Derrière les invectives qui fusent de toutes parts, entre ceux qui appellent, pour les uns, au refus de choisir entre la peste et le choléra, pour les autres à un barrage contre la marée brune, se profile en arrière-plan comme un paysage marécageux.
D’un côté : « Vous qui vous abstenez, vous vous comportez en enfants gâtés, ce n’est pas vous qui aurez, les premiers, à subir la répression, la violence raciste, xénophobe, antisémite, homophobe… ». Et de l’autre côté : « Vous qui allez voter Macron pour faire barrage à Le Pen, c’est vous les enfants gâtés, car vous ne connaissez rien au sort des déshérités des banlieues pavillonnaires, des campagnes désertées, des familles disloquées, abandonnées par la crise économique ! ».
Dans ces invectives, on entend le son des petites batailles de clochers de l’ancien temps, quand tel curé défendait « ses pauvres » contre le curé du village voisin. Est-ce cela, être de gauche ? Ne cédons pas à cette appropriation illégitime en brandissant chacun ses pauvres, ses victimes, ses exclus, ses migrants... Ayons au moins l’élégance de nous défaire de cette posture grandiloquente, même si c’est la bienveillance et la bonne volonté qui souvent la motivent. Apprenons modestement à regarder, sans les hiérarchiser, les multiples visages de la misère, de l’exclusion et de la coercition.
Car, pendant que nous, les enfants gâtés des Trente Glorieuses, les petits « privilégiés » (ah, le détournement de ce mot lancé à la figure de ceux qui ont un statut, un petit bagage, alors qu’on n’ose même plus parler des vrais « Privilégiés »), nous nous réclamons de « nos pauvres » et de « nos exclus » pour infléchir le verdict des urnes, des millions de Français pataugent dans le silence de leurs territoires dévastés. Pendant que nous nous interpelons les uns les autres en leur nom et pour leur bien, ces millions de gens n'entendent pas nos cris de ralliement et n'ont rien à faire de nos leçons de morale.