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Billet de blog 21 novembre 2024

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L’Université doit respecter la liberté de conscience, d’expression et de manifestation des étudiants

Depuis un an, nombre d’universités, de par le monde dit démocratique, répriment les mobilisations étudiantes de solidarité avec la population de Gaza. Il y a dans ce déni de la parole étudiante beaucoup d’indécence. Au point d’oublier qu’il est question de plus de 40 000 victimes des bombardements, en majorité civiles, pour la plupart des femmes et des enfants...

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Depuis un an, nombre d’universités, de par le monde dit démocratique, répriment les mobilisations étudiantes de solidarité avec la population de Gaza et, plus largement, les Palestiniens, soumis au régime d’occupation militaire israélien alors même que la Cour de justice internationale l’a déclaré illégal, y voit une annexion de fait et suspecte une possibilité d’actes génocidaires.

La répression de la protestation étudiante est institutionnelle et administrative. Le cas échéant elle recourt à l’intervention des forces de l’ordre et s’accompagne de violences policières. Elle s’effectue le plus souvent sous la pression des réseaux diplomatiques et des groupes d’influence de l’extrême-droite israélienne que relayent une fraction importante des classes politiques des pays concernés, au prix de leur ingérence directe dans le fonctionnement des universités, et l’orchestration de campagnes idéologiques outrancières dans les médias et les réseaux sociaux, au nom de la lutte contre le wokisme, l’antisémitisme, voire le terrorisme. La démission de trois présidentes de prestigieuses universités américaines confrontées à l’ire des Républicains et des donateurs, l’irruption du Premier ministre Gabriel Attal dans le conseil d’administration de Sciences Po en ont été des exemples parmi d’autres.

La répression des étudiants propalestiniens – ou tout simplement solidaires des Palestiniens sur une base humanitaire, ou encore soucieux du respect du droit international – repose sur toute une série d’amalgames hautement contestables. Toute critique de la politique d’Israël est désormais considérée comme antisioniste. L’antisionisme – que l’on se garde bien d’exposer dans sa diversité et sa complexité – serait une manifestation de l’antisémitisme, ou en tout cas son antichambre. La défense de la cause palestinienne est taxée de soutien au Hamas et d’apologie du terrorisme.

Chacune de ces accusations est passible non seulement de sanctions universitaires d’ordre administratif et de nature discrétionnaire – à charge pour les étudiants mis en cause d’affronter dans les tribunaux leur alma mater, bardée des meilleurs avocats, pour faire valoir leurs droits ainsi bafoués – mais aussi de poursuites pénales puisque l’antisémitisme, l’apologie du terrorisme et même, de plus en plus, l’antisionisme sont criminalisés.

La Cour internationale de justice parle de « risque réel et imminent » de génocide – et les étudiants ne le pourraient pas ?

L’historien israélo-américain Omer Bartov estime qu’il n’est « plus possible de nier qu’Israël s’est rendu coupable de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et d’actions génocidaires systématiques » – et les étudiants ne le pourraient pas ?

L’historien Amos Goldberg de l’Université hébraïque de Jérusalem a écrit, en hébreu, que « Oui, c’est un génocide », en rappelant la « rhétorique génocidaire » de certains ministres du gouvernement israélien, constitutive du crime génocidaire en tant qu’incitations à le commettre, et en soulignant que ce dernier ne consiste pas forcément en l’extermination de toute une population, sur le modèle du génocide des Herero et des Nama, de celui des Arméniens ou de la Shoah, mais aussi en l’ « intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux », selon la définition fondatrice du juriste Raphael Lemkin. « Ce qui se passe à Gaza est un génocide, car Gaza n’existe plus », insiste Amos Goldberg – et les étudiants ne le pourraient pas ?

« L’ampleur des crimes qu’Israël commet actuellement est impossible à décrire », dénonce l’ONG israélienne B’Tselem – et les étudiants ne le pourraient pas ?

Le politiste Bashir Bashir et, à nouveau lui, Amos Goldberg plaident de concert pour un « binationalisme égalitaire » from the river to the sea, oui, « entre mer et fleuve » – et les étudiants ne le pourraient pas ?

L’évidence de la purification ethnique à l’œuvre dans une partie au moins de Gaza et de la Cisjordanie, selon un plan politiquement et militairement prémédité, s’impose à un nombre croissant d’observateurs – et les étudiants seraient interdits de s’en émouvoir ?

Il y a dans ce déni de la parole étudiante beaucoup d’indécence. On parle à leur propos de « violence » quand il s’agit d’occupation pacifique de campus ou d’amphithéâtre, conforme à l’habitus de l’engagement politique dans les universités ; de slogans et de chants ; ou de mains rouges-sang maculant des murs ou des publicités d’entreprises accusées de collusion avec la politique israélienne d’anéantissement de Gaza et d’occupation de la Cisjordanie. Au point d’oublier qu’il est question de plus de 40 000 victimes des bombardements, en majorité civiles, pour la plupart des femmes et des enfants, d’une stratégie d’affamement, et d’une « plausibilité » de génocide que nous sommes légalement obligés d’empêcher, selon le droit international.

On parle aussi, à tort et à travers, d’antisémitisme, alors même que nombre de voix étudiantes juives s’élèvent contre l’instrumentalisation de leur judéité par les soutiens du gouvernement israélien et se mobilisent aux côtés des étudiants non juifs dénonçant la violation du droit international par l’Etat hébreu.

On déplore aussi la « politisation » des universités. Comme si la politique était une maladie honteuse en démocratie. Comme si l’enseignement supérieur n’était pas un lieu de formation aux affaires de la cité et de réflexion, donc de débats, voire de conflits politiques. Comme si les responsables universitaires n’invitaient pas des personnalités politiques et des chefs d’entreprise dont les choix sont éminemment politiques quand ils décident de continuer à investir dans les énergies fossiles et dans des Etats soumis à sanctions ou restrictions de la part du droit international, tels qu’Israël et les Territoires occupés, précisément.

Il y a aussi une forme gérontocratique d’infantilisation politique des étudiants. Ils sont « majeurs et vaccinés » (ou, s’ils ne le sont pas, tel est leur droit !). Ils sont des citoyens à part entière, dont la parole est légitime. En l’occurrence, on peut ne pas partager toutes leurs revendications – notamment en matière de boycott des universités israéliennes. Mais il y a là matière à débat, non à répression. Le bilan de nos classes politiques, sur le plan tant économique et social que diplomatique ou environnemental, est-il si remarquable qu’elles puissent traiter de si haut la jeunesse engagée pour plus de justice, ou tout bonnement de droit international ? La virulence, la condescendance, le mépris avec lesquels les responsables politiques et parfois aussi, malheureusement universitaires, et même certains de nos collègues enseignants-chercheurs, opposent leur front du refus à la reconnaissance des droits politiques ou tout simplement, désormais, au droit de vivre des Palestiniens tournent à l’obscénité.

Par ailleurs, la criminalisation de l’indignation estudiantine est-elle le meilleur remède au retrait de la jeunesse du champ électoral que l’on déplore, non sans larmes de crocodile ?

Enfin, qui ne voit que la répression de la mobilisation des étudiants en faveur de la cause palestinienne est indissociable de l’anti-intellectualisme ambiant et de la stigmatisation des chercheurs et des enseignants qui entendent continuer à réfléchir sur cette partie du monde et se voient accusés, sans vergogne, d’« islamo-gauchisme », sinon à leur tour d’antisémitisme, par une presse conservatrice déchaînée, à grand renfort, là aussi, d’amalgames et de cas particuliers montés en épingle pour être érigés en généralités ? L’étouffement de la contestation participe de la mise en place d’un maccarthysme qui, pour être « républicain », n’en est pas moins menaçant.

Près de 80 députés ont déposé, le 8 octobre, une résolution tendant à la création d’une « commission d’enquête relative à l’infiltration des idéologies contraires aux valeurs de la République ». Son adoption soumettrait l’enseignement supérieur et la recherche à une police politique de la pensée.

Valérie Pécresse, jadis promotrice de l’ « autonomie » de l’Université quand elle était la ministre de Nicolas Sarkozy, entend aujourd’hui conditionner le financement des établissements d’enseignement supérieur par la région de l’Ile-de-France à leur respect d’une « charte républicaine » dont l’appréciation sera discrétionnaire et toute politique, ainsi que l’a déjà montré Laurent Wauquiez en Auvergne-Rhône-Alpes. Car ces fameuses « valeurs de la République » n’ont aucune définition juridique précise, chacun ayant une interprétation différente de la Liberté, de l’Egalité, de la Fraternité, de la Laïcité, de la Nation, et devant simplement se conformer à la lettre des lois existantes qui rendent superfétatoire, et dangereuse, ladite charte « républicaine ». La moindre manifestation étudiante propalestinienne provoquera la suspension (ou la simple menace de suspension) de la subvention régionale, et par voie de conséquence l’alignement de la direction de l’établissement sur le diktat de l’autorité politique donatrice.

Défendre le droit à la parole des étudiants, c’est défendre notre droit à la recherche. C’est défendre la liberté scientifique, philosophique et même religieuse, en récusant toute assignation identitaire sur la base de ses origines et convictions. En bref, c’est défendre la démocratie et la République – celles-là mêmes qu’on leur reproche de mettre en danger.

Il est temps, grand temps que l’Enseignement supérieur et ses autorités de tutelle se conforment à la recommandation de la rapporteure spéciale des Nations-Unies qui, dans son rapport du 2 octobre 2024, demande aux universités du monde entier de « s’abstenir d’adopter des règlements administratifs qui menacent de pénaliser les étudiants pour leur participation à des manifestations pacifiques » et de « cesser toute surveillance du personnel et des étudiants pour avoir exprimé leurs opinions ou participé à des manifestations pacifiques ».

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