Jean-Claude Casanova, président du Conseil d’administration de la Fondation nationale des sciences politiques, et Michel Pébereau, président du Conseil de direction de l’Institut d’études politiques de Paris, ont donc décidé de passer en force et d’imposer leur candidat, Hervé Crès, qui assure l’intérim de Richard Descoings, depuis la mort brutale de celui-ci, en avril. Pour ce faire, ils n’ont pas hésité à engager un bras de fer avec la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, qui souhaitait que ces deux conseils ne se prononcent qu’après la remise (et au vu) du rapport définitif de la Cour des Comptes, le 22 novembre. Pis peut-être, ils ont affirmé aux membres des deux conseils que cette dernière avait donné son accord quant à leur calendrier, ce qu’elle a démenti depuis.
La méthode est pour le moins surprenante de la part d’un établissement d’enseignement supérieur qui se pique de former ses étudiants aux arcanes de la « bonne gouvernance » et qui se gargarise de sa propre « excellence ». Elle plonge Sciences Po dans un sentiment de malaise grandissant, par rapport auquel les instances dirigeantes de l’institution semblent complètement autistes. Déjà, en décembre, les révélations de Mediapart sur les salaires et les bonus que ces dernières s’étaient octroyées avaient scandalisé. Le déni dans lequel s’était enfermée la direction n’avait pas permis de dissiper le désarroi ou la colère d’une bonne partie du personnel, des étudiants et des parents d’élève, d’autant que chacun avait pu se sentir compromis par la mauvaise image d’elle-même que donnait l’institution.
Depuis, ce que l’on a progressivement appris des conclusions, encore provisoires, du rapport de la Cour des Comptes, y compris par le biais des réponses que la direction leur a apportées et qu’elle a diffusées en interne, a confirmé, et aggravé, l’incompréhension, et conduit à s’interroger sur le rôle des personnalités qui ont pris en main le processus de la succession de Richard Descoings. Car, de deux choses l’une, ou les conseils et leurs présidents étaient au courant de ces dérives et les ont entérinées de par leur silence, pendant de longues années ; ou ils n’en ont rien vu. Aucune de ces deux hypothèses ne plaide en leur faveur et ne leur confère une autorité morale incontestable. Au début de l’année 2011, les responsables de la London School of Economics, avec laquelle Richard Descoings avait tissé de nombreux liens et qui était un peu le parangon dans lequel il se reconnaissait, avaient démissionné à la suite du scandale auquel avait mené leur complaisance à l’égard du régime de Kadhafi. Mais vérité au-delà du Channel, erreur en deçà…
En définitive, les dirigeants de Sciences Po sont restés fidèles aux vieilles habitudes de leur institution et ont pris le parti de coopter en petit comité le nouveau directeur-administrateur, tout comme jadis, selon une logique de « transactions collusives ». Néanmoins, la société française a changé. Elle s’accommode moins bien qu’auparavant de ces procédés de caste ou d’élite dominante. Ce qui était admis il y a une vingtaine d’années ne paraît plus aujourd’hui d’aussi bon aloi. Richard Descoings y a d’ailleurs lui-même contribué à l’échelle de Sciences Po en ouvrant l’école aux banlieues, en mettant en place un nouveau mode d’administration et en se réclamant du New Public Management, qui suppose – en théorie – un minimum de « transparence » et d’accountability. Les présidents des deux conseils et l’administrateur par intérim ont eux-mêmes tenu à faire un appel international à candidatures, non sans faire prévaloir la continuité dans le profil souhaitable qu’ils ont dessiné et dans l’orientation de l’établissement qu’ils ont réitérée. Mais la nature est revenue au galop. Les noms des candidats ont été tenus secret ; une short-list de quatre noms semble avoir été constituée dès juillet, dans la plus grande opacité ; et, à la rentrée, il est devenu clair que les présidents des deux conseils avaient jeté leur dévolu, sans doute depuis le début, sur Hervé Crès, bien que celui-ci fût juge et partie puisqu’il était à la fois administrateur provisoire et candidat. Conformément au scénario voulu, celui-ci a recueilli, les 29 et 30 octobre, la majorité des suffrages du Conseil d’administration de la FNSP, puis du Conseil de direction de l’IEP, et est donc proposé aux autorités de tutelle pour cumuler les fonctions d’administrateur et de directeur.
Les difficultés ne font que commencer.
1) Hervé Crès, seul à être soumis aux suffrages des conseils, a certes été adoubé, mais à une très courte majorité, dans des conditions qui le fragilisent tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’institution. Cette dernière s’en trouve elle-même affaiblie. Plutôt que de se prononcer, la moitié des membres de ses conseils ont voté blanc ou nul, ou se sont abstenus. Quant à ses enseignants et chercheurs, ils bougonnent dans les couloirs mais se sont montrés incapables de se mobiliser pour exiger le respect de procédures collégiales et compétitives de type universitaire. A Sciences Po, l’abstention est un sport de combat…
2) En outre, Hervé Crès, qui a été associé à la gestion contestée par la Cour des Comptes, reste susceptible d’avoir à en répondre devant des instances juridictionnelles – un cas de figure dont on nous dit qu’il n’est pas d’actualité, ce qui ne constitue pas une garantie compte tenu des assurances prodiguées, et immédiatement démenties, quant à la compréhension supposée de la ministre de l’Enseignement supérieur à propos du calendrier retenu.
3) De même, Sciences Po n’est pas à l’abri d’un recours devant le Tribunal administratif de l’un des candidats évincés, qui pourrait arguer de l’inégalité de traitement dont il s’estimerait victime – non sans raison puisque seuls quatre candidats sur vingt-quatre paraissent avoir été auditionnés –, et qui pourrait en définitive obtenir l’annulation de la procédure.
4) Enfin, la provocation de l’équipe dirigeante – qui pendant cinq ans avait affiché sa proximité avec l’ancienne majorité – à l’encontre du nouveau gouvernement risque de susciter le courroux de celui-ci et de mettre de l’eau au moulin des partisans d’une remise en cause du statut particulier de Sciences Po, celui-là même qu’elle veut à tout prix préserver.
Il en résulte un sentiment d’immense gâchis. Le verrouillage du processus de la succession de Richard Descoings par les « Perpétuels » – comme l’on appelait les Thermidoriens – de la rue Saint-Guillaume a fini d’entacher la réputation de l’établissement et de son personnel, qu’avaient déjà salie l’affaire des rémunérations et les conclusions provisoires du rapport de la Cour des Comptes. Surtout, il prive l’institution du nécessaire bilan de quinze ans de New Public Management qui permettrait de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie de la politique menée (1). Car, les mêmes causes produisant souvent les mêmes effets, les dérives que l’on déplore aujourd’hui ne sont pas seulement celles d’hommes et de femmes ayant perdu le cap de l’esprit public, mais aussi et surtout celles d’un type de gestion, dans l’université comme dans l’entreprise ou l’hôpital.
Si l’on suit, par exemple, l’analyse, par Frédéric Pierru, de la réforme néolibérale de ce dernier (2), on retrouve à Sciences Po un même modèle d’ « intégration » de l’institution, que Richard Descoings a mis en œuvre et qu’Hervé Crès se propose apparemment de poursuivre, moyennant quelques aménagements devenus inévitables dans le contexte actuel, si l’on en croit son premier message au personnel : centralisation du pouvoir grâce à l’émergence d’un corps intermédiaire de chargés de mission au service de l’administrateur et de son aréopage de directeurs, et au détriment du principe de la collégialité universitaire ; auto-valorisation d’un établissement d’ « excellence » mué en entreprise compétitive d’enseignement supérieur et de recherche sur le marché mondial de la connaissance, s’affirmant désormais en concurrence ouverte avec ses homologues, et engagé dans une stratégie de « fusion acquisition » au gré des méga projets d’Idex et autres Labex voulus par le gouvernement précédent ; évidement de l’autonomie des unités mixte de recherche de la Fondation nationale des sciences politiques et du CNRS par toute une série d’effets d’agrégation, au profit de la direction scientifique ; formalisation et standardisation des procédures au prix de la bureaucratisation des tâches des différentes catégories de personnel ; évaluation quantitativiste des chercheurs, notamment par le truchement de la bibliométrie ; procédures routinières de collecte de l’information sur les activités des uns et des autres pour nourrir la communication de la marque Sciences Po sur le champ de bataille du benchmarking ; recours à des cabinets de consultance pour définir la « gouvernance » de l’établissement, avec les résultats que l’on connaît.
Les différents abus que relève la Cour des Comptes ne sont que les épiphénomènes de ce mode de gestion technocratique inspiré du New Public Management, étant entendu que Sciences Po, de par son statut particulier, a toujours fait du Partenariat Public-Privé, bien avant de le savoir, tel Monsieur Jourdain. Le vrai débat doit porter sur sa « soutenabilité », y compris financière et sociale, et sur ses conséquences politiques : sur l’orientation scientifique et pédagogique qui s’en est suivie ; sur les relations de Sciences Po avec le CNRS et les autres établissements supérieur et de recherche dès lors que le personnel se voyait enjoindre de raisonner et d’agir « corporate » (sic) ; et sur le recentrage parisien de la Fondation nationale des sciences politiques, sous le couvert de la « franchisation » de campus délocalisés dans différentes régions (et largement financées par celles-ci) plutôt que sous la forme d’une stratégie construite en partenariat avec les autres Instituts d’études politiques, à commencer par les IEP « frères » de Bordeaux et de Grenoble. Confisquer un tel débat n’a pas été le meilleur service que l’on ait rendu à l’œuvre et à la mémoire de Richard Descoings. Il revient maintenant au personnel de Sciences Po et aux autorités de tutelle de l’imposer, alors que la majorité des électeurs français a exprimé ses doutes sur la capacité du néolibéralisme à sortir le monde de la crise dans laquelle il l’a plongé, et que les apories du New Public Management apparaissent désormais clairement, tant dans le système universitaire et scientifique que dans celui de la santé, de l’énergie et des transports ou que dans le domaine de l’administration des ressources humaines et des relations de travail.
(1) Sur les ravages du New Public Management dans l’enseignement supérieur et la recherche, voir aussi Jean-François Bayart, Sortir du national-libéralisme. Croquis politiques des années 2004-2012, Paris, Karthala, 2012, pp. 99 et suiv. et Isabelle Bruno, A vos marques, prêts… cherchez ! La stratégie européenne de Lisbonne, vers un marché de la recherche, Bellecombe-en-Bauges, Editions du Croquant, 2008. Pour une problématisation du New Public Management, voir notamment Béatrice Hibou, La Bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte, 2012.
(2) D. Benamouzig, F. Pierru, « Le professeur et le ‘système’ : l’intégration institutionnelle du monde médical », Sociologie du travail, 53, 2011, pp. 327-333. Voir également Frédéric Pierru, Hippocrate malade de ses réformes, Bellecombe-en-Bauges, Editions du Croquant, 2007 et, sous sa direction, L’Hôpital en réanimation, Bellecombe-en-Bauges, Editions du Croquant, 2011.