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Professeur au Graduate Institute (Genève), titulaire de la chaire Yves Oltramare «Religion et politique dans le monde contemporain».
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Billet de blog 8 mars 2011

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Pourquoi avoir fondé Chercheurs sans frontières

L'opinion se préoccupe de la liberté de la presse, de l'indépendance de la Justice. Elle est moins attentive à la défense de la liberté de la science, qu'elle tient pour acquise ou naturelle. Pourtant, le scandale du Mediator, en France, ou, en Grande-Bretagne, la démission de Sir Howard Davies, le directeur de la prestigieuse London School of Economics, à la suite de la révélation du financement de l'un de ses programmes par la Libye, nous rappellent que la science doit elle aussi savoir se protéger.

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L'opinion se préoccupe de la liberté de la presse, de l'indépendance de la Justice. Elle est moins attentive à la défense de la liberté de la science, qu'elle tient pour acquise ou naturelle. Pourtant, le scandale du Mediator, en France, ou, en Grande-Bretagne, la démission de Sir Howard Davies, le directeur de la prestigieuse London School of Economics, à la suite de la révélation du financement de l'un de ses programmes par la Libye, nous rappellent que la science doit elle aussi savoir se protéger.

© Fondation Copernic

Cinq dangers la menacent, de nature différente.


1) Le plus évident d'entre eux est celui de la répression politique directe des chercheurs qui pensent mal dans des situations autoritaires ou totalitaires, voire dans certaines démocraties que polluent des législations liberticides ou des dispositions d'exception. La Chine, la Russie, l'Iran, Cuba, la plupart des pays subsahariens n'hésitent pas à enfermer leurs universitaires supposés dissidents ni à censurer leurs écrits. Mais c'est aussi dans une démocratie parlementaire, candidate à l'adhésion à l'Union européenne, la Turquie, qu'une sociologue, Pinar Selek, peut être accusée d'un attentat imaginaire, incarcérée, torturée, condamnée à la prison à vie, trois fois acquittée par les tribunaux, et néanmoins faire quatre fois l'objet d'un appel du parquet, désireux de mettre hors d'état de nuire une auteur qui s'intéresse de trop près à la question kurde et à l'institution militaire !

En France même, la police n'a jamais été chiche en matière de coopération avec ses homologues des régimes autoritaires nord-africains et subsahariens pour contrôler leurs étudiants fréquentant les universités de l'Hexagone. Les doctorants en sciences sociales ont été des «clients» tout désignés de cette collaboration, dès lors que ces derniers avaient des sujets de thèse de nature à déplaire à leurs autorités. On peut même s'interroger sur les conditions dans lesquelles le bureau de Béatrice Hibou, directrice de recherche au CNRS, dans les locaux de Sciences Po-CERI, au 56 de la rue Jacob, a été ostensiblement «visité» à plusieurs reprises alors qu'elle préparait son ouvrage sur l'économie politique de la répression en Tunisie et retenait toute l'attention des services de Ben Ali: il aura suffi d'une démarche du ministère des Affaires étrangères auprès de celui de l'Intérieur, à la demande du laboratoire, pour que ces agissements prennent fin, comme par enchantement...


2) De toute façon, les démocraties libérales sont menacées en leur sein par un maccarthysme rampant. Les universités américaines sont soumises au Patriot Act qui permet le contrôle des emprunts d'ouvrages dans les bibliothèques et des enseignements au nom de la lutte contre le terrorisme international. En France, le haut fonctionnaire de défense qui siège à la direction du CNRS a provoqué des sanctions administratives contre un chercheur s'intéressant trop à l'islam, Vincent Geisser, et des scientifiques –par exemple l'historien des migrations Patrick Weil– ont vu leur carrière bloquée ou ralentie pour des raisons qui ne pouvaient être que politiques, compte tenu des évaluations très positives dont ils avaient fait l'objet par les seules instances compétentes. Mais c'est sans doute en Israël que le phénomène est le plus préoccupant, maintenant que les universitaires doivent montrer patte sioniste blanche à chaque moment de leur carrière, voire à chaque invitation à l'étranger.


3) La liberté scientifique est également mise en cause par le durcissement constant des dispositions en matière de circulation des personnes, au nom, cette fois-ci, de la lutte contre l'immigration clandestine: chercheurs et universitaires d'Afrique, d'Amérique latine ou d'Asie ne peuvent plus accéder dans des conditions décentes aux congrès et colloques organisés en Europe ou en Amérique du Nord et sont de plus en plus nombreux à devoir y renoncer faute d'obtenir les visas nécessaires.


4) Dans les démocraties libérales, les pouvoirs économiques et politiques ont compris que, faute d'être en mesure d'enfermer ou de tuer les chercheurs, ils pouvaient tenter de les ruiner en leur intentant des procès avec des demandes extravagantes de dommages et intérêts: un conseiller de Nicolas Sarkozy, Patrick Buisson, s'y est essayé au détriment d'Alain Garrigou, professeur de science politique à Paris X (lire l'article), et la fondation japonaise Sasakawa à celui de Karoline Postel-Vinay, directrice de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques.


5) Néanmoins, le danger le plus redoutable qui met en péril la liberté de la création scientifique –car la recherche est un acte de création, tout comme l'art, autant qu'un acte de connaissance– a trait à ses nouveaux modes de financement, depuis que le monde est entré dans l'ère néo-libérale, au tournant des années 1980. L'adoption des règles du New Public Management dans les domaines de l'Enseignement supérieur et de la recherche est lourde de quatre conséquences liberticides :
- a) elle tend à substituer aux emplois scientifiques stables des contrats à durée très étroitement déterminée qui placent les jeunes chercheurs dans des situations de précarité et de concurrence peu propices à l'indépendance, voire à la résistance, par rapport aux pouvoirs politiques, administratifs et économiques ;
- b) elle vise aussi à remplacer le financement public stable de la recherche et de l'université par son financement ad hoc, privé ou en tout cas contractuel, sur la base de programmes de plus ou moins courte durée, au risque de soumettre l'agenda de la production de la connaissance à celui des bailleurs, c'est-à-dire à leurs intérêts les plus immédiats, voire les plus douteux, comme l'a tragiquement démontré l'inféodation de la recherche pharmaceutique française à l'industrie pharmaceutique ;
- c) de même, le New Public Management invite les grandes entreprises et les administrations, voire les gouvernements étrangers, à financer des chaires, des programmes, des thèses, au péril de leur indépendance d'esprit ;
- d) enfin, il réduit l'évaluation scientifique à des procédures quantitatives, sur le mode de l'obligation de résultats à court terme, dont la bibliométrie, dans le domaine des sciences sociales, est l'illustration la plus atterrante - et la plus propice à tous les trompe l'œil !

Si ce type de gestion de la recherche et de l'Enseignement supérieur devait perdurer, il conduirait le monde, et singulièrement les sociétés démocratiques, à leur suicide intellectuel. D'ores et déjà, le pronostic vital de l'Université, l'une des plus anciennes institutions de la civilisation européenne, qui a essaimé sur la planète entière, est engagé, sans que les opinions publiques ni même sans doute les classes politiques en soient vraiment conscientes, du fait du matraquage ou de l'auto-intoxication idéologique dont elles sont victimes. Il est du devoir des chercheurs de déchirer le voile de l'illusion néolibérale qui, au nom de l' «efficacité», de la «mobilité» et de la «compétition», supposées être des gages «innovants» d' «excellence», livre la science à l'intérêt marchand et financier, c'est-à-dire la préparation de l'avenir au gain immédiat.

En savoir plus:

- Le site de Sciences sans frontière
- sur Mediapart: Patrick Buisson débouté, des chercheurs s'organisent (24 février 2011)
- dépêche de l'AFP sur lemonde.fr: Chercheurs sans frontières veut défendre la liberté de recherche dans le monde

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