Pourquoi le « business » de l’optimisation fiscale n’est-il pas interdit par la loi, à l’instar du trafic de drogue ? Les cabinets de conseil qui s’engraissent dans ce business n’exercent-ils pas, comme dans le cas de la drogue, un trafic particulièrement nocif qui met en péril l’ensemble de la société (à l’échelle mondiale) et érige des citadelles de plus en plus insurmontables entre riches et pauvres ? Il s’agit bien, en effet, d’une forme de trafic : ces cabinets produisent et vendent des « produits » fiscaux qui aboutissent à retirer à des millions de gens les fruits collectifs de leur labeur et les plongent ainsi dans la misère.
Car c’est bien grâce à cette évasion massive de recettes collectives que des pans entiers des populations européennes voient leurs services publics dégradés (hôpitaux, écoles, transports publics…). C’est bien grâce à cette évasion massive de recettes collectives que les Etats sont enjoints à « réduire leurs dettes » et à faire toujours plus d’économies. C’est bien grâce à cette évasion massive de recettes collectives que les gouvernements (de gauche et de droite) engagent des « réformes » du droit du travail qui dégradent les conditions de travail de millions de salariés et créent du chômage et de la précarité. C’est bien grâce à cette évasion massive de recettes collectives que les gouvernements remettent toujours à plus tard de vraies réformes sociétales pour éviter le désastre écologique qui s’annonce de plus en plus inévitable…
A l’occasion de l’affaire des « paradise papers », qui n’a rien d’une révélation puisqu’elle fait suite à de multiples « scandales » depuis des années, les médias estiment à 600 milliards € les fuites fiscales annuelles, et l'économiste Gabriel Zucman évalue à 7900 milliards € la "richesse cachée" dans les paradis fiscaux. De son côté, l'ONG Tax Justice Network me semble plus proche de la réalité en estimant que ce serait en fait entre 21000 et 34000 milliards € de richesse cachée dans les paradis fiscaux.
Je voudrais compléter et renforcer ces chiffres, en m'appuyant sur le rapport annuel de répartition des richesses mondiales... d'une banque bien connue, le Crédit Suisse. J'ai téléchargé les rapports annuels d'octobre 2010 et de novembre 2016. Je compare les tableaux "Wealth pattern by region" (resp. p. 88 rapport 2010, p. 109 rapport 2016). On obtient des chiffres intéressants concernant les "millionnaires" (en dollars).
En 2010, il y avait 24 millions de millionnaires dans le monde, qui se répartissaient une richesse globale de 69 000 milliards (US dollars). Fin 2016, il y a 33 millions de millionnaires dans le monde, qui se répartissent... 116 000 milliards (US dollars) ! Cela représente en gros 50% de la richesse mondiale. Il est donc particulièrement inconvenant que des gens comme Hubet Védrine croient bon de préciser que les sommes soustraites aux impôts dans les paradis fiscaux ne représentent qu’une goutte d’eau dans l’océan de la « richesse produite » (sous entendu, « grâce à ce système capitaliste que vous décriez, par votre petite morale ordinaire »). C’est particulièrement inconvenant puisque la richesse créée, dans la seule période des années 2010 est pour sa plus grande partie aussitôt accaparée par une infime frange de l’élite capitaliste qui représente à peu près 1% de l’humanité.
Au vu des chiffres publiés par le Crédit Suisse, cette petite frange de millionnaires s’est à l’évidence nettement enrichie en 6 ans : l'écart de capital de cette élite, entre 2010 et 2016, est de 116-69=47 000 milliards (US dollars) ! Que d'argent "gagné", ou devrais-je dire détourné, et que les supporters émérites du capitalisme financier comme Hubert Védrine qualifient de « création de richesse » !! Cette création de richesse est un vaste hold-up à l’échelle planétaire. Et il est facile de faire le lien entre cette augmentation de richesse des millionnaires et la "richesse cachée dans les paradis fiscaux" que fait apparaître l’affaire des paradise papers. On peut penser, au vu de ces données, que le plafond de 34 000 milliards USD donné par l'ONG Tax Justice Network soit encore un peu en dessous de la réalité...
Dans le même temps, Hubert Védrine et ses condisciples oseront-t-ils continuer à nous dire que la « création de richesse » profite aux plus démunis (la fameuse « théorie du ruissellement » ?
Un démenti flagrant à cette théorie frauduleuse est donné par les tableaux de répartition des richesses par déciles, de la population mondiale. Ces tableaux montrent que 50% de la population mondiale la plus pauvre, qui ne détenait en 2010 que 1,6% de la richesse mondiale (Tableau p. 91 du rapport 2010), et fin 2016, s’est encore appauvrie en 2016 puisqu’elle ne détient plus que... 0,16% de la richesse (Tab. p. 114 du rapport 2016) !! Ce tableau montre en particulier que le décile le plus pauvre a sombré dans une dette abyssale...
Il suffit d'aller regarder ces chiffres (qui sont donnés par une banque !) pour avoir sous les yeux l'incroyable augmentation du gouffre qui sépare les riches du reste de l'humanité (je préfère dire gouffre que "inégalités" qui n'est qu'un euphémisme, bien trop banal pour rendre compte de la réalité de ce système).
Qu'est-ce qu'on fait de toutes ces informations ? Combien de temps nos concitoyens vont-ils rester anesthésiés ? Qu'attendons-nous pour exiger de nos instances gouvernementales européennes qu’elles promulguent de toute urgence une loi proscrivant le trafic des produits d’optimisation fiscale, dans chaque territoire de l’U.E. ?