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Billet de blog 10 mars 2025

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Au Vatican, un conclave à la tronçonneuse ?

L’hospitalisation du pape François relance les spéculations, pas toujours très décentes, sur sa succession. Celle-ci surviendra dans un contexte international qu’a profondément bouleversé le début du nouveau mandat de Donald Trump. C’est toute la problématique des rapports entre religion et politique qui risque de s’en trouver bouleversée. Petit exercice d’imagination politique.

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L’hospitalisation du pape François relance les spéculations, pas toujours très décentes, sur sa succession. Celle-ci surviendra dans un contexte international qu’a profondément bouleversé le début du nouveau mandat de Donald Trump. Elle échappera d’autant moins à la tourmente que la nouvelle administration bénéficie du soutien non plus seulement de l’électorat protestant charismatique, mais aussi d’une fraction montante du clergé et des fidèles catholiques acquis aux thèses du nouveau conservatisme, sinon de l’Altright. Le tonitruant vice-président, J. D. Vance, est lui-même un born-again… catholique. On l’imagine mal se désintéresser du prochain conclave.

Il convient donc d’aller voir (ou revoir) le thriller politico-religieux Conclave d’Edward Berger (2024), qui nous rappelle que l’Eglise catholique est aussi une institution politique, c’est-à-dire un champ de pouvoir, au sein duquel l’Esprit-Saint n’est pas le seul à œuvrer. Le dénouement du film, qui suscite des réactions mitigées d’un point de vue cinématographique, a néanmoins le mérite de souligner que la question de la place des femmes et du genre au sein de l’Eglise demeurera son talon d’Achille. Même si le prochain pontife est un héraut de la révolution conservatrice qui balaye le globe et s’inscrit aux antipodes des tentatives d’aggiornamento du pape François, demeurées trop limitées pour faire véritablement bouger les lignes et réconcilier le Saint-Siège avec son temps.

C’est donc une autre interrogation que soulèvent Robert Ageneau, José Arregi, Gilles Castelnau, Paul Fleuret et Jacques Musset, dans un petit ouvrage aussi clair qu’intéressant : Réformer ou abolir la papauté. Un enjeu d’avenir pour l’Eglise catholique (Karthala, 2025). La papauté est-elle consubstantielle à l’Eglise catholique ? Lui est-elle utile, voire nécessaire, même comme un mal, si je puis dire ? Ou constitue-t-elle un facteur de blocage irrémédiable et à terme fatal ? A tout le moins, une « modification substantielle du statut du pape » ne s’impose-t-elle pas ?  On aura deviné la réponse que proposent les co-auteurs de cet essai collectif.

Néanmoins, le typhon Trump se fait sentir bien au-delà de la seule Eglise catholique. C’est toute la problématique des rapports entre religion et politique qui risque de s’en trouver bouleversée. Je n’en prendrai que trois exemples.

Le Président de la plus grande puissance mondiale s’estime investi non pas seulement par les suffrages des électeurs mais par Dieu soi-même. Peut-être plus lucides sur sa personnalité, nombre de croyants ne partagent pas forcément cette conviction au sens littéral du terme, tout en discernant en lui un nouveau Cyrus soucieux de libérer le peuple d’Israël, au sens large et spirituel de la notion, et aussi dans son acception strictement nationale ; en bref, de conduire l’Amérique jusqu’aux verts pâturages exempts d’homosexuels et de wokistes, et l’Etat d’Israël jusqu’à la Riviera gazaouie, à l’abri du Malin, que celui-ci prenne le visage du Hamas, des LGBT ou des scientifiques.

Quoi qu’on en pense, c’est bel et bien la différenciation du politique et du religieux qui se voit remise en cause, même si, en l’occurrence, Dieu est l’idiot utile de César. Guère de spiritualité dans ce positionnement idéologique mais, au mieux, une instrumentalisation cynique de la croyance, au pire, un imaginaire millénariste avec tous les dangers qu’il comporte.

Le trumpisme n’est qu’un avatar extrême et puissant de la révolution conservatrice qui, urbi et orbi, promeut une définition ethnoreligieuse de la citoyenneté. L’Europe elle-même n’y échappe pas dès lors qu’elle aime à se définir comme « judéo-chrétienne » et met en œuvre une politique anti-migratoire religieusement très orientée dont le usual suspect est le musulman. Mais même les appels du pied à Dieu (ou aux dieux) que multiplient (ou laissent multiplier) des Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdogan ou Narendra Modi paraissent bien timorés par rapport au rôle de katechon, d’empêcheur du Malin, que se reconnaît Donald Trump, ou dont il se voit auréolé par ses partisans (Thessaloniciens, II, 2, 6-7).

Il est assez improbable que Donald Trump soit un lecteur assidu de Carl Schmitt ou de Wilhelm Stapler, éditeur du Deutsches Volkstum, l’une des grandes figures de la révolution conservatrice allemande de l’entre-deux guerres, ni même qu’il sache très bien qui était Franz von Papen, lui aussi adepte de cette vision apocalyptique du pouvoir politique. Pourtant c’est bel et bien cette thématique qu’il reprend à son compte, et peut-être n’aurait-il rien à y redire s’il apprenait dans quelles eaux il fraye. Après tout, entre les deux-guerres, Henry Ford et Charles Lindbergh admiraient Hitler, à une époque où l’eugénisme en vogue aux Etats-Unis avait été une puissante source d’inspiration pour les nazis.

Le second exemple qui me vient à l’esprit a trait aux conséquences, dans le champ religieux, du « coup d’Etat numérique » d’Elon Musk, sous le couvert du DOGE (Department of Government Efficiency), et à l’ « épistémicide » qu’il rend possible – pour reprendre des expressions qui font florès depuis une quinzaine de jours. Fort des décrets de Donald Trump, la National Security Agency a lancé, le 10 février, une destruction massive de contenus sur Internet, opération dénommée sans ambages « Big Delete ».

Il s’agit d’effacer informatiquement tous les documents administratifs comportant l’un des 28 mots suivants : antiracisme, racisme, altruisme, préjugés, DEI (pour diversité, équité et inclusion), diversité, divers, biais de confirmation, équité, égalitarisme, féminisme, genre, identité de genre, inclusion, inclusif, inclusivité, injustice, intersectionnalité, privilège, identité raciale, sexualité, stéréotypes, pronoms, transgenre, égalité, ALT (pour alternatif). Pour la National Science Foundation, la liste s’étend à plus de 120 mots, et les pages comportant des insanités comme « changement climatique », « émissions de gaz à effet de serre, « handicap », « intertextualité », « victime », « minorité » ou « socio-économique » sont également bannies, de même que certaines lettres – T, I ou Q – d’acronymes suspects. Des milliers de sites Internet de différentes administrations ont été purement et simplement fermés et affichent à l’intention des personnes qui les recherchent le fatal « Error 404 ».

L’intelligence artificielle fera l’essentiel du travail d’épuration. En attendant des « arbres de décision » permettent aux agents administratifs – tant qu’il y en a encore – d’identifier et d’annuler les projets scientifiques contenant des mots interdits. Elon Musk ayant des idées religieuses aussi fumeuses qu’arrêtées, gageons que les administrations, les agences et les universités seront vite contraintes d’abandonner une part du vocabulaire théologique ou spirituel. Voire des catégories intellectuelles aussi problématiques que l’islam ou le confucianisme. Voire des rayons entiers de leurs bibliothèques ou de leurs publications mises en ligne par les GAFAM, écrits particulièrement vulnérables dès lors que ces entreprises, en situation monopolistique, se sont converties à l’idéologie MAGA.

Or, il se trouve que les Etats-Unis ont habitué le monde à une conception plutôt extensive de l’extraterritorialité de l’application de leur droit, sous le prétexte des sanctions unilatérales qu’ils avaient infligées à l’Iran. Toute entreprise étrangère commerçant avec la République islamique par le truchement du dollar est devenue passible de poursuites, et un véritable racket des grandes compagnies ou banques européennes s’est déployé.

L’on peut très bien imaginer que, demain, les Eglises étrangères qui, par exemple, utiliseraient des termes autres que ceux de la théologie dispensationaliste sioniste à propos de la colonisation illégale de la Cisjordanie et, demain, de Gaza pourraient être inquiétées ou sanctionnées, d’une manière ou d’une autre, par les Etats-Unis, en matière de financement ou de délivrance de visas. Mauvaise science-fiction ?  Mais ne vivons-nous pas dans une mauvaise série de science-fiction depuis deux mois ?

Enfin, troisième exemple, les Etats-Unis ont, de longue date, une définition de la liberté religieuse très différente de celle qui prévaut dans certains pays européens. Ainsi, un vieux conflit oppose Washington à Paris dans la qualification de l’Eglise de scientologie. Considérée comme une secte affairiste et dangereuse en France, celle-ci semble y faire l’objet de persécutions religieuses aux yeux du Département d’Etat.

Les déclarations de J. D. Vance, au sommet de Munich, sur les atteintes à la liberté qui affligeraient l’Europe montrent de quel potentiel explosif est lourd le katekon trumpien. Verrons-nous, un jour, le président de la République française, dans le Bureau ovale, être sommé de faire la paix avec l’Eglise de scientologie et de lui ouvrir les portes du financement public de l’enseignement privé ?

Ce petit exercice d’imagination politique nous permet de revenir sur l’élection du prochain pape, que l’on souhaite aussi tardive que possible, et peut-être de mieux l’appréhender. Et si un algorithme se substituait à l’Esprit-Saint ? Et si le pontife portait, en guise de mitre, une casquette Make God Great Again, et pour crosse une tronçonneuse ? Il y a, paraît-il, beaucoup à couper à la Curie.

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