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Billet de blog 28 avril 2017

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Le visage et les masques de la démocratie

Le vote utile est-il encore "démocratique"? La démocratie est, chez les Grecs, non pas la mise en œuvre d’une raison logique, ni d’une raison calculatrice, comme c’est le cas dans notre société, mais d’une raison délibérative. Or, la délibération, chez l'homme grec, c’est l’assemblée des visages qui se regardent en face et d’où émergent des paroles, des voix. En sommes-nous encore capables ?

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Un petit exercice de philosophie ? Oui, je sais, le mot seul en incitera plusieurs (mais qui ? je ne le sais pas d’avance) à refermer ce message. Oui, c’est vrai, la philosophie peut être ennuyeuse et sèche. Mais pas toujours. Alors je me lance…

Voter utile ? Voilà une belle perversité de la « démocratie » contemporaine. On commence par un cri du cœur : « Pas question de laisser le champ libre à l’extrême droite ! Vive la liberté ! Vive l’ouverture à l’autre ! Vive la culture ! J’ai le devoir de dire non ! De faire barrage à l’intolérance, à la violence, au racisme ! ». J’adhère à ce cri du cœur, je le partage et nous sommes nombreux, heureusement, dans ce cas.

Mais il y a un paradoxe, et pas seulement un paradoxe, une perversité, à transférer son cri dans un « choix », ou plus exactement, un calcul. Oui, le vote utile est un calcul. La raison calculatrice nous fournit une solution immédiate, un moyen de se donner bonne conscience : « je vais voter pour une classe sociale, celle des riches, par calcul, pour faire barrage aux fachos ». Et puis aussi : « Je veux pouvoir continuer à me regarder dans la glace. J’aurai fait mon devoir ».

Tant pis, si le vote, qui est un acquis de la Révolution, et qui dans son essence est un acte de foi, est désormais réduit à un simple calcul. L’acte de foi du vote, c’est la possibilité de dire : « voici ce que je veux ». Et voilà que nous l’avons laissé devenir ce pis-aller : « voici ce que je ne veux pas ». Quoi de plus passif que ce renoncement à l’acte de foi ? Le vote avait à l’origine quelque chose de sacré. Cette dimension s’évanouit avec le vote de calcul.

Nous avons sacrifié notre foi à notre bonne conscience. Nous avons perdu ce qu’il y a de sacré à voter en toute liberté, sans calculer ce que feront les autres. Désormais, à l’époque où la démocratie est dissoute dans le grand marché planétaire, le vote utile est un vote négatif. Disparu son caractère sacré, absolu, au profit d’un calcul d’utilité.

Le vote devient un acte de pesée : la balance du calcul met en équilibre deux plateaux, sur celui de gauche les avantages, sur celui de droite les inconvénients. Les inconvénients, ce sont les compromis et tout ce à quoi l’on va renoncer ; les avantages, ils sont maigres par les temps qui courent, ils se réduisent, en gros, à la bonne conscience. Et c’est elle qui l’emporte. C’est elle qui pèse le plus car son poids est psychologique. Accepter tous les maux de l’économie de marché, mais garder sa bonne conscience. Ouf. Pouvoir respirer encore un peu…

Or, quelle étrange illusion de croire se « regarder en face dans la glace » ! La formule est un piège langagier. Elle crée l’illusion. Réfléchissons un peu à cela. Au-delà des formules, il s’avère qu’on ne peut jamais se regarder en face. Ce qu’on peut regarder en face, c’est seulement l’Autre, avec un grand A – la Gorgone.

Maurice Merleau-Ponty et Emmanuel Lévinas ont magnifiquement analysé ce phénomène. Le visage qui nous fait face, ce n’est jamais un reflet dans le miroir. C’est le visage de l’Autre. Et ce visage n’est pas un objet. Le reflet, lui est un objet. Il est là, devant moi, cet objet, mais ce n’est pas le réel. Car, dans le visage de l’autre, qui est le seul visage qui existe pour moi, il y a quelque chose que je ne peux pas voir, mais que je ressens. Je le ressens parce qu’il me regarde. Je ne peux pas voir la « chose » qui me regarde. Car ce n’est pas une chose, c’est une présence invisible. Elle est là, je ne sais où, dans ce visage.

Mon reflet dans le miroir, c’est un appareil, une chose optique. Ce n’est pas mon visage. De même, je n’entends pas ma voix. Ce sont les autres qui l’entendent, sans savoir exactement d’où elle vient, ni ce qu’elle est. Mais ils l’entendent.

Ces phénomènes analysés par Merleau-Ponty et Lévinas sont à l’origine du théâtre grec. Les Grecs ont inventé le visage. Avec ce mot : « prosopon ». Plus tard ce mot, en latin, deviendra « persona ». Le masque. A partir des Latins, la personne manifeste son statut social par le « masque » qu’est sa « persona ». D’où la naissance de la notion de « personne », qui va être au cœur de l’invention du Droit par les Romains.

La « personne » va commencer son histoire dans le monde occidental à partir du moment où le masque se substitue au visage. Pour aboutir aujourd’hui à la notion d’individu. Mais revenons aux Grecs un instant. Pour les Grecs, le « prosopon » est à la fois visage et masque. Le visage et le masque grecs ne sont pas deux choses distinctes, comme ils le seront chez les Romains. Ils sont une seule et même chose. Toute la société grecque est fondée sur cette culture. C’est un fait anthropologique. C’est ce que Jean-Pierre Vernant a appelé « l’homme grec ».

Tout cela est très concret, au théâtre : un « masque » se présente devant le public, et ce masque est le visage de l’altérité. Un « phénomène », c’est-à-dire ce qui nous « apparaît ». L’évidence de cette apparition tient au fait que le surnaturel et le réel ne sont pas deux choses distinctes, chez les Grecs. Ils sont un seul et même phénomène. On voit et on croit. On croit ce qu’on voit. Mais on ne le croit pas au sens moderne où l’on croit à une idée. On le croit dans la mesure même où on le voit. Les spectateurs de théâtre, en Grèce, croient et ne croient pas au spectacle qu’ils voient. Ils le regardent, et ils sont pris de terreur et de pitié. La musique et le chant accompagnent inséparablement cette apparition. Aucun spectateur moderne ne peut comprendre cela. Sinon à travers une longue réflexion, une longue plongée dans l’inconnu…

Ainsi les Grecs ont pu inventer la démocratie. La démocratie pensée, non pas comme la mise en œuvre d’une raison logique, ni d’une raison calculatrice, comme c’est devenu le cas dans notre société, mais d’une raison délibérative. La démocratie suppose des conditions collectives de délibération. Et cette délibération, aussi étrange que cela puisse nous paraître aujourd’hui, ce n’est pas un simple échange de paroles, d’arguments. Encore moins une « communication » organisée ! Pour qu’il y ait vraiment délibération, il faut être ensemble, les uns en face des autres, et se regarder. La délibération, c’est l’assemblée des visages qui se regardent et d’où émergent des paroles, des voix. C’est ainsi qu’elle peut devenir « raison », « logos ».

Situation impensée et impensable aujourd’hui, à l’heure des médias télévisuels et des réseaux sociaux ! Pourtant, chacun d’entre nous a encore l’intuition du pouvoir que peut avoir cette assemblée. Les amateurs de théâtre, tout englués qu’ils soient dans le confort de leurs sièges, peuvent ressentir parfois les effets invisibles d’une présence partagée, dans une situation très singulière qui est celle où des acteurs apparaissent et se donnent à voir par les autres, qui sont venus là pour cela, qui se sont assemblés là pour cela. Cette situation est rare, et le théâtre de nos jours est souvent ennuyeux. Mais quand le phénomène se produit… quelle joie…

Revenons au vote utile. Revenons au calcul démocratique qui consiste à tolérer l’élection des uns pour seulement faire barrage aux autres. Qui, dans l’appareillage de l’isoloir, peut prétendre avoir participé à un rassemblement où les visages et les voix se sont fait face ? Qui peut vraiment croire qu’il a « agi », qu’il s’est senti « grandi » dans ce rituel dérisoire ?

N’importe quelle manifestation de rue parvient, malgré ses limites pratiques, à faire beaucoup mieux que l’acte solitaire dans l’isoloir. Je ne dis pas, pour autant, qu’une insurrection populaire est le must de la démocratie. Ce n’en est que le préalable indispensable. Mais tout se joue au moment où il faut passer de l’insurrection à la délibération collective. Et cela, dans nos grandes cités tentaculaires, nous n’en sommes plus guère capables…

La démocratie serait-elle alors vouée à être rangée définitivement au rayon des antiquités ? Je ne sais pas. Ce que je pense, c’est qu’il faut méditer à cette question des visages et des voix, il faut au moins faire l’effort de nous interroger sur ces phénomènes, qui sont la vie même, qui sont l’humanité même, si nous voulons nous donner une chance de réinventer, dans un monde globalisé, cette fragile notion de « démocratie » et la faire renaître de ses cendres. 

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