D’une part, il convient d’éviter le piège de la « surinterprétation religieuse » contre lequel l’historien de l’Antiquité romaine Paul Veyne met en garde. Mais, de l’autre, il faut aussi admettre l’irréductibilité des « logiques intrinsèques » (Max Weber) de la foi, celles-ci fussent-elles d’une intensité variable selon les croyants ou les circonstances. L’analyste doit constamment naviguer entre Charybde et Scylla, éviter l’écueil de l’assignation au religieux de faits qui n’y participent pas, tout en ne cédant pas à la tentation des isomorphismes du « matérialisme vulgaire », enclin à ramener la croyance à des intérêts profanes.
En conséquence, l’ « insécurité religieuse » (ou spirituelle) constitue un sentiment, éventuellement politique, spécifique qu’il importe de prendre en considération. Celle-ci n’est pas dissociable de l’insécurité physique que provoquent la délinquance, la maladie, la pauvreté, l’ajustement structurel, la guerre, mais elle y demeure irréductible.
Par ailleurs, les pratiques, plus que la lettre, constituent le vrai objet de la recherche, tant les croyants prennent de liberté interprétative avec les Ecritures, en étant certains que Dieu reconnaîtra les siens le Jour venu.
Le rapport de la religion à la violence ne peut se comprendre que comme une manifestation parmi d’autres de l’historicité des sociétés africaines. Depuis deux siècles, la globalisation a consisté en une triangulation entre trois dynamiques que le discours commun oppose à tort :
1) l’intégration, à l’échelle mondiale, d’un certain nombre de marchés : marché des capitaux ; dans une moindre mesure, marché des biens et des services ; de manière beaucoup plus contrainte, avec un fort effet de disjonction, marché de la force de travail ; marché, aussi, de la foi grâce à la prédication, la conversion ou le « réveil » (born again, de type chrétien ou musulman) ;
2) l’universalisation de l’Etat-nation territorialisé et bureaucratique comme forme légitime d’organisation politique, au prix de la dislocation des empires plurinationaux, pluriethniques et pluriconfessionnels, et au risque d’une extension de la définition ethnoconfessionnelle de la citoyenneté ;
3) la généralisation de consciences particularistes, au gré d’un formidable travail idéologique d’ « invention de la tradition ».
L’Afrique ne fait pas exception par rapport à ce paradigme. La traite esclavagiste, la traite légitime, la colonisation, l’aide au développement, les programmes d’ajustement structurel, la pandémie du sida ont accéléré son intégration à l’économie mondiale. Les empires coloniaux l’ont découpée en territoires qui se transformeront en Etats-nations avant même la décolonisation. Ils l’ont « traditionalisée », notamment en l’ethnicisant. La religion a été au cœur de ces transformations.
C’est parce que le fait religieux est inséré dans les autres logiques de la société et est un élément constitutif de leur historicité qu’il se trouve éventuellement mis en relation avec la pratique de la violence, selon un vocabulaire ou une grammaire propres, mais au gré d’enjeux qui sont trivialement mondains : le pouvoir, l’accumulation, l’inégalité. Aussi la combinaison entre la violence et la religion est-elle aléatoire, et n’a-t-elle rien d’essentiel, contrairement à ce que d’aucuns s’échinent à démontrer, à grand renfort de citations isolées de leur contexte et surinterprétées. Le cas emblématique de Boko Haram en offre une illustration très claire. Les autres mouvements armés d’orientation religieuse sur lesquels se concentre aujourd’hui l’attention internationale – la Séléka en Centrafrique ; AQMI, le MUJAO et Ansar Dine au Mali – correspondent peu ou prou à ce modèle, y compris dans leur rapport critique à l’asymétrie socialement et régionalement inique de l’Etat central, dans leur traitement de la question foncière et dans leur gestion des relations délicates entre éleveurs et agriculteurs. D’inspiration évangélique, si l’on peut dire, les anti-Balaka ne s’en éloignent nullement. Mais c’est l’Armée de résistance du Seigneur, en Ouganda, qui paraît être la sœur jumelle et néo-chrétienne de Boko Haram.
Une évidence s’impose alors. Si l’on met de côté la violence sociale, et notamment la délinquance, qui mobilise volontiers les ressources de l’invisible, la guerre est, du point de vue politique, la violence de masse qui a ravagé le continent de manière inédite, dans son histoire, du fait de l’introduction de l’armement industriel, de l’universalisation de la conception bureaucratique, exclusive et territorialisée de l’Etat-nation, et de l’ethnicisation des appartenances politiques. Elle a coûté la vie à des millions de victimes depuis les indépendances, sans même parler de celles de la conquête et de l’occupation coloniales ni de l’implication dans les deux Guerres mondiales des sociétés africaines qui n’en pouvaient mais.
Or, la guerre, d’une part, n’a que très rarement, voire jamais, eu pour logique première les « logiques intrinsèques » de la foi. Elle a d’abord été politique et a eu pour objet le contrôle de l’Etat et de l’accumulation que permettait la maîtrise du pouvoir ou du territoire, ainsi, plus rarement, que la rivalité inter-étatique (Ethiopie vs Erythrée, Algérie vs Maroc, Egypte vs Israël, Burkina Faso vs Mali). La place de la religion a été pour ainsi dire infinitésimale ou marginale dans les conflits les plus graves de ces dernières décennies (République sud-africaine, Mozambique, Namibie, Angola, Zimbabwe, Burundi, Rwanda, Ouganda, Congo-Kinshasa, Congo-Brazzaville, Cameroun, Centrafrique, Tchad, Nigeria, Côte d’Ivoire, Liberia, Sierra Leone, Guinée-Bissau, Sahara occidental, Libye, Ethiopie, Libye). Là où son rôle est entré en ligne de compte, chacun voit que tel n’était pas le fond du problème. La guerre civile d’Algérie, dans les années 1990, était fondamentalement politique et a d’ailleurs opposé des musulmans à d’autres musulmans. De même, la guerre de sécession du Sud-Soudan ne s’est jamais réduite à un affrontement entre musulmans du nord et non musulmans du sud, et le nouvel Etat s’est immédiatement déchiré au gré d’un conflit qui n’a rien de religieux, même si les acteurs évangéliques y sont omniprésents. Enfin, la dissidence casamançaise, au Sénégal, a été d’abord régionaliste, quelle qu’ait été la part des catholiques en son sein, tout comme celle du nord du Mali ou du Niger dont des éléments touaregs ont pris l’initiative, quitte à fournir une opportunité à des combattants djihadistes venus de l’extérieur ou issus d’autres groupes ethniques locaux.
D’autre part, le fait religieux a été présent dans la plupart de ces conflits, soit que l’appartenance à tel ou tel des deux grands monothéismes ait fourni un emblème identitaire complémentaire aux protagonistes politiques en présence (par exemple en Côte d’Ivoire, dans les années 2000), soit surtout que l’invisible leur ait procuré des techniques de combat, et notamment de « blindage » ou de divination. De ce point de vue, le djihad n’est pas le prototype de la « guerre religieuse ». Il est un simple avatar du phénomène politique et social de la guerre, dont il utilise à l’occasion l’art de l’invisible, auquel n’ont répugné ni Maitatsine ni Boko Haram. Et ses enjeux socio-économiques – le contrôle du foncier ou du commerce, la mobilisation des mal nés – sont plus décisifs que les disputes théologiques, ce en quoi il se rapproche à nouveau des conflits « non religieux », tels que ceux du Liberia ou de la Sierra Leone.
Banale en soi, à l’aune de la comparaison sociologique, la centralité de la guerre, dans l’histoire contemporaine du continent, et sous ses formes nouvelles, s’explique par la compénétration de la durée de l’Etat-nation, à l’ère national-libérale (19e-21e siècle), et de celle, beaucoup plus ancienne, du répertoire combattant comme ethos de la jeunesse, de l’honneur et de la virilité. Le millénarisme armé est sans doute une affaire de virtù, autant que de foi. Le point de convergence entre la violence et la religion devient alors, sans doute, la dignité, que confèrent et l’une et l’autre dans un continent outragé.
Le passage au politique du religieux, sur le mode de la violence, est porté par des organisations. Certes, les émeutes, les pogroms, les massacres inter-religieux comportent une part d’hybris spontanée de la foule. Mais très rares sont ceux d’entre eux qui ne portent pas le signe d’une préparation soit idéologique, à l’initiative d’institutions religieuses, soit organisationnelle, à l’initiative de provocateurs ou de véritables mouvements armés ou paramilitaires. La Séléka et les anti-Balaka, respectivement de connotation musulmane et évangélique, en République centrafricaine, Boko Haram, au Nigeria, l’Armée de résistance du Seigneur, en Ouganda, certaines des milices libyennes islamistes sont des prototypes de tels mouvements armés d’orientation religieuse. Ils se situent dans la continuité des soulèvements, d’inspiration religieuse ou non, qui ont émaillé l’histoire des pays concernés depuis un ou deux siècles. Même si certains d’entre eux ont pu entrer en ville, plus ou moins durablement, et s’apparentent à des formes musclées d’exode rural, comme en Somalie, ou si leurs adeptes viennent en partie de la ville, comme dans le cas de Boko Haram, leur implantation demeure largement rurale.
Mais l’urbanisation rapide de l’Afrique doit nous amener à nous interroger sur l’apparition de tels mouvements armés d’orientation religieuse citadins, dont l’économie politique et morale serait très différente de leurs prédécesseurs ruraux. Peut-être est-ce le prophétisme néo-traditionnel de Mungiki, au Kenya, qui préfigure le mieux ce que pourraient être de tels mouvements armés d’orientation religieuse en milieu urbain.
S’il nous faut résumer en quelques mots le rapport contingent que la religion entretient avec la violence en Afrique, nous pouvons avancer l’hypothèse suivante. A partir de la fin du 19e siècle, la situation de formation de l’Etat-nation bureaucratique, dans un contexte d’intégration croissante du continent à l’économie capitaliste mondiale, s’est accompagnée d’une double transformation des consciences qui serait contradictoire si les sociétés répondaient à un jeu à somme nulle : d’une part, leur traditionalisation, notamment sous la forme de l’ethnicité et de l’invention de la tradition ; d’autre part, leur conversion à des formes de plus en plus abstraites de monothéisme, allant de pair avec leur adoption de l’épistémé européen et des logiques du capitalisme, telles que la monétarisation, le développement des cultures de rente, la titrisation de la propriété privée de la terre, l’urbanisation. A la fin du 19e et au début du 20e siècle, un premier moment religieux a ponctué ce basculement, qui a pris le visage de la réforme et du réveil, et qu’ont illustré, chacun à leur manière, et selon les pays, la Nahda en Afrique du Nord, le djihad et la transformation du paysage confrérique en Afrique occidentale et orientale, le prophétisme en Côte d’Ivoire et en Afrique centrale, l’éclosion d’Eglises indépendantes qui s’est ensuivie, des soulèvements millénaristes et, last but not the least, l’entrée dans les Eglises chrétiennes occidentales. La simple liste de ces phénomènes religieux suffit à rappeler que leur rapport à la violence est contingent et doit pour l’essentiel aux circonstances locales des terroirs historiques. Le plus important est de prendre acte de leur concomitance, d’admettre leur congruence et d’y voir la trace de transformations sociales plus amples qui ont accompagné le traumatisme de la dépossession coloniale.
Dans la continuité de ce premier moment religieux et la reproduction de la situation de formation de l’Etat-nation capitaliste et de sa classe dominante, s’est noué, sous nos yeux, un deuxième moment religieux, dans les années 1980, au cours duquel la triangulation de la globalisation, dans un contexte de crise financière, d’ajustement structurel, de pétrodollarisation de certaines économies, d’expansion urbaine, de pandémie du sida, de guerre, semble avoir favorisé des spiritualités fondamentalistes, telles que le pentecôtisme et le salafisme, en même temps que l’effervescence et la dérégulation du marché de la foi. Derechef, le rapport à la violence de ces manifestations religieuses est aléatoire, ainsi que le démontre l’examen du nord du Nigeria. Il est d’ordre politique et social, plutôt qu’il ne relève de la croyance et de la transcendance, même si ce nouveau moment religieux tend à engendrer, ici – par exemple dans le Borno, au Nigeria – mais non pas là – par exemple à Ngaoundéré, au Cameroun – une inimitié complémentaire entre pentecôtistes et salafistes, dans le cadre de crises politiques, ou entre fondamentalistes religieux des deux grands monothéistes et tenants des cultes de l’invisible, en particulier dans les circonstances de la pandémie du sida.
Reste à savoir pourquoi l’action politique, au sens large, emprunte si volontiers une formulation religieuse. Certainement parce que cette révolution mentale et sociale radicale que l’Afrique a connue depuis plus d’un siècle a engendré un climat général d’insécurité spirituelle à laquelle s’efforce de répondre l’invention de nouvelles institutions religieuses. Sûrement, aussi, parce que la sphère de Dieu garantit un minimum d’autonomie sociale et de « quant-à-soi » (Eigensinn) par rapport à la domination politique. Vraisemblablement, enfin, parce que la parole politique est forclose : par l’occupation étrangère, à l’époque coloniale ; par la dépolitisation plus ou moins coercitive que véhiculent le discours développementaliste ou néolibéral et la cooptation des élites sur laquelle repose la « révolution passive » postcoloniale, non sans refouler du débat public les questions ô combien politiques de l’inégalité sociale, à commencer par celles de l’esclavage, de la jeunesse et du genre.