Jean-François Ballay (avatar)

Jean-François Ballay

Auteur, réalisateur, essayiste

Abonné·e de Mediapart

94 Billets

0 Édition

Billet de blog 27 février 2025

Jean-François Ballay (avatar)

Jean-François Ballay

Auteur, réalisateur, essayiste

Abonné·e de Mediapart

Effondrement, dictature, et déni : tous les signaux sont au rouge

Le monde peut s’écrouler en quelques mois, en quelques semaines, en quelques jours. L’effondrement est si rapide qu’on ne s’aperçoit même pas qu’il a commencé. Le flot du quotidien nous le masque par un effet d’échelle : il est trop grand pour nos yeux. Les historiens nous disent pourtant qu’à chaque fois, tous les signaux étaient au rouge, mais personne, ou presque, n’en prenait la mesure.

Jean-François Ballay (avatar)

Jean-François Ballay

Auteur, réalisateur, essayiste

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

A l'ère des médias de masse et d'internet, nous sommes tous, peu ou prou, assez conscients de l’état du monde : le dérèglement du climat, l’extinction des espèces, les dégradations et pollutions des mers, de la terre et de l’air, l’extractivisme, les inégalités sociales, les injustices, les conflits, les guerres, les dictateurs, la montée en puissance de l’extrême-droite partout, les violences policières, la surveillance, la post-vérité, le refus de la connaissance, le repli sur soi, l’égoïsme, l’emprise des technologies numériques, la décomposition de l’éducation, le démantèlement des services publics et de l’État de droit…

Tout cela mijotait depuis plusieurs décennies dans le grand bain de l’histoire, mais aujourd’hui ces mille fléaux s’abattent tous en même temps sur le monde ; ils saturent l’actualité tous les jours, du matin au soir, et tétanisent les esprits. Face à ce flux ininterrompu, la légèreté et l’humour sont une bonne façon de réagir, une fenêtre pour respirer… à condition que la légèreté et l'humour ne soient pas l’habillage du déni. Où est la limite ? C’est la question qu’il faut se poser tant qu’il en est temps.

Car l’effondrement n’est pas à venir, il n’est pas à l’horizon dans dix ans, il est là, partout, et il a commencé depuis assez longtemps. L’un des signaux avant-coureurs était peut-être, avant même que les fléaux n’éclatent au grand jour, dans le déni, dans la déliquescence du débat public, dans le mépris de la pensée et du langage, c’est-à-dire depuis le tournant des années 1980 (l’ère des « communicants »)... Il y a beau temps que le débat n’est plus à la mode, si ce n’est au sens des plateaux télé qui confondent le débat et la foire d’empoigne. Mais, au sens de la confrontation des idées, de la connaissance, de la recherche du vrai, de la pensée, débattre n’a plus bonne presse depuis trop longtemps.

Ce qui amène une remarque au passage. Cela fait des décennies qu’on oppose la pensée et l’action, comme si c’étaient deux choses opposées. C’est au contraire cette opposition qui est un problème : il faut certes savoir mettre de côté la réflexion au moment d’agir, de se jeter à l’eau ; mais la pensée est un exercice qui doit se pratiquer chaque jour, à défaut de quoi on en perd la capacité (irréversiblement), et quand l’heure est venue d’agir, alors on fait les pires choix. C’est ce qui se passe tous les jours, au niveau politique. J’ajouterai : agir demande du courage et de l’effort... et penser demande du courage et de l’effort – voilà ce qui unit penser et agir.

Alors « que faire ? », comme on dit... Face à un problème, on cherche toujours la solution la plus facile. Celle qui ne demande pas (ou peu) de courage. (On peut le constater chaque jour dans les milieux de travail où la destruction des droits et la dissymétrie des rapports de force ne permettent plus d'alternative à l'asservissement et à l'allégeance, c’est le lot quotidien, n’est-ce pas ?) Le courage, dit-on, se manifeste dans l’action et on ne sait jamais à l’avance si on sera courageux ou lâches. C’est très vrai. Alors à quoi bon s’en faire, « on verra bien »... Oui, mais le courage, avant même de se traduire dans l’action, se manifeste en tant que faculté à surmonter le déni. Courage de débattre avant de se battre...

Mais la maladie du monde actuel a atteint encore un autre degré et bien sûr le tandem Trump-Musk en est le sinistre point d'orgue. Au stade actuel où la post-vérité a pris le pouvoir, le mensonge et la folie se propagent à la vitesse de la lumière. Nous devrions le savoir, si l’on prétend à être « éduqué ». Mais sur ce terrain, les diplômes ne sont pas d’un grand secours. Ni le confort matériel dans lequel nous baignons depuis les Trente Glorieuses.

C’est le sens de l’histoire qui manque. Gravement. Il manque aux dirigeants politiques tout autant qu’aux citoyens-consommateurs. Les historiens actuels sont pourtant à pied d’oeuvre, en ce moment, pour tenter de nous éclairer. J’en citerai quelques uns : Stéphane Audoin-Rouzeau, Michaël Foessel, Grégoire Chamayou, Johann Chapoutot, Christian Ingrao (etc).

Que nous disent-ils ? Que le monde peut s’écrouler en quelques mois, en quelques semaines, en quelques jours. L’effondrement est si rapide qu’on ne s’aperçoit même pas qu’il a commencé, ni où, ni quand, ni comment. Le flot du quotidien nous le masque par un effet d’échelle : il est trop grand pour nos yeux. Ce n’est que de loin qu’on pourrait en prendre la mesure. Dans le lointain d’une autre galaxie ou dans le lointain du temps.

Les historiens nous disent pourtant qu’à chaque fois, tous les signaux étaient au rouge, ils clignotaient tous en même temps, mais personne, ou presque, n’en prenait la pleine mesure. Y compris les milieux dits intellectuels (voir l'excellente chronique « Février 1933, l’hiver de la littérature », de Uwe Wittstock). Aujourd'hui les signaux d’alarme clignotent tous en même temps, à tel point qu’on croit peut-être à une panne de la signalétique. « Cela n’est pas possible » se dit-on en détourant le regard… Le déni n’en demande pas tant pour s’installer…

Il ne s’agit pas de s’alarmer au moindre signal, il ne s’agit pas de rester tétanisés devant nos écrans par une actualité nauséabonde. On s’en lasse. Et c’est bien ce qui se passe depuis des années. Les Européens sont las de tous ces fléaux qui saturent l’actualité. C’est l’over-dose. Impossible de se sentir concernés. C’est trop global. Seul le local nous concerne vraiment. Il suffit d’une inondation, d’une tempête. La maison inondée, les arbres renversés. Alors le réel devient présent. Au niveau global, le réel n’existe pas. C’est de l’abstraction.

L’échelle de temps de l’effondrement n’est pas compatible avec nos capacités cognitives. Elle est tout à la fois trop lente et trop rapide. Trop lente par rapport au train-train de la vie quotidienne qui endort les esprits. Trop rapide pour nos capacités les plus nécessaires : la vision, le courage…

Tout cela nous est enseigné par l’Histoire. Le déni est notre pire ennemi. Il nous endort et nous prive peu à peu de courage. C'est le plus court chemin vers l'effondrement. Cette leçon de l'Histoire, c'est ce qui devrait nous guider chaque jour. Et orienter notre chemin. 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.