qui m’a dit, quand j’ai quitté l’hôpital : « Il faut dire à Jospin qu’on l’aime. » Se cracher les uns sur les autres, même si on a raison dans sa rogne, cela ne profite qu’à Chirac et Le Pen. Il faut s’abstenir de violences verbales sans renoncer au débat et à la critique.

Marx et Ledru-Rollin, Trotsky et Hindenburg.

  • Déjà, Marx refusait le vote pour Ledru-Rollin et Trotsky celui pour Hindenburg. Honnêteté et courage. Vous qui dénoncez l’escroc et le super-menteur et qui avez de jeunes enfants, vous le leur dites comment, que vous votez pour lui ? Je crois que, dans votre désarroi, vous cherchez désespérément à gagner… du temps. »
  • On ne gagne rien à se renier. Il faut marcher de l’avant, faire un Premier Mai grandiose, aider la jeunesse à renouer avec les traditions qu’elle cherche. Michel écrit qu’il appelle à voter Chirac, « la rage au cœur ». Dans le mien, mes camarades, il n’y a pas de rage, mais nos espoirs, nos rêves, ce monde nouveau que vous voulez et qui sera vôtre, les jeunes, et toute l’amitié et l’amour qu’on a pour vous, connus ou inconnus.

Et même nos amours mortes et celles qui n’ont pas pu éclore. Non, on ne va pas se masquer pour combattre.

Dans les yeux, face à face, s’il vous plaît, et tête haute.

Bulletins blancs ou nuls !

Vive la vie ! »

Je considère, pour ma part, ce texte de Pierre Broué comme son testament politique. Au même titre que le testament de Lénine, il permet aujourd’hui d’identifier les renégats.

Broué rappelle notamment ici que les réformistes Allemands qui avaient appelé à voter pour Hindenburg dans des circonstances similaires avaient ainsi préparé l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Trotsky écrivait :

"La social‑démocratie a livré à la bourgeoisie la révolution prolétarienne de 1918 et sauvé ainsi une fois encore le capitalisme déclinant. C'est elle, et elle seule, qui a ainsi donné à la bourgeoisie la possibilité de s'appuyer à l'étape suivante sur le banditisme fasciste. Descendant de marche en marche à la recherche du « moindre mal », la social‑démocratie a fini par voter pour le feld‑marschall réactionnaire Hindenburg, lequel, à son tour, a appelé Hitler au pouvoir. Démoralisant les masses ouvrières par les illusions de la démocratie dans le capitalisme pourrissant, la social-démocratie a privé le prolétariat de toutes ses forces de résistance."

Le vote pour Massa en Argentine, préconisé notamment par l’UIT-QI, ne peut que démoraliser les masses ouvrières par les illusions qu'il suscite.  Même avec des édulcorants du style "vote critique pour Massa, sans lui donner aucun soutien politique" la pilule reste difficile à avaler. C'est une capitulation face aux illusions que sèment l'idéologie bourgeoise sur la réalité de la "démocratie bourgeoise" dans le capitalisme pourrissant.

Nous approuvons par contre la position du PTS argentin. Ce parti appartient à la même organisation internationale que les militants de Révolution permanente. Ils ont notamment écrit :

"tout en s’opposant de toutes nos forces à Milei, notre organisation qui participe à chaque lutte contre l’austérité ne peut pas soutenir Massa ni lui apporter un quelconque soutien au second tour. Au contraire, il faut se préparer à lutter aux côtés des travailleurs, des femmes et des jeunes contre chaque nouvelle mesure d’austérité, en faveur de la revalorisation des salaires et des pensions, contre la précarisation du travail et pour mettre fin à la domination du FMI."

Il faut plus que jamais que la discussion reprenne entre ces organisations sur cette question fondamentale.

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