Quelque cinq mois après une première vague d’exclusions temporaires des locaux de Sciences Po, « à titre conservatoire » », d’étudiants contestataires, le nouveau directeur de l’établissement, M. Luis Vassy, récidive. Trois nouveaux étudiants se voient privés d’accès à l’Institut pour une période de 30 jours au motif qu’ils ont participé à un charivari propalestinien devant la salle abritant les délibérations de son conseil. Les travaux de ce dernier n’ont pas été empêchés, et l’ordre du jour a été bouclé avec trente minutes de retard sur l’horaire prévu. La belle affaire dans une Université !
La sanction est disproportionnée – privation d’un tiers de trimestre de scolarité pour une demie heure de tapage, et ce à l’approche des examens… – et l’appréciation de « trouble grave à l’ordre public » apparaît pour le moins infondée d’un point de vue juridique au regard de faits qui ne se sont soldés par aucune violence ni dégradation et qui, en outre, ont eu lieu dans l’enceinte de l’Institut, sans en bloquer le fonctionnement normal, et non sur l’espace public.
Par ailleurs, la sanction constitue un précédent d’autant plus préoccupant pour l’exercice des droits syndicaux et de la liberté d’expression politique, garantis aux étudiants par le Code de l’Education, que parmi les exclus figure la présidente de la principale association d’étudiants de Sciences Po, représentée dans les différents conseils de l’établissement. A quelques jours de leur réunion pour adopter la nouvelle « doctrine » en matière d’expression concoctée par M. Vassy pour se conformer aux pressions de Mme Valérie Pécresse, résolue à conditionner les financements de la région Ile-de-France dans l’enseignement supérieur au respect d’une « charte des valeurs de la République et de la laïcité»[1], et pour ne pas risquer de froisser les susceptibilités des entreprises donatrices, ces renvois temporaires constituent bel et bien une mesure d’intimidation à l’encontre des élus du personnel, des enseignants et des étudiants.
Que la direction de Sciences Po se fixe une « réserve institutionnelle » quant à ses prises de position sur les sujets d’actualité, c’est une chose pour laquelle on lui souhaite bien du plaisir[2]. Devra-t-elle continuer à faire preuve de « réserve institutionnelle » à propos de Gaza si la justice internationale conclut aux crimes contre l’humanité, voire au génocide ? Qui vivra verra, et malheureusement beaucoup de Gazaouis ne verront pas. Mais que la direction impose aux étudiants et demain, n’en doutons pas, à ses enseignants une « réserve institutionnelle » est une autre chose, encore anticonstitutionnelle – mais pour combien de temps ?
Face à cette nouvelle crispation autoritaire de M. Vassy, qui s’apparente à une dérive des plus préoccupantes pour nos libertés publiques, les condamnations des organisations syndicales et de la « faculté permanente » n’ont pas tardé. Bref, la direction de Sciences Po a remis une pièce dans la machine. A nouveau elle attire l’attention d’une classe politique, d’une presse et de réseaux sociaux aussi malveillants que mal informés. Quant à LFI, elle saute sur l’occasion pour récupérer sans vergogne et politiser un engagement étudiant qui est d’abord éthique, comme on l’a vu lors de la manifestation rue Saint-Guillaume, lundi midi, au cours de laquelle ses élus, ceints de tricolore, ont plus parlé de Rima Hassan que des exclus.
Rien n’indique, dans les éléments de langage de la direction, que le contenu du charivari – à savoir la condamnation de la politique israélienne à Gaza et en Cisjordanie et du refus de la direction d’examiner les collaborations entre Sciences Po et les universités israéliennes – soit le motif essentiel, voire exclusif de la sanction. Mais, d’une part, cela n’a rien de rassurant. Car cela veut dire que la même mesure pourra frapper n’importe quel étudiant, enseignant ou employé de Sciences Po pour n’importe quelle protestation que la direction qualifierait de « trouble grave à l’ordre public ». Par exemple si Vincent Bolloré devenait donateur ou était coopté dans le conseil d’administration pour y rejoindre d’autres patrons, ce qui provoquerait à juste titre quelque émoi.
D’autre part, cette manifestation inappropriée d’autorité mal placée est indécente alors que le gouvernement israélien poursuit sa politique de purification ethnique à Gaza et en Cisjordanie et d’occupation du Sud-Liban et, maintenant, du Sud de la Syrie, au mépris du droit international et avec les encouragements éhontés de Donald Trump, sur fond d’opération immobilière de masse. Comment peut-on attacher plus d’importance à quelques vociférations estudiantines qu’à ces faits accablants ? Dans la vie comme en politique, il faut savoir s’indigner à bon escient.
Pis encore, la répression de la parole étudiante, fût-elle jugée « intempestive » (Nietzsche), quand l’Europe connaît une attaque en règle de la part de l’administration Trump contre son système et ses valeurs démocratiques, révèle un manque de sens politique qui confond dans un établissement censé enseigner les sciences politiques (et le droit international…) et former l’élite de la République. En 2024, M. Luis Vassy a été nommé directeur de Sciences Po par l’Elysée, dans la continuité des pressions, directes ou indirectes, exercées par Jean-Michel Blanquer, Frédérique Vidal et Gabriel Attal sur l’Enseignement supérieur en général, et sur l’Institut d’études politiques de Paris en particulier, depuis 2020, pour qu’il mette au pas un établissement accusé, contre toute vraisemblance, d’être un bastion du « wokisme », des études de genre et de l’ « islamo-gauchisme » – autant de moulins contre lesquels se bat don Quichotte depuis qu’il a épousé la cause de la révolution conservatrice qui balaye le monde[3]. La « normalisation » de l’Institut d’études politiques de Paris est en marche, et c’est à dessein que j’emploie ce terme qu’avaient utilisé les fossoyeurs du Printemps de Prague, dans le « protocole de Moscou » du 27 août 1968, même si, bien sûr, aucun char n’a pointé son canon rue Saint-Guillaume, mais seulement des LBD de CRS. Peut-être vaudrait-il mieux parler de maccarthysme ? L’exclusion temporaire de trois étudiants coupables de simples cris et vacarme, le discrédit qui s’en suivra pour Sciences Po au sein de la communauté universitaire en France comme à l’étranger, était-ce la bonne réponse à opposer à la diatribe insensée de J. D. Vance à Munich ?
- Luis Vassy, diplomate de carrière, doit comprendre qu’une Université ne se dirige pas comme une ambassade, selon une verticale du pouvoir. En tant que telle, Sciences Po est une institution collégiale dont la vocation est la production contradictoire de savoir et la formation de citoyens. La contestation étudiante fait partie de son habitus, et ses responsables successifs ont le plus souvent su gérer ce genre de tensions sans pathos outrancier. Les étudiants, majeurs et vaccinés, en sont des acteurs à part entière, des parties prenantes dont la parole et les droits doivent être respectés, quoi que l’on pense de leur orientation, voire de leur forme. A leur corps défendant, ils sont devenus les premières cibles d’une prise de contrôle idéologique et politique de l’un des grands établissements d’enseignement supérieur par un pouvoir qui ne prend plus de gants pour soumettre l’Université à ses vues, foi de Wauquiez et de Pécresse, à un moment où les violations de la liberté scientifique se multiplient en France[4] et où une partie de la droite et du patronat s’éprennent de la tronçonneuse.
Ce qui est en jeu rue Saint-Guillaume, ce n’est pas seulement le diplôme de trois étudiants. C’est un morceau de notre liberté, celle-là même à laquelle s’en prennent Trump, Vance et Musk. L’avantage comparatif d’un diplomate devenu directeur d’un établissement d’enseignement supérieur pourrait être de le comprendre, quitte à faire marche arrière.
[1] https://www.iledefrance.fr/decouvrir-le-fonctionnement-de-la-region/propos-de-la-region/la-charte-regionale-des-valeurs-de-la-republique-et-de-la-laicite
[2] https://www.lemonde.fr/campus/article/2025/02/11/a-sciences-po-la-reserve-institutionnelle-nouvelle-ligne-de-conduite-sur-les-sujets-d-actualite_6541787_4401467.html
[3] Jean-François Bayart, Malheur à la ville dont le Prince est un enfant. De Macron à Le Pen ? 2017-2024, Paris, Karthala, 2024.
[4] Voir par exemple l’affaire Caroline Gibet Lafaye au CNRS https://www.nouvelobs.com/opinions/20250228.OBS100892/sanction-d-une-chercheuse-par-le-cnrs-cette-accusation-est-sans-fondement.html