On ne le soulignera jamais assez : depuis le début de son ascension, Macron conçoit l'exercice du gouvernement sur le modèle du management d'entreprise. Il faut donc s'attendre, de plus en plus, au genre de bouffonneries que sont les "séminaires" d'entreprise, où des cadres dociles sont réduits à se conduire comme des écoliers.
Le "grand débat national", annoncé par le jeune président manager pour répondre aux "préoccupations" des Gilets Jaunes et des Français en général, va-t-il nous en donner une fantastique illustration ?
En attendant ce grand rendez-vous qui s'annonce surréaliste je ne peux m'empêcher de repenser à mes propres expériences en entreprise... J'ai eu l'occasion de vivre une crise sociale qui a secoué un centre de formation pendant deux ans. Finalement, un nouveau directeur est arrivé et a mis en place un "grand débat" pour permettre aux salariés d'exprimer leurs "préoccupations". Ce serait l'occasion de "tout remettre à plat" et de "repartir sur de bonnes bases"... Comme la madeleine de Proust, une impression de déjà vu s'empare de moi aujourd'hui...
J'avais alors écrit une pièce de théâtre pour relater cette expérience. J'ai quelques raisons de penser que la scène suivante, intitulée "Travaux de coloriage", donne par avance l'image ce qui va se passer dans le "grand débat national" annoncé par le "comité de direction" de Macron, pour tenter de calmer la colère des Français... Je vous laisse le soin d'en juger par vous-mêmes...
Travaux de coloriage
Coryphée : Hier, c’était le jour du printemps. Le Centre de formation était réuni au grand complet sur le campus, pour inaugurer la réorganisation de la DRH. Une grande perche androgyne, le nez crochu, faisait des allers et retours devant l’estrade en effectuant des moulinets avec ses longs bras maigres. Elle a introduit Esposito, le nouveau Directeur, tenue décontractée, oreilles pointues, moustache élégante. Esposito a saisi le micro et se l’est collé sous le menton, les yeux écarquillés de plaisir :
Esposito : Je vais retracer les grandes lignes de mon parcours, histoire que vous fassiez connaissance avec ma personne. Je dois dire que vous m’impressionnez un peu : j’ai en face de moi quatre vingt paires d’yeux dubitatifs, installées à des tables rondes.
Choriste 1 : La disposition des tables « en marguerite » était censée favoriser les travaux en petits groupes de sept à huit personnes :
Choriste 3 : Vous allez découvrir tous les gadgets de la nouvelle pédagogie. On va commencer par un quiz électronique sur les grands enjeux RH à l’horizon 2025.
Choriste 5 : Et pour ça, une tablette numérique va être distribuée à chaque groupe, pour solliciter votre intelligence collective.
Choriste 1 : Chacune des dix questions a donné l’occasion à cette « intelligence collective » de phosphorer pendant une trentaine de secondes :
Choriste 3 : Le nombre de salariés en 2025 qui ne sont pas encore aujourd’hui dans l’entreprise est-il de 20%, 30%, 40% ou 50% ?
Choriste 5 : Vous apprécierez au passage la subtile rhétorique déguisée en mini prophétie, destinée à faire fonctionner les neurones…
Coryphée : Il s’en est suivi une copieuse séance de présentation de la nouvelle organisation. Une trentaine de diapos PowerPoint projetées sur deux écrans et commentées par Esposito :
Esposito : J’ai appris l’art de commenter les slides avec une aisance totalement artificielle. J’ai suivi un coaching de communication, vous pouvez en juger à ma façon de lancer après chaque phrase un peu trop dense une anecdote personnelle, une courte blague, ou à défaut un exemple concret.
Luc (le sous-directeur) : Avec bien sûr des moments de respiration ! Moi ce que je préfère c’est les séquences de questions-réponses, où on me voit vrombir à travers la salle et plonger mon micro sous le nez de celui ou de celle qui a levé la main.
Choriste 1 : On a eu droit ensuite à une séquence phare de coloriage :
Choriste 3 : Vous allez partir à la découverte de votre imaginaire.
Choriste 5 : Vous serez dispatchés en quinze groupes de douze, dans de petites salles dites « satellites ».
Choriste 3 : Chaque groupe va être accompagné d’un animateur qui va distribuer un matériel de dessin,
Choriste 5 : Paquets de feutres de toutes les couleurs,
Choriste 3 : Paires de ciseaux,
Choriste 5 : Planches au format A4,
Choriste 3 : Où sont représentées des figures de type « mandala ».
Choriste 5 : Vous disposerez également de divers éléments utiles,
Choriste 3 : Notamment des feuilles autocollantes remplies de petits logogrammes,
Choriste 5 : Que vous allez pouvoir découper et coller sur votre mandala, au gré de votre inspiration.
Choriste 3 : L’animateur va vous donner une explication, assez confuse mais bon, on s’en fiche un peu, sur l’origine des mandalas dans la tradition hindoue, une façon de :
Choriste 5 : Vous aider à ouvrir vos chakras,
Choriste 3 : Et peut-être, qui sait, de vous abandonner dans la forêt obscure de votre inconscient…
Choriste 1 : Au bout d’une demi-heure on a ramassé les copies – ou plutôt non, on ne les a pas ramassées, justement…
Choriste 3 : C’est ça l’autre idée : chacun va s’approcher de la table au fond de la salle avec son dessin et l’agencer en un grand motif collectif,
Choriste 5 : Avec pour consigne : N’hésitez pas à faite bouger la structure, prenez le risque des déplacements et des rotations !
Choriste 1 : Les participants évoluaient autour de la table, d’un air absorbé qui allait de l’enjouement infantile à la moue dubitative…
Coryphée : Et voilà. C’est tout… Enfin presque…
Choriste 1 : Pendant la pause déjeuner, tout le monde a été invité à prendre une collation dans l’espace forum où étaient installés des stands thématiques intitulés :
Choriste 3 : « Nos talents ».
Choriste 1 : Une occasion pour chacun de découvrir des collègues qu’on n’avait jamais vus, et de prendre la mesure de :
Choriste 5 : « La vraie richesse humaine » de notre entité.
Coryphée : Une heure plus tard, pour clore le séminaire, regroupement final dans l’amphithéâtre, où une fresque de 80 mandalas tapissait le mur en fond de scène, sous un éclairage tamisé, manifestement destiné à mettre en valeur cette floraison de couleurs criardes où s’exprimait toute l’étendue de notre créativité.
Choriste 1 : Le nouveau directeur a attendu que tout le monde soit installé dans l’amphithéâtre, puis il a pris le micro en se tournant une longue minute vers ce chef-d’œuvre collectif. Et, pesant ses mots avec une pointe de trémolo dans la voix il s’est exclamé :
Esposito : (Il contemple la fresque quelques secondes avant de commenter) Eh bien voilà. C’est vous qui l’avez fait… Je ne sais pas vous, mais moi, là, je suis sidéré... (sa voix s’étrangle légèrement) Tout à l’heure, pendant le déjeuner, je me suis isolé ici un moment. J’ai regardé chacun de ces dessins de près, admiratif ; ils étaient tous si différents, à l’image de chacun d’entre vous. Et maintenant, quand je me recule et que je vois cette fresque de loin… franchement, je ne sais pas vous, mais moi, là, ce que je découvre et que je n’aurais jamais imaginé, pour moi c’est ça : l’harmonie collective…
Coryphée : C’est ce qu’on appelle le mot de la fin. Qu’ajouter de plus à cet instant de magie partagé ? Une nouvelle ère allait commencer. La DRH Groupe allait être dédiée désormais à faire fructifier le « capital humain » de l’entreprise. Pour nous, au Centre de formation, pas de doute, une page était tournée sur une pénible histoire qui a duré près d’un an…
Noir avec petite note musicale, et fondu enchaîné sur le tableau suivant.