L’appel à « l’union nationale », que profèrent ouvertement l’exécutif et les dirigeants économiques, fait d'abord écho à « l’union sacrée » que les bourgeoisies européennes avaient réussi à imposer dans leurs pays (France, Allemagne...) au début de la guerre 14-18. Cette union sacrée a conduit tout droit à la grande boucherie de Verdun, qui a décimé les classes populaires et mis en veilleuse les luttes syndicales et les partis d’opposition.
Ce discours me fait aussi penser à l’usage managérial du mot « collectif » dans les entreprises ces dernières années. C’est l’un des mots que la communication managériale est parvenue à vider de leur sens. L’appel au collectif dans les entreprises est une injonction paradoxale, voire une bouffonnerie, quand tout le monde sait à quel point la compétition généralisée isole les salariés et affaiblit chaque jour davantage le syndicalisme de terrain.
Des décennies de communication d’entreprise et des cohortes de consultants ont produit un lavage de cerveaux et une passivité partagée par des masses de salariés affaiblis par la mise en concurrence et la pression gestionnaire. Les mots comme « confiance », « collectif », « solidarité », « bien-être au travail » sont devenus des hochets rhétoriques, qui ne trompent pas tout à fait les travailleurs, mais qui sont néanmoins utilisés à tour-de-bras dans le catéchisme des managers.
Le collectif, c’était au contraire, pour les générations antérieures, l’esprit de revendication, de coopération et de solidarité au sein des équipes de travail, et le goût du travail bien fait. En une génération (la mienne), tout cela a quasiment disparu des entreprises, et il n’est pas étonnant que l’immense masse des gens ait fini par renoncer à changer les choses et se soit résignée à son sort. Mais le pire, dans ce tableau, est d'avoir laissé les valeurs de solidarité se vider de leur substance, jusqu’à oublier qu’elles aient pu être une réalité…
Un sondage qui vient de paraître indique que les Français ne seraient pas sensibles à cet appel à « l’union nationale », et qu’ils seraient surtout en attente de « réponses » à leurs situations individuelles. Il ne faudrait pas pour autant se voiler la face : les deux ne sont pas incompatibles, l’individualisme peut aller de paire avec l’embrigadement… Mais, à la décharge des Français, ces réflexes d'égoïsme sont l’aboutissement d’un long processus d’isolement qu’a opéré le néolibéralisme.
La valorisation de l’égoïsme, largement partagée dans les classes moyennes, en France, en Europe et en Amérique du nord, a été exacerbée par la globalisation économique et la financiarisation de la société. C’est aussi un effet colatéral du confort matériel et de l'embourgeoisement qu’avait déjà pressenti Tocqueville lors de son voyage en Amérique, dans les années 1830.
Mais ce processus n’est pas irréversible. S’il est légitime, pour des millions de gens en situation de plus en plus précaire, de se préoccuper avant tout de leurs situations individuelles, ça ne veut pas dire que, sous la glace, le besoin de solidarité soit mort.
L’irruption des crises écologiques et sanitaires, qui sont de plus en plus dévastatrices chaque année, remet en mouvement des millions de gens partout dans le monde. Les peuples prennent conscience que cette civilisation basée sur le profit et la destruction systématique de la nature ne peut plus durer. Elle est en train de s’effondrer.
L’intensité dramatique de la crise du coronavirus (amplifiée par l’incurie de nos gouvernements) est le premier événement planétaire qui plonge les classes moyennes occidentales au coeur du désastre. Il ne s’agit plus simplement de « prendre conscience » : à partir de maintenant, chacun est directement concerné dans sa propre vie. La catastrophe n’est plus seulement un drame télévisuel, qui se déroule loin des riches métropoles.
L'avenir proche n'est pas encore écrit... D'un côté, il n’est pas du tout certain que la majorité des populations change vraiment ses comportements après la crise. Tout porte à croire, au contraire, que beaucoup cherchent à continuer comme avant, avec encore plus de frénésie consumériste… C’est ce qui risque de se passer, surtout dans les classes les plus aisées, qui sont dans les starting-blocks, avec le Medef et les « gens sérieux » qui nous gouvernent, pour reprendre leur train de vie…
Mais, d'un autre côté, les classes populaires, qui subissent de plein fouet le confinement et ses débordements de violences policières, vont-elles reprendre le chemin du travail comme avant ? Les innombrables salariés qui étaient dévalorisés depuis des lustres et isolés face à leurs employeurs auront-ils trouvé dans cette crise une nouvelle source d’énergie pour s’organiser collectivement et faire barrage à la loi du profit ? Ce serait un mouvement de balancier de l’Histoire comme il s’en produit de révolution en révolution.
L’union nationale n’a en effet pas beaucoup de chance d’être au rendez-vous. Et c’est bien le moins qu’on puisse espérer ! Les populations ne sont pas dupes : les « élans de générosité » que nos bons médias main stream s’emploient à leur renvoyer en miroir, à longueur de reportages et de micro-trottoirs, sont une mise en scène : il s’agit de fédérer les énergies, de renvoyer une image positive – et les exemples ne sont pas choisis au hasard, on nous montre une image de travailleurs « généreux », c’est-à-dire corvéables à merci, que leurs employeurs sont prêts à « mobiliser » en mode déconfiné, au service de la « relance » économique. Pour faire comme avant, mais avec une « armée de travailleurs » que la crise aura endurci à l’effort.
Ça ne va pas forcément se passer comme ça… Le mot « collectif » est instrumentalisé, comme cette « générosité » des soignants, des infirmières, des livreurs, des magasiniers, des enseignants. C’est une vieille recette de la communication managériale : renvoyer une image positive aux travailleurs pour mieux les mobiliser au service de l’entreprise. Pourtant, cette fois-ci, il se pourrait bien que cette recette ait fait long feu…
Et si le coronavirus avait fait le plus dur ? Il ne reste plus qu'à finir le job, l'occasion nous tend les bras : le 11 mai, camisole de l'austérité ? Ou grève générale ?