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Billet de blog 3 juillet 2024

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Immigration, dites-vous ?

Depuis cinquante ans la France se ment à elle-même. Elle s’est enfermée dans une fausse question à laquelle il ne peut donc y avoir de bonne réponse. Cela ne dissuade pas les populistes de s’y essayer puisque, la bêtise identitaire aidant, l’exercice fait leurs choux gras dans les urnes. Tant et si bien que les choses doivent être dites clairement. L’érection de l’immigration comme problème est une erreur funeste.

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Depuis cinquante ans la France se ment à elle-même. Elle s’est enfermée dans une fausse question à laquelle il ne peut donc y avoir de bonne réponse. Cela ne dissuade pas les populistes de s’y essayer puisque, la bêtise identitaire aidant, l’exercice fait leurs choux gras dans les urnes. Mais l’un des symptômes de la révolution conservatrice qui a gagné notre pays est l’adhésion des partis dits républicains de gouvernement à cette doxa anti-migratoire. Elle a contribué à en légitimer et propager les termes en l’érigeant en « problématique légitime du politique », pour parler comme Pierre Bourdieu.

Tout un chacune est désormais persuadé que l’immigration est un « problème » et que la gauche a eu tort de le laisser en pâture à l’extrême-droite, puis à la droite. En réalité, l’ « anti-immigrationisme » – on me pardonnera cette inversion ironique de la notion polémique chère à l’extrême-droite qu’Emmanuel Macron a reprise à son compte pendant la campagne du premier tour, dans l’espoir de conjurer sa défaite électorale – a été l’un des principaux vecteurs de diffusion, dans la classe politique et dans la société, de l’identitarisme de la Nouvelle Droite, et notamment du GRECE (Groupement de recherche et d’étude pour la civilisation européenne, fondé en 1969). Il a largement préparé le terrain à la révolution conservatrice en marche qui peut triompher dans les urnes le 7 juillet.

Problème migratoire, ou problème de politique publique ?

Il ne s’agit pas de nier que l’immigration est associée, objectivement ou subjectivement, à divers phénomènes perçus comme autant de nuisances par la société française, en particulier par ceux des Français qui sont les plus directement exposés à la présence des étrangers, j’entends les vrais étrangers, non celles et ceux qui fréquentent les magasins de la rue Saint-Honoré à Paris, voilées ou revêtant une abaya, qui ne posent pas d’autres problèmes que de change et d’éventuelle surexploitation esclavagiste des vrais étrangers : incivilité, délinquance, compétition jugée déloyale sur le marché du travail ou du logement social, ou tout simplement étrangeté des mœurs en matière religieuse, vestimentaire ou alimentaire – les fameuses « odeurs » dans les cages d’escalier dont s’émouvait Chirac.           

Mais le vrai problème est que ces « problèmes », avec ou sans guillemets, trouvent leur origine moins dans le fait migratoire lui-même que dans ses conditions contingentes, notamment dans les réponses qui lui ont été apportées par les politiques publiques. Bien connue de la sociologie, la surreprésentation des étrangers dans les actes de délinquance ou dans les prisons est, par exemple, un effet de la pauvreté des populations concernées plutôt que la manifestation de leur culture atavique. Il y eut, aux Etats-Unis, un grand banditisme italien et juif qui fut stigmatisé en tant que propriété ethnique et migratoire, et qui ne donne plus guère lieu aujourd’hui qu’à des films.

De même la concurrence « déloyale » de la main d’œuvre étrangère procède de la clandestinité que des patrons indélicats et des pouvoirs publics peu regardants imposent aux immigrés et qui permet leur sous-rémunération. En outre, force est de constater que les Français ne veulent pas occuper ces emplois sous-qualifiés et que leur chômage tient à d’autres facteurs, tels que leur absence de formation ou leur refus, croissant, de conditions de travail estimées indignes. La vraie question aujourd’hui n’est pas le sous-emploi des Français du fait de la concurrence des travailleurs immigrés, mais la pénurie de main d’œuvre qu’atteste la multiplication des offres d’emploi, parfois par affichage public, sans que ceux-ci soient pourvus. La régularisation des sans papier, loin d’être une menace pour les travailleurs français, tirerait probablement leurs propres salaires vers le haut.

Quant aux « odeurs » dans les cages d’escalier, elles doivent beaucoup à la mauvaise qualité des logements populaires et à leur surpeuplement. D’aucuns objecteront que le « communautarisme » culturel est bien réel, dont la « montée de l’islam » est la manifestation.  Mais là aussi, outre que le fait n’est pas avéré et relève plutôt du ressenti ou du matraquage politico-médiatique, l’imputation causale est erronée.

D’une part, c’est bel et bien la novlangue du néolibéralisme qui a « communautarisé » la France. Les élites politiques, les entreprises, les Universités elles-mêmes ne cessent de s’adresser à leur « communauté » ou à parler des « communautés », pour saluer les unes – les « communautés » de travail, la « communauté juive » dont on peut douter qu’elle soit si évidente si l’on en juge par l’intensité des clivages qui la divisent – ou dénoncer les autres – celles, toute aussi nébuleuses, dont La France insoumise servirait les intérêts.

D’autre part, c’est largement l’islamophobie de certaines forces politiques, puis de l’Etat lui-même, et de plus en plus le pur racisme qui ont amené nombre de musulmans à se rétracter sur une identification religieuse leur fournissant la dignité sociale dont les préjugés ambiants les privent. Or, les études de l’INED ou de la sociologie religieuse montrent que les effets de perception distordent la réalité.

Dans les faits l’ « intégration » des immigrés s’effectue par les relations matrimoniales ou para-matrimoniales, et non plus, comme jadis, par des institutions sociales ou politiques qui sont en crise. Immigrés, Français d’origine étrangère et Français « souchiens », n’en déplaise à Marine Le Pen et Eric Zemmour, font l’amour et des enfants ensemble. Shocking ! Et l’immense majorité des musulmans font leur la laïcité, c’est-à-dire la séparation des cultes et de l’Etat. Ils aimeraient bien, d’ailleurs, que celui-ci en fasse autant et leur lâche les baskets.  Quant à l’affichage croissant des pratiques religieuses et de l’orthopraxie, il s’observe aussi bien chez les juifs ou ce qui reste de catholiques en France.

Autrement dit, les problèmes sociaux constitutifs du « problème » de l’immigration résultent moins du fait migratoire lui-même que du renoncement à l’investissement public dans les quartiers populaires en matière de logement, d’éducation, de transport, d’équipements sportifs ou culturels ; de la brutalisation des rapports entre la police et la population dans ces zones de relégation des pauvres, toutes origines confondues ; de la musique lancinante de certains médias et de leur dramatisation intéressée du moindre fait divers. Les émeutes de 2023 ont été moins celles de l’immigration que de la protestation contre la violence policière et de la ségrégation sociale. Elles ont sans doute été aussi le contrecoup du traumatisme générationnel qu’ont engendré des confinements particulièrement répressifs dans les quartiers populaires pendant la pandémie de Covid.

Quoi qu’il en soit ces différents problèmes sociaux ont été érigés en question migratoire sur un mode univoque et fantasmatique. Le fait d’ailleurs que des zones dans lesquelles il est peu d’immigrés donnent néanmoins leurs suffrages à l’extrême-droite est révélateur de cette dimension imaginaire de ladite question.

Tous les démographes l’assurent : l’idée d’un « Grand Remplacement » ou du vidage de la population d’un continent au profit (ou au désavantage) d’un autre est infondée. Tous les anthropologues ou sociologues des migrations le confirment : les pratiques effectives des migrants n’ont rien à voir avec les fables qu’inventent l’extrême-droite et désormais la quasi-totalité des forces politiques. Il en est ainsi, en particulier, de la fameuse théorie de l’ « appel d’air » qu’invoquent les responsables politiques pour justifier des mesures de plus en plus contraignantes et toujours plus vaines. 

Les biais d’une construction idéologique

Le premier biais de la construction fantasmagorique de l’immigration est de raisonner à somme nulle entre les sociétés de départ et les sociétés d’arrivée, sous la forme d’un aller simple des unes aux autres, quand prévalent des allers retours permanents, de divers ordres et selon des temporalités différentes : par exemple les séjours estudiantins ou le travail saisonnier ou encore les voyages d’affaires. Ce faisant, on s’enferme dans des politiques illusoires de blocage des flux quand il faudrait les accompagner et les faciliter, par exemple avec des visas de multiples entrées qui ne feraient pas de l’immigration un quitte ou double mortifère et n’interdiraient pas de facto aux immigrés de retourner aisément dans leur pays d’origine pour des raisons familiales ou autres, selon un mouvement pendulaire.

Le second biais est de conjuguer au singulier le fait migratoire alors qu’il est complètement disparate. Qu’y-a-t-il de commun, précisément, entre l’étudiant, le cadre, le commerçant, l’ouvrier agricole ou industriel, l’homme ou la femme d’Eglise, le pèlerin, le touriste, l’artiste, le parent ou l’enfant en mal de visite ou de regroupement familial, le patient en quête de soin sur prescription d’un médecin de son pays d’origine ou son accompagnateur – que sais-je encore ? Pas grand chose, sinon l’assignation identitaire dont ils font l’objet de notre part, de manière arbitraire et généralement en toute méconnaissance de cause, sur la seule base de la couleur, de la nationalité ou de la religion – et de nos peurs.

Mais, d’un autre côté, les grilles classificatoires que nous utilisons pour essayer de trier le bon grain et l’ivraie au sein de l’ « immigration » sont tout aussi illusoires. On peut commencer son voyage comme émigré « économique », en quête d’emploi, se retrouver pris au piège en Libye plongée dans la guerre civile et devenir ainsi un réfugié « politique », puis être poursuivi comme « clandestin », voire « passeur » par  les polices de l’Union européenne. Etudiant muni d’un titre de séjour dans l’une de ses Universités, on peut devenir un sans papier quelques semaines après l’obtention de son diplôme, nonobstant les liens professionnels et affectifs tissés au fil des ans et les possibilités d’emploi dont on dispose.

La catégorisation de « réfugié politique » est elle-même délicate. S’agit-il de personnes menacées du fait de leurs activités ou opinions politiques, au sens strict du terme, ou inquiétées du fait de leur appartenance religieuse ? Mais comment qualifier les jeunes hommes ou femmes persécutés en raison de leur orientation sexuelle dont les législations européennes garantissent le respect, encore qu’il y ait plus que des nuances d’un Etat membre de l’Union à l’autre ? Comment considérer une femme à qui le droit à l’avortement n’est pas reconnu dans son pays et qui cherche refuge en Europe ? Une adolescente que sa mère cherche à protéger d’une mutilation sexuelle, ou son garçon voué au recrutement forcé comme enfant-soldat par l’armée rwandaise ?

Au nom de quoi refuser le statut de réfugié politique à celles et ceux qui fuient des conflits que nous avons nous-mêmes provoqués ou entretenus ou tolérés – en Irak, en Afghanistan, en Libye, en Palestine – ou des dictatures prédatrices que nous avons maternées et avec lesquelles nous avons composé sans états d’âme particuliers, par exemple en Afrique ou en Syrie ?

Enfin quid de l’immigré « clandestin » ou « sans papier » dès lors qu’il est devenu à peu près impossible d’immigrer légalement en Europe ou d’y régulariser sa situation, parfois tout simplement parce que l’administration, faute de moyens ou de volonté, n’est pas en mesure de remplir ses obligations légales et de traiter les dossiers qui lui sont soumis par les requérants ?

Tous et toutes pourtant sont passés à la moulinette bureaucratique et imbécile d’une politique de visa ou de titre de séjour de plus en plus restrictive et aveugle, sous-traitée à des entreprises privées qui n’ont d’autres objectifs que de remplir ceux, quantitatifs, que l’Etat leur impose pour essayer de satisfaire une opinion publique systématiquement désinformée, et dont l’application impossible est confiée à une police incitée à agir avec la brutalité que nécessite l’inanité même de sa mission.

Or, cette politique, outre qu’elle est criminelle – elle provoque plusieurs milliers de morts par an – et liberticide – y compris de nos propres libertés professionnelles et affectives, en-deçà de l’érosion pernicieuse de l’Etat de droit qu’elle implique – nuit gravement à nos intérêts nationaux.

Tout d’abord, nous avons démographiquement besoin d’immigrés, sauf à se condamner à dépérir à terme, à l’instar de la Russie. D’aucuns regretteront que les femmes européennes ne fassent pas plus d’enfants, mais il en est ainsi et aucune politique nataliste ne changera la donne, pas plus que les injonctions d’un Emmanuel Macron ou, demain, d’une Marine Le Pen.

Ensuite, en refoulant les migrants, nous nous privons d’une population courageuse, aventurière, parmi laquelle il peut y avoir les artistes, les ingénieurs, les savants de demain (ou leurs parents) dont nous avons besoin pour assurer la vitalité de notre pays et garantir son avenir. Evidemment il est difficile d’admettre, pour la plupart des électeurs du Rassemblement national, que la proportion des personnes intelligentes, voire surdouées ou géniales, est la même chez les Afghans, les Syriens ou les Sahéliens que chez les « souchiens ». Mais gardons tout de même en mémoire ces « étrangers qui ont fait la France », pour reprendre le titre d’un livre. Nombre de nos gloires nationales n’auraient pas franchi la barrière du visa Schengen et encore moins celle de la « préférence nationale » alors que certaines d’entre elles reposent maintenant au Panthéon.

Enfin, à très court terme, toutes les activités économiques et sociales de notre pays reposent sur le travail des étrangers, y compris leur travail qualifié ou très qualifié : de l’agriculture à l’industrie en passant par l’hôpital, le soin des enfants ou des personnes âgées, le BTP ou la restauration et bien d’autres secteurs. Voulons-nous mettre la France à l’arrêt ?

L’immigration : un mensonge d’Etat

Les économistes savent depuis longtemps que l’immigration est une ressource et va de pair avec la croissance. On ne peut comprendre l’échappée du peloton que réalisent les Etats-Unis, à nos dépens, si on la dissocie de l’immigration, quoi qu’en pensent les Républicains. Celle-ci n’est pas un coût, comme le soutiennent fallacieusement les prohibitionnistes, mais un gain. Il y a quelques années la régularisation des sans papier en Espagne avait rétabli l’équilibre financier des assurances sociales – tout simplement par les rentrées fiscales qu’elle avait permises. Les étudiants étrangers rapportent plus à la France qu’ils ne lui coûtent. La population immigrée, plus jeune que la moyenne nationale, pèse moins sur les dépenses de santé que les « souchiens ». On peut multiplier les exemples. Le problème n’est donc pas l’immigration, mais l’insuffisance ou le caractère erratique des politiques publiques qui l’accompagnent.

Néanmoins, la France s’est installée dans un mensonge d’Etat. A mon souvenir la seule personnalité gouvernementale qui lui ait tenu à ce propos un langage de vérité fut Dominique Strauss-Kahn lorsqu’il parla d’ « immigration positive ». Le plus consternant, dans ce déni de réalité, est qu’il est porté par ceux-là mêmes qui se gargarisent de la grandeur de la France. Ils en détruisent méthodiquement le rayonnement international en suscitant colère et ressentiment à son encontre chez ceux qui, en bonne logique, devraient pouvoir lui être reconnaissants de son accueil et en devenir les meilleurs ambassadeurs culturels et économiques, forts de leur double appartenance – cette fameuse bi-nationalité que dénoncent les crétins identitaires. Ils en rognent le soft power en rendant impossibles ou administrativement odieux la poursuite d’études, la participation à des colloques scientifiques, la réalisation de projets artistiques ou le commerce et l’investissement en France.

Emmanuel Macron a essayé de nous enchanter avec son rêve de start-up nation. Le rêve a tourné en eau de boudin vichyssois. Exemples parmi d’autres, le numerus clausus complètement arbitraire que Gérald Darmanin a imposé, en 2021, aux pays du Maghreb en matière de délivrance de visas, officiellement pour les punir de leur mauvais-vouloir anti-migratoire, en réalité pour complaire à l’électorat du Rassemblement national à l’approche de l’élection présidentielle, avec le succès que l’on sait, a ruiné, peut-être de manière irréversible, l’attractivité universitaire et culturelle de la France au Maroc qui est pourtant son premier partenaire dans ce domaine. Le rejet de notre pays dans les opinions publiques de l’Afrique de l’Ouest qui a abouti à son éviction du Sahel doit beaucoup à la maladresse, et même à l’infantilisme diplomatique d’Emmanuel Macron, mais aussi à la rage à l’encontre de la prohibition anti-migratoire, avec son lot de vexations devant les consulats et de morts dans le Sahara ou la Méditerranée. Nous autres chercheurs spécialistes de l’Afrique avons alerté sur ce risque depuis trois ou quatre décennies. En vain.

Tant et si bien que les choses doivent être dites clairement. L’érection de l’immigration comme problème est une erreur funeste. Elle est une injure à l’intelligence que résume assez bien la hauteur de vues philosophiques de Gérard Darmanin dans sa défense de la loi de décembre 2023 : « Etre gentil avec les gentils, et méchants avec les méchants » – la cité n’est pas Disneyland, Monsieur le futur ancien Ministre ! Cette construction idéologique est un suicide politique et économique de la nation française dont elle prétend sauver l’identité. Les vrais ennemis de la France, ce sont les auteurs de cette politique et les électeurs qui y adhèrent. En d’autres temps – ceux auxquels cherche à nous ramener l’extrême-droite – nous aurions parlé de trahison.

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