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Billet de blog 29 juin 2016

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Comble de la richesse et misère de la démocratie

Le Brexit est à peine voté que déjà les trahisons et les mensonges vont bon train au sein du petit club des bureaucrates européens. Ce qui crève les yeux une fois de plus, c'est que les peuples d'Europe sont bâillonnés. Comment se fait-il qu'ils se laissent enfermer ainsi dans une cage d’acier ? La démocratie est-elle définitivement morte, dans cette Europe si riche mais si inégalitaire ?

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Le Brexit est à peine voté que déjà les mensonges et les trahisons vont bon train au sein du petit club des bureaucrates européens. Ce qui crève les yeux (et le cœur) une fois de plus, c'est que les peuples d'Europe sont bâillonnés. Leurs dirigeants de tous bords mentent sans vergogne et il n'y a plus de vote possible, quel que soit le côté vers lequel les gens se tournent. Nigel Farage, par exemple, qui avoue le lendemain matin du vote que tout ce qu'il a promis est du pur mensonge (les fameux 350 millions de Livres hebdomadaires soi-disant distribuées à l'Europe, qu'il promettait de transférer vers la sécurité sociale des Britanniques). Ou les oligarques du parti travailliste qui désertent le navire. A ce niveau de mensonge c'est du crime en bandes organisées.

Le degré de frustration populaire européen, tous pays confondus, est tel aujourd'hui que le pire est à craindre. Les classes sociales aisées sont complices. Les vieux décident de l'avenir des jeunes, tout en profitant des acquis que les générations précédentes ont permis, au prix de luttes et de combats courageux. Nos castes supérieures persistent dans l'aveuglement et la suffisance, au-delà de toute limite. Quelle monstruosité va ressortir de tout cela ? Comment se fait-il que les peuples européens se laissent enfermer ainsi dans une cage d’acier ? La démocratie est-elle définitivement morte, en Europe ?

L’Europe est riche, voire très riche, dit-on à juste titre. Pourtant tout le monde peut constater à quel point cette richesse est inégalement répartie. Un véritable gouffre sépare à nouveau les riches et les pauvres. Ce gouffre n’est pas seulement économique, il est aussi culturel et politique. En haut de l’échelle on ne pense pas de la même façon qu’en bas. En haut, le monde va bien, merci, pendant qu’en-dessous le moral n’en finit pas de chuter.

C’en est fini depuis longtemps des promesses d’ascenseur social des Trente Glorieuses qui ouvraient à ceux d’en bas la possibilité d’un avenir meilleur. Après quatre décennies d’ultralibéralisme, notre société de marché s’est structurée en trois classes sociales de plus en plus étanches. Cette profonde division explique largement les blocages politiques que chacun ressent de plus en plus intensément (et cela va encore s’accentuer avec l’apparition d’une quatrième classe, située tout en bas de l’échelle : celle des « migrants »).

Cette structuration sociale n’a plus grand-chose à voir avec la tripartition de l’Ancien régime, dans la mesure où la hiérarchie du pouvoir est désormais essentiellement économique. Pourtant, le clivage des « classes » ne se fait guère moins sentir que dans le monde pré-moderne. Il suffit de considérer quelques chiffres clés et de les garder à l’esprit pour observer les remous sociaux et politiques qui déchirent aujourd’hui la France, l’Europe, le monde. En quoi consistent donc ces trois grandes classes qui cohabitent – mais ne semblent plus pouvoir vivre ensemble, sur le même navire baptisé « Union Européenne » ?

Commençons par le bas. La classe des non possédants et des déshérités, voire des exclus. Elle représente la moitié de la population européenne mais ne détient au total qu’à peine 5% de la richesse nationale dans chaque pays. Concrètement, la majorité des hommes et des femmes de cette classe ne possède pratiquement rien, pas même le logement. Ou bien, lorsqu’on hérite d’un modeste appartement dans une HLM ou dans une petite ville de province, on n’est pas pour autant à l’abri du chômage et de la misère. Avec un revenu moyen mensuel inférieur à 1700 euros, les gens de cette classe ne parviennent jamais à épargner, tout au long d’une vie de travail, plus de quelques milliers d’euros en moyenne – et les enfants devront tout recommencer à zéro. Leur navire, c’est la galère.

La classe moyenne, qui représente environ 40% de la population, est apparue au vingtième siècle (comme l’explique Thomas Piketty) avec l’économie de marché et ce qu’on a appelé le « progrès ». De fait, elle se distingue de la précédente par le fait qu’elle détient une part non négligeable de la richesse nationale soit, bon an mal an, environ 35%. Les gens de cette classe récoltent comme fruit de leur travail environ 40% du revenu national, ce qui leur permet, au terme d’une vie de travail, de transmettre à leurs enfants un petit patrimoine compris entre quelques dizaines et quelques centaines de milliers d’euros (en général un petit appartement ou une modeste maison de banlieue). Leur navire, c’est la chaloupe.

Le Top 10% constitue la classe supérieure. Celle-ci détient 50 à 60 % de la richesse patrimoniale et accapare environ 35% des revenus, dont une part non négligeable provient non pas de son travail mais des revenus de son capital. Au seuil inférieur de cette classe supérieure, on détient un patrimoine de l’ordre de 1 million d’euros, mais les chiffres montent très vite... Au sein de cette classe supérieure il faut distinguer les riches : le top 1% détient un patrimoine supérieur à 2 millions d’euros. Et lorsqu’on entre dans le premier millime, c’est le règne des très riches qui possèdent plus de dix millions d’euros. Leur navire, c’est le yacht de luxe.

Ces trois mondes ne cohabitent plus ensemble. Ils ne sont pas sur le même bateau, et quand certains se noient en fond de cale, d’autres se dorent au soleil, sur le lac tranquille de leur conscience. Quelles sont les conséquences de cette réalité socio-économique sur les choix politiques, dans notre régime qu’on ose encore qualifier de « démocratie » ?

Toutes les élections le montrent – comme, de façon emblématique, le vote récent du Royaume Uni en faveur du Brexit : ceux qui sont globalement satisfaits de l’Union Européenne et qui chantent les vertus de l’« ouverture », du libéralisme, de la compétition économique sont très majoritairement les riches, ainsi que les classes à haut niveau d’éducation. C’est-à-dire le top 10% de la population.

Mais pour autant, cette classe supérieure pourrait tout aussi bien s’adapter à des changements importants : que les gouvernements soient de gauche ou de droite, socio-démocrates, néolibéraux, ou « socialistes », peu leur importe. Cela ne change rien pour eux ! A tous les coups ils gagnent : face, ils s’enrichissent, pile, ils prospèrent. Au demeurant, il va de soi que les élites sociales, politiques, médiatiques, se recrutent presque exclusivement dans cette petite frange du top 10%, et pour tout dire en grande partie dans le top 1%. Il ne faut donc pas s’étonner qu’ils restent invariablement aux commandes de la société, quels que soient les scrutins. Nulle élection, nul référendum, n’ont la moindre incidence sur le cours tranquille de leur destin (ainsi que de leurs descendants).

Au milieu, dans la classe moyenne, les choses sont un peu plus compliquées. La division règne : c’est dans cette classe que l’on trouve une première ligne de fracture entre ceux qui se sentent « de gauche » et ceux qui se sentent « de droite ». Ils peuvent bien se déchirer dans leurs idéologies. Cela peut modeler leurs destins individuels, mais au global cela ne change rien. La moitié vote tantôt PS, tantôt écolo, tandis que l’autre moitié vote pour Les Républicains ou le Modem… Leurs choix sont interchangeables à l’infini. Ce qui est sûr, c’est que cette classe n’est pas prête à prendre le risque de changer vraiment le monde. On sait trop bien ce qu’on risque de perdre : un petit confort matériel, un train-train quotidien qui somme toute est plus enviable qu’une révolution ou une guerre... Ainsi, à chaque scrutin, les gouvernants changent, mais le système demeure, et la classe supérieure n’est pas plus affectée par les revirements de cette classe moyenne docile que les montagnes ne le sont du souffle d’une libellule ou du battement d’aile d’une hirondelle…

Et en bas, dans la classe des déshérités, que se passe-t-il ? Pour cette moitié de la population qui ne possède à peu près rien, ou si peu, c’est le sentiment de frustration qui domine. Election après élection, année après année, on se sent trahi par les gouvernants. A la moindre crise, les choses empirent encore. Lorsque les dirigeants, comme Sarkozy en 2007, arrivent en fanfare pour annoncer que désormais on va travailler plus pour gagner plus, et que les médias décident que les choses vont plutôt bien… on y croît peut-être un instant… Mais très vite c’est le désenchantement. Puis le découragement. Vote-t-on à gauche la fois suivante ? C’est le même résultat. Et puis arrivent les crises, cette fois-ci les médias s’effarouchent et font semblant de regretter le bon temps de la « prospérité ». Mais dans la classe inférieure, on sait bien qu’à la petite misère quotidienne succède la crise, le chômage, la course à la survie, le désespoir. Alors on finit par se résoudre à voter aux extrêmes. Que faire d’autre, lorsqu’on a déjà tout essayé, et que l’on veut croire encore un tout petit peu qu’un jour viendra un sauveur ? On vote extrême droite ou extrême gauche, ce qui n’est certes pas du tout la même chose… Ce n’est pas la même chose, mais les « pauvres » ont souvent en commun d’avoir encore un authentique sens moral, et non pas seulement des « valeurs » comme s’en réclament les donneurs de leçons de tous poils. Cependant, au bout du compte on en est réduit à poursuivre des chimères, auxquelles on ne croit pas vraiment, mais on fait comme si, parce que sinon, comment continuer à vivre ?

Cette désespérance de la « populace » est vouée aux gémonies par les élites. Celles-ci se scandalisent de la montée de l’extrême droite comme naguère elles agitaient le chiffon rouge face au communisme. Quand on a une « bonne éducation », un milieu familial sécurisant, de bonnes relations, un bon travail, une position sociale confortable, quoi de plus normal que de s’insurger contre la menace rouge ou la peste brune ? On se paie le luxe du frisson. Pendant ce temps, la classe moyenne est tenue en otage par les élites : « votez pour nous, si vous voulez faire barrage au front national ! Vous n’avez plus le choix ! Vous et nous, nous sommes du même côté de la barrière, c’est le moment de se montrer solidaires ! ».

Tout cela durera tant que la classe moyenne acceptera cette prise d’otage. C’est-à-dire tant qu’elle aura quelque chose à perdre. Ce qu’elle possède, c’est modeste, mais ce sont les parents, les grands-parents, qui ont contribué à le conquérir. Cette conquête laborieuse s’est faite progressivement, au long des XIXe et XXe siècles, à force de luttes sociales et de sang versé. On ne peut pas jeter tout cela par-dessus bord. On s’accroche… Pourtant, depuis plusieurs décennies, la marée monte, les vagues font assaut contre cette fragile muraille du « progrès matériel ». On n’y croit plus beaucoup, mais que faire d’autre que voter un peu à droite, ou un peu à gauche ? La classe moyenne s’accroche. Elle ronge son frein en attendant des jours meilleurs – qui ne viennent pas. Et chaque année recule l’espoir de voir revenir les temps bénis de la « prospérité ». La globalisation économique et financière rendent très hypothétique un retour aux « Trente Glorieuses ».

Sans compter que l’humanité tout entière se trouve cette fois-ci face à un mur : le « mur écologique ». Les ressources de la terre s’épuisent. Le climat se réchauffe. La planète est dévastée, en même temps que la misère envahit le monde, après une période bénie d’abondance qui n’aura duré que deux générations. La classe moyenne n’est pas loin, elle non plus, de désespérer, mais elle s’accroche de tout son être pour éviter le grand naufrage.

L’issue semble hélas irrémédiable. Bientôt la digue cédera. Et tout à coup ce n’est plus une petite moitié de la population qui votera pour les extrêmes. Tout à coup, c’est 90% de la population qui se précipitera vers la rupture. Il suffira d’un nouveau Hitler pour récolter d’abord 25%, puis 40%, puis 60% des votes. Il portera peut-être un masque bienveillant, ou même pas nécessairement. Ce pourra être un grand séducteur, ou tout aussi bien un sombre braillard. Ce qui comptera, c’est qu’il aura le pouvoir d’incarner la revanche. Et quand viendra ce jour funeste, évidemment, cela fera belle lurette que le mot « démocratie » aura été emporté dans le fleuve des illusions perdues…

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