L’heure ne semble pas au débat d’idée, c’est assez compréhensible… L’émotion et la raison font rarement bon ménage. Pour une majorité des Français, l’émotion, en ce moment, est lourde de deux fardeaux : d’un côté le danger de l’extrême-droite, d’un autre côté la haine contre Macron.
Dans cette situation, si l’on se laisse gouverner par l’émotion, c’est de deux choses l’une : soit elle penche du côté de la haine, soit elle penche du côté du danger. C’est sans doute ce qui décidera de l’issue des élections législatives les 30 juin et 7 juillet prochains. Dilemme insoluble tant que l’émotion nous gouverne. Et comme on dit dans ces cas-là : Alea jacta est…
La raison peut-elle nous éclairer, face à ce dilemme ? C’est la question que je pose. Et aujourd’hui la raison me dit une ou deux choses, dont l’enjeu devrait nous aider à relativiser nos émotions.
Avec l’extrême-droite au pouvoir, que va devenir l’Ukraine, déjà en bien mauvaise position ? Depuis plus de deux ans, l’Europe lui apporte un soutien minimaliste, par petites doses, tétanisée par les réactions possibles d’un Poutine déchaîné. Celui-ci a pourtant, depuis longtemps, franchi la « ligne rouge », un peu partout, mais l’Europe, trop occupée à ses intérêts matériels, l’a laissé faire, jusqu’en février 2022 où il a bien fallu admettre que, cette fois-ci, c’en était trop. À cela s’ajoutent les tergiversations du Parlement américain et la perspective de voir Trump revenir au pouvoir en novembre prochain.
Dans ces conditions, la raison me dit une chose assez imparable, dont on ne peut pas ne pas tenir compte : le sort de l’Ukraine sera vite scellé si l’extrême-droite est en position de bloquer le soutien à ce pays. Elle ne s’en cache pas, et la Pologne, La Finlande, les pays baltes l’ont bien compris, eux qui sont aux premières loges de la guerre. Lors du scrutin européen de la semaine passée, ils ont largement fait barrage à l’extrême-droite. D’autres pays, plus loin du conflit, l’Allemagne, les Pays-bas, l’Italie, la France, semblent beaucoup moins préoccupés par cette guerre que par leur pouvoir d’achat et la peur de l’immigrant.
Mais si Poutine parvient à ses fins, un malheur plus grand s’abattra sur l’Europe tout entière. Et il sera trop tard pour comprendre que le pouvoir d’achat et le besoin de sécurité ne sont encore que de moindres maux, face à un effondrement général de l’Europe (je ne dis pas « Union européenne », mais bien « Europe »). Alors, sur ce premier enjeu capital, la raison me dit que je dois bien réfléchir avant de me laisser gouverner par mes émotions.
L’autre enjeu capital est lié à la catastrophe climatique. L’Union européenne, telle qu’elle est gouvernée depuis des années, est bien loin de prendre les mesures nécessaires, si l’on espère en limiter les conséquences. Ce n’est pas le green washing qui permettra aux générations qui viennent de vivre dans un monde vivable. Ni la « transition climatique », qui visiblement est plus un mantra qu’un changement de société à la hauteur de la situation mondiale. Mais avec l’extrême-droite au pouvoir, en Europe, en France, tout comme aux Etats-Unis d’un Donald Trump, l’état de la planète, la perte de biodiversité, le réchauffement climatique, tout cela n’existe pas ; seul compte l’ordre, la « sécurité », le verrouillage des frontières. Quand au discours de l’extrême-droite sur le pouvoir d’achat, que peut en dire la raison ? Simplement que c’est du vent. Mais en la matière, ce mantra fonctionne en ce moment à merveille sur les émotions des Français.
Voilà deux enjeux vitaux, qui seront décisifs dès demain et pour l’avenir à court, moyen et long terme. Je ne parlerai pas ici des questions de liberté d’expression, de la presse, de la culture… Ces questions, aussi importantes soient-elles, ne sont pas aussi vitales pour l’avenir (car réversibles), sans compter qu’elle ne changeront rien à la donne. Face aux deux enjeux les plus vitaux pour l’avenir, la raison nous dit une chose qui est difficile à entendre : nous devons mettre entre parenthèses les émotions, ne serait-ce que provisoirement.
La perspective d’un » front populaire » est pour une (petite) moitié des Français une lueur d’espoir. Pour beaucoup d’autres, ça ne change rien. Il faut le comprendre. Nombreux sont ceux qui ont cru à « la gauche » pendant des décennies, et que les gouvernements « de gauche » (de Mitterrand à Hollande) n’ont cessé de décevoir. Et de trahir. Il faut le comprendre, car cela pèse très lourd dans la vie quotidienne d’une grande moitié des Français – et donc dans les émotions. Il est très difficile de ravaler sa colère, et sa haine. La raison a-t-elle une chance de faire encore entendre sa voix ?
C’est difficile aussi parce que la raison n’a rien à voir avec ce masque qui en tient lieu aujourd’hui : les discours, les éléments de langage, et les « there is no alternative », dont les dirigeants et leurs armées de communicants savent si bien se parer. Ils ont fini par réussir à rendre la raison méprisable. Comme si elle leur appartenait à eux, et à eux seuls, la classe dirigeante.
Mais la raison, loin d’être l’apanage des pseudo « élites » qui nous gouvernent, est au contraire universelle chez l’être humain. Et les deux enjeux que j’ai rappelés ici, ces enjeux que tout le monde a sous les yeux depuis des mois, chaque jour, ces enjeux que la raison de chacun et de tous rendent évidents, ces enjeux sont pourtant en train de passer au second plan dans le chaos médiatique de ces jours-ci.
Au moment de déposer un bulletin dans l’urne, le 30 juin et le 7 juillet, il est vital pour l’ensemble du pays, et sans doute pour l’ensemble du continent, de penser à l’Ukraine et au climat. Et cela, non seulement au premier tour mais aussi au second tour. Au second tour, un dilemme se posera sans doute dans de nombreuses circonscriptions : le dilemme de l'émotion contre la raison. A ce moment, il sera vital pour l’avenir de penser aux conséquences, prévisibles, annoncées, de l’extrême-droite au pouvoir : la victoire facilitée de Poutine sur l’Europe et l’arrêt brutal de toute politique écologique.