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Jean-François Bayart

Professeur au Graduate Institute (Genève)

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Tribune 17 novembre 2025

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La France, ce pays où mieux vaut une messe pour Pétain qu’un colloque sur Gaza

Pour qui en aurait encore douté, la France est non seulement sortie de la démocratie, à bas bruit. Mais également de la bienséance constitutionnelle. Elle est désormais un pays dans lequel la justice administrative a) entérine l’annulation d’un colloque universitaire sous la pression ; b) mais annule l’interdiction, par le maire de Verdun, de la célébration d’une messe pour le repos de l’âme du maréchal Pétain.

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Professeur au Graduate Institute (Genève)

Pour qui en aurait encore douté, la France est non seulement « sortie de la démocratie »[1], mais également de la bienséance constitutionnelle.

Elle est désormais un pays dans lequel la justice administrative a) entérine l’annulation d’un colloque universitaire sous la pression d’un hebdomadaire et d’un réseau de lobbystes qui, d’emblée, l’ont estimé à « haut risque » et accusé de « tendance pro-Hamas », sans en produire la moindre preuve, et à la demande à peine voilée du ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche[2] ; b) mais annule l’interdiction, par le maire de Verdun, de la célébration d’une messe pour le repos de l’âme du maréchal Pétain. Cherchez l’erreur (démocratique et républicaine).

Dans le premier cas, la justice administrative s’inscrit en faux contre la liberté scientifique que garantit aux universitaires et aux chercheurs la Constitution. Dans le second cas, elle accepte, sous prétexte de liberté de culte, une cérémonie politique dans un bâtiment public – une église, dont la municipalité a la charge depuis la loi de Séparation de 1905 – en l’honneur d’un homme qui a supprimé la République et livré à l’Allemagne nazie les juifs. Si je puis dire, la messe est dite.

Simple « polémique », ou « scandale » politique ?

            Au même moment, dans les Matins de France Culture, le 14 novembre, un échange entre Guillaume Erner et Josep Borrell – inévitablement qualifié, par l’animateur de l’émission, d’« invité exceptionnel », tant pis pour les autres ! – a illustré la révolution copernicienne qu’a connue, ces dernières années, l’exercice concret de la liberté scientifique par les chercheurs[3]. Josep Borrell, ancien chef de la diplomatie européenne et ancien président du Parlement européen, était invité à Paris pour intervenir dans la séance de clôture du colloque du Collège de France et du CAREP (Centre arabe de recherches et d’études politiques de Paris) consacré à « La Palestine et l’Europe : poids du passé et dynamiques contemporaines », de pair avec Dominique de Villepin, ancien ministre et ancien Premier ministre, et Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale des Nations-Unies sur les territoires palestiniens – trois bêtes noires pour le gouvernement israélien et ses soutiens en France.

A qui croit devoir s’étonner de la présence de diplomates et d’hommes politiques dans l’enceinte et en contrepoint d’un colloque scientifique, il convient de rappeler que cette combinaison est courante et admise. Le chercheur Samy Cohen, spécialiste de la politique étrangère de la France à Sciences Po, en a même fait sa marque de fabrique, à l’occasion de colloques successifs, unanimement salués, à propos des politiques étrangères de Giscard d’Estaing et de Mitterrand, au cours desquels se côtoyaient et dialoguaient universitaires et acteurs. Quant à l’argument selon lequel le centre co-organisateur dudit colloque est financé par le Qatar, il fait sourire. Cela pose apparemment moins de problème quand il est question de sport, de musée, de luxe, d’investissement immobilier, de conférences d’un ancien chef d’Etat ou d’armement.

En réponse à une question de l’animateur des Matins de France Culture, Josep Borrell a condamné l’annulation du colloque par l’administrateur du Collège de France sous la pression du ministre, et ajouté qu’en Espagne cela aurait provoqué un « scandale ». Toujours à la peine dès qu’il s’agit d’Israël et de la Palestine, Guillaume Erner s’est efforcé de le rassurer : « En France, cela a fait polémique ». Et Josep Borrell de rétorquer : « Une polémique, c’est une chose, un scandale une autre chose. »

La passe d’arme est instructive. En parlant de « polémique », le journaliste met en scène une dispute entre des opinions ou des sensibilités différentes ou divergentes, parmi lesquelles chacun est loisible de choisir. Non sans pointer implicitement de la langue les fauteurs de polémiques : les organisateurs d’un colloque dont le programme aurait été « unilatéral », « déséquilibré » et aurait ainsi contrevenu à la « neutralité axiologique » que se doit d’observer l’Université. Outre le fait que la notion de Wertfreiheit chez Max Weber – la liberté de valeur que le professeur doit respecter dans sa relation hiérarchique avec ses étudiants et/ou l’indifférence de valeur dans l’élaboration des problématiques scientifiques – est dévoyée par les conservateurs, et que le sociologue de Heidelberg n’a lui-même pas cessé de prendre position dans les débats politiques de son époque, un colloque universitaire n’est pas un débat télévisé entre des candidats, se devant de garantir à chacun de ceux-ci un temps de parole égal. Il ne s’agit pas d’un espace de confrontation entre des opinions, mais d’un moment de disputatio et de réflexion collective entre des chercheurs pour faire progresser la connaissance et l’intelligence des faits, selon les règles de l’art de la profession.

Si le programme du colloque en question était mal fichu, c’était éventuellement à la communauté scientifique de s’en préoccuper, non pas à des journalistes ou à des lobbies – le Réseau de recherche sur l’antisémitisme et le racisme (RRA) et l’association Actions Avocats – en fonction d’opinions (ou d’intérêts) d’ordre politique, géopolitique, philosophique, ethnique ou religieux, et encore moins au ministre de tutelle au motif de son « profond désaccord (…) avec l’angle retenu ». Et, de fait, l’examen critique de tout programme de colloque par ses organisateurs, ses participants ou son public averti est le b a ba du métier.

Quelle est la compétence professionnelle des contempteurs de celui du Collège de France ? Nulle, tout universitaires qu’ils soient pour certaines et certains d’entre eux, car ils ne sont pas spécialistes du Proche-Orient. Dès lors, de quoi se mêlent-ils ? De choses qu’ils ne maîtrisent pas, au nom de leurs passions politiques dont la Constitution protège la science. Que vaut leur parole, de quelle autorité intellectuelle peuvent-ils se prévaloir face au principal responsable du colloque, l’historien Henry Laurens, accusé d’antisémitisme (!), et dont ils n’ont vraisemblablement pas lu beaucoup des dizaines de milliers de lignes qu’il a écrites sur Israël-Palestine, depuis des lustres ?

En l’occurrence, rappelons que la défense de l’indépendance de la science par rapport aux pouvoirs politiques, économiques ou étrangers – y compris celui de l’Etat d’Israël – n’est pas celle de la liberté des seuls chercheurs, mais de l’ensemble des citoyens dont le droit à une information et à un savoir préservés des interférences d’intérêts éloignés de l’impératif de la connaissance se voit de la sorte protéger. La liberté de la science est une liberté publique dont la remise en cause a les conséquences que l’on peut désormais observer, effarés, aux Etats-Unis – comme jadis en Union soviétique ou dans l’Allemagne nazie. Non pas seulement dans le domaine des sciences de l’Homme et de la société, dont on parle désormais comme de maladies sexuellement transmissibles, mais également dans celui de la santé, par exemple. Veut-on une recherche soumise aux agendas de l’industrie du tabac, de la FNSEA, de l’industrie pétrolière ou des empires médiatiques d’un Vincent Bolloré ou d’un Pierre-Edouard Stérin qui en seraient les instances d’évaluation, au même titre que les influenceurs de la droite nationaliste chrétienne américaine, de la Hasbara israélienne ou du FSB de Vladimir Poutine ?

Réécrire l’histoire pour purifier la nation

Le point de rencontre entre l’interdiction du colloque du Collège de France et l’autorisation de la messe de Verdun à la mémoire du maréchal Pétain est la réécriture de l’histoire à la seule encre des « romans nationaux » les plus distordus : en l’occurrence, par l’effacement des crimes contre l’humanité de Vichy (et, pourquoi pas, du nazisme lui-même ?), afin de conforter la révolution conservatrice en cours dans l’Hexagone et de cautionner la purification ethnique à venir sous couvert de « préférence nationale » ; et par l’oblitération de ce que la justice internationale et un nombre croissant d’Israéliens qualifient, sans plus barguigner, de génocide, afin d’engloutir définitivement la nation palestinienne et de promouvoir la Riviera trumpienne de Gaza.

Au rythme où vont les choses, nous n’avons pas à attendre longtemps pour que Bruno Retailleau fasse la pluie et le beau temps sur l’histoire de la guerre, pardon des « événements » d’Algérie, puisque ceux-ci n’ont été que pure brigandage.

La confusion entre la recherche en quête de connaissances scientifiques et l’expression de simples opinions, dans un pays où, paraît-il, « l’on ne peut plus rien dire », vient de se manifester dans la décision surprenante du journal Le Monde de ne pas publier une tribune qu’il avait lui-même sollicitée auprès d’un chercheur internationalement reconnu, Sari Hanafi, professeur à l’Université américaine de Beyrouth, au motif que « les termes utilisés ne conviennent pas à notre publication » : « Parler par exemple de ‘résistance armée’  en référence aux actions du Hamas ne correspond pas à notre manière d’aborder les choses. Cela laisse penser que nos perspectives sont trop éloignées pour être réconciliées ». Or, comme le remarque la romancière Dominique Eddé – au demeurant collaboratrice régulière du Monde – la tribune de Sari Hanafi sur « L’après-Gaza » est d’une remarquable hauteur de vues[4]. Chacun peut en juger puisque le site Orient XXI l’a publiée[5]. Il faut vraiment avoir les yeux troublés par la Hasbara pour y discerner une trace d’antisémitisme ou d’antisionisme qui aurait pu justifier le rejet de ce point de vue, de cette opinion. Et, si l’on comprend bien, Le Monde, en matière d’opinions, ne publie que les siennes. Curieuse conception du journalisme et du pluralisme.

Oui, décidément, il y a des choses, certaines choses, que l’on ne peut plus dire en France. Et d’autres que l’on peut dire – que, désormais, l’on doit dire ? – en baptisant le Collège de France « Collège de la France anti-juive », à l’instar du RRA et d’Actions Avocats, non sans rencontrer l’approbation du ministre et celle de l’administrateur dudit établissement qu’il a pourtant le devoir de défendre de telles accusations diffamatoires.

Résumons. Depuis dix ans, l’extrême-droite, que relaye maintenant une part croissante de l’establishment politique et médiatique, y compris à gauche, vocifère contre le « wokisme » et la « cancel culture ». On a bien compris que certains préfèrent l’endormissement général à l’Eveil, celui des Lumières, auquel sont dévoués, par profession et par vocation, les chercheurs et les enseignants qui, de fait, sont des empêcheurs de penser en rond. Mais, en la matière, qui sont les « canceleurs » de tribunes et de colloques, sinon les autorités politiques, les rédactions et les lobbyistes de l’union des droites qui, de façon de plus en plus décomplexée, étouffent la libre pensée sous prétexte de la défendre ?

La séquence de la semaine nous a enseigné qu’en France, désormais, 1) un ministre, sous la pression d’un réseau d’influenceurs politiquement très marqués, peut en toute impunité provoquer l’interdiction d’un colloque scientifique au mépris de la Constitution, mais avec l’assentiment de la justice administrative ; 2) une association vouée à la réhabilitation de la mémoire du maréchal Pétain peut célébrer, avec l’assentiment de la justice administrative, une messe-meeting dans un local municipal, malgré l’opposition du maire qu’horrifie non un culte privé destiné à un défunt, mais la commémoration à grand bruit, et au prix de propos ouvertement révisionnistes et nazis comme cela était parfaitement prévisible, d’un héros de l’extrême-droite condamné pour ses crimes contre l’humanité pendant la Seconde Guerre mondiale ; 3) le quotidien le plus réputé, qui s’auto-congratule à longueur de colonnes de son impartialité, peut censurer un texte éthiquement incontestable parce que celui-ci ne nie pas l’évidence du caractère politique et nationaliste d’un mouvement armé d’opposition à l’occupation illégale – au regard du droit international – de territoires palestiniens, sans pour autant cacher sa réprobation quant aux crimes dont ce dernier s’est rendu coupable, notamment le 7 octobre 2023.

Oui, la France est bien sortie de la démocratie, à bas bruit. Je puis encore le dire, l’écrire, mais pour combien de temps ?

[1] https://www.blast-info.fr/articles/2025/la-france-est-sortie-de-la-democratie-KL2EmzPyQYONYxmmhXJr4w

[2] https://www.blast-info.fr/articles/2025/le-college-de-france-est-en-passe-de-devenir-le-college-de-la-france-antijuive-plongee-dans-lentre-soi-dun-reseau-universitaire-RzQXHokWRBSXR5enOAd0nQ

[3] https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-invite-e-des-matins/l-invite-e-des-matins-emission-du-vendredi-14-novembre-2025-1346968

[4] https://www.lorientlejour.com/article/1485046/gaza-israel-islam-avis-aux-portiers-de-la-culture-.html

[5] https://orientxxi.info/magazine/la-tribune-sur-le-lendemain-de-gaza-que-le-monde-a-refusee,8656