Une semaine après avoir encagé dans un grillage les enfants du square May-Picqueray, boulevard Richard-Lenoir, dans le XIe arrondissement de Paris, Anne Hidalgo et François Vauglin en ont détruit une partie des belles grilles ouvragées, le jeudi 16 mai, à sept heures du matin – soit une heure avant l’heure légale des travaux à Paris –, sous protection policière, pour passer outre la résistance des riverains qui depuis quatre jours faisaient bloc et empêchaient l’entreprise mandatée d’œuvrer. Le symbole est éloquent.
Et plus éloquent encore, ce forcing pour créer un fait accompli dans l’espoir de le rendre irréversible, et extensible à l’ensemble des deux boulevards Richard-Lenoir et Jules-Ferry, à l’automne, après la trêve obligée des Jeux Olympiques. L’opération iconoclaste a été menée une semaine avant l’audience du tribunal administratif, fixée au mercredi 22 mai, au cours de laquelle doit être examiné le recours suspensif qu’ont déposé France Nature Environnement et l’association Sauvons Jules & Richard. Légalement, stricto sensu, la municipalité est dans son droit. Mais du point de vue du respect de l’Etat de droit et de la démocratie participative dont elle se réclame, cela manque pour le moins d’élégance.
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Rien ne justifiait cette précipitation et ce recours aux forces de l’ordre, Police nationale et Police municipale associées, à chacune son cordon pour tenir à distance les manifestants parfaitement pacifiques ! Rien, sinon l’entêtement de la maire de Paris qui a fait de ce projet hors sol une fixation, l’empreinte indélébile qu’elle veut laisser dans un arrondissement dont elle est l’élue (mais non l’habitante : elle réside dans le XVe arrondissement, électoralement plus difficile pour la gauche que le XIe), et qu’elle entend imposer à un quartier qui n’en veut pas.
Le passage en force du 16 mai, sous forme de pied de nez (ou de bras d’honneur ?) à la justice administrative, a au moins l’avantage de mettre en pleine lumière la brutalité administrative et la duplicité de la majorité municipale.
Duplicité car nous comprenons désormais mieux la sollicitude déployée à l’égard des associations représentant les victimes de l’attentat du Bataclan. La municipalité jugea soudain indigne l’emplacement de la stèle qu’elle avait pourtant elle-même choisi dix ans auparavant. En l’éloignant du boulevard Voltaire elle a surtout rendu possible la suppression des grilles isolant de la circulation automobile la façade sud du square. Quitte à la coincer entre le boulevard Richard-Lenoir et les jeux d’enfants désormais grillagés, dans un espace exigu encore moins propice au rassemblement et au recueillement des proches des victimes.
La seule mesure digne en la matière eût été l’ouverture d’un concours international permettant de sélectionner une sculpture à la hauteur artistique de la tragédie. L’instrumentalisation de la mémoire de l’attentat du Bataclan pour faire passer la pilule des ramblas est d’un cynisme sans borne qui montre de quoi est capable l’autoritarisme de la majorité municipale dès qu’il s’agit de faire passer ses projets d’aménagement urbain, aussi contestables et contestés soient-ils.
Brutalité administrative car le saucissonnage de la réalisation des ramblas de la Bastille au canal Saint-Martin permet à la municipalité de s’affranchir de toutes les obligations des codes de l’urbanisme et de l’environnement en matière d’études et d’enquêtes publiques préalables. Les conseils de quartier et les associations concernées sont systématiquement contournés et privés de tout document. La concertation proclamée à grands sons de trompe électoraliste se réduit à des réunions dites d’information qui n’en dispensent aucune et ne sont que des opérations de communication. Le sciage des grilles dans la foulée de l’annonce solennelle d’une nouvelle réunion d’information de ce genre par François Vauglin en dit long sur le prix que ce dernier lui accorde.
Le coup de force municipal du 16 mai a donné lieu à un nouveau florilège de mensonges éhontés et d’aveux bien instructifs. Déni de ramblas dont le terme ne correspondrait en rien aux intentions de la mairie alors qu’il figure bel et bien dans ses documents budgétaires et dans diverses déclarations. Assis sur un banc du jardin Truillot, François Vauglin argue de tous les remerciements que viennent déposer à ses pieds ses administrés, ravis de son aménagement, pour défendre ses ramblas. En matière d’études préalables on fait mieux. Et surtout les deux situations n’ont rien de comparable. Le jardin Truillot a été créé ex nihilo et il a représenté un incontestable progrès. Les squares luxuriants des boulevards Richard-Lenoir et Jules-Ferry existent et donnent entière satisfaction à leurs usagers, notamment aux familles avec enfants.
Surtout le projet de leur transformation en promenade ouverte ne tient aucun compte des problèmes que pose le jardin Truillot qui est en réalité un passage arboré. En dépit de l’interdiction et des portillons, vélos et trottinettes le sillonnent en toute impunité en mettant en danger les piétons et les enfants – exactement ce qui arriverait si les squares du terre-plein des boulevards devaient être ouverts sur l’axe nord-sud pour assurer la « continuité piétonne et végétale », selon l’inénarrable prose du cabinet d’étude et de com de la municipalité
Dans un élan de sincérité qui n’est pas coutumier à l’Hôtel de Ville, Emmanuel Grégoire, lors de sa conférence de presse du 16 mai, retransmise sur BFM TV, a admis que les ramblas « ça va faire beaucoup de bruit, c’est une nuisance pour les riverains, oui c’est vrai ». C’est précisément la crainte que ceux-ci formulent depuis le début sans parvenir à se faire entendre. Et ce dont ils ne veulent pas, échaudés par ce qui se passe sur le canal Saint-Martin, rue Oberkampf, dans le Marais, rue Montorgueil et dans la quasi-totalité des quartiers piétonnisés.
Le bruit est devenu un problème majeur de santé publique. Sa programmation, sa promotion par la municipalité constituent de graves manquements à ses obligations légales et une carence fautive intentionnelle de sa part. Quant à la promesse de l’adjoint au maire d’y mettre bon ordre le cas échéant, elle fait grincer des dents. On voit mal pourquoi la police municipale réussirait à faire boulevards Richard-Lenoir et Jules-Ferry ce qu’elle ne parvient pas à accomplir dans d’autres quartiers dits festifs ou conviviaux de la capitale. Y compris dans le jardin Truillot : ses riverains se plaignent du tapage nocturne qui y règne, et dans l’immeuble du 62 boulevard Richard-Lenoir plusieurs locataires ont fui ces dernières années les appartements qui donnent sur son espace.
Sans compter que le bruit des fêtards apporte d’autres nuisances que la mairie est tout aussi incapable d’endiguer ailleurs : les déchets alimentaires et les rats qu’ils attirent, la saleté, les épanchements d’urine sur la voie publique et sous les porches du voisinage, le commerce de drogue et les agressions qui l’accompagnent inévitablement. Les précédents du Marais, des alentours du Centre Pompidou, du beau passage Molière restauré à grands frais et transformé en pissotière ne laissent aucun doute sur ce qui attend les riverains des ramblas si la majorité municipale fait prévaloir ses vues.
Le projet technocratique et autoritaire des ramblas n’est qu’une extension au XIe arrondissement du « nouveau municipalisme » dans lequel se reconnaît Anne Hidalgo, le modèle de Barcelone à l’esprit. Il se solderait inévitablement par les mêmes effets : la gentrification au détriment des classes moyennes et populaires, la progression exponentielle des locations saisonnières, la fermeture des commerces existants au bénéfice des débits de boisson et de magasins branchés ou spécialisés dans certains créneaux destinés aux touristes et aux bobos (lunettes de luxe, chocolat, pâtisserie, gadgets, marques vestimentaires, etc.), la fermeture des écoles et des autres services publics dont la diminution du nombre des habitants effectifs ne pourrait plus justifier le maintien, la déferlante du tourisme de masse et de la « fête » qui a ravagé des villes comme Barcelone mais aussi Amsterdam, Berlin, Lisbonne et tant d’autres. De cela les habitants du XIe ne veulent pas.
Pour noyer leurs objections et leur bon sens – pourquoi détruire à grands frais ce qui donne satisfaction ? – et séduire les gogos la municipalité multiplie les contre-vérités. « Apaiser » les boulevards ? Merci, ils sont parfaitement paisibles, et il suffit de les observer matin, midi et soir pour constater qu’ils n’ont rien de boulevards « routiers » comme le clament les responsables municipaux. La circulation y est fluide, les places de stationnement pour les résidents et les clients des commerces de demi-gros y sont disponibles, les pistes cyclables ne souffrent pas de sur-fréquentation, et si leur étroitesse est problématique pour les vélos cargos ceux-ci peuvent toujours emprunter la chaussée qui est large et permet la coexistence des deux-roues et des voitures.
De ce point de vue la promesse de transformation des boulevards en vélos-rues est un miroir aux alouettes. La cohabitation, sur un même espace, des voitures, des vélos et des trottinettes, qui n’ont plus rien de « doux » depuis qu’ils sont électriques, avec les piétons s’effectue toujours au détriment de ceux-ci qui ne sont plus en sécurité nulle part. Dernier exemple en date : le réaménagement de la place de la Catalogne…
Or, tout cela a un coût : en l’occurrence quelque 20 millions d’euros, au bas mot, selon l’expertise de l’association Sauvons Jules & Richard (le saucissonnage du projet permet à la mairie de ne pas avancer sa propre programmation budgétaire). Il est probable que ce montant sera dépassé, comme cela est devenu la règle. Initialement budgété à hauteur de 30 millions d’euros, le réaménagement de sept places parisiennes pendant le premier mandat d’Anne Hidalgo, dont elle s’enorgueillit (et qui a projeté en enfer leurs riverains), a en définitive coûté 80 millions d’euros au contribuable, dont la moitié pour le projet-phare de la Bastille, avec le résultat que l’on connaît. Comme la municipalité est exsangue elle aurait les plus grandes difficultés financières à mener à son terme le chantier des ramblas, voué à traîner en longueur et à infliger à ses riverains la perpétuation du chaos dans lequel vit Paris depuis dix ans.
En outre, la tentation sera grande, pour renflouer les caisses, d’y étendre les terrasses des cafés comme sur les nouveaux Champs-Elysées, d’y accorder des concessions commerciales comme la mairie vient de le faire à Montmartre au détriment du club de pétanque et à l’avantage d’un hôtel de luxe, et de louer ses pelouses à l’industrie de l’événementiel à laquelle le Pont-Neuf, la Concorde, le Champ-de-Mars, la cour Carrée du Louvre et bien d’autres sites emblématiques de la capitale sont régulièrement donnés en pâture. Le contribuable ne peut pas accepter une gabegie pareille, pas plus que l’habitant ne peut se résoudre à payer plus pour vivre moins bien.
Face à la bronca qui ne cesse de monter dans le XIe arrondissement et qui pourrait bien le faire basculer à droite lors des prochaines municipales, dans la mesure où les Verts se montrent incapables (ou non désireux) de ramener à la raison Anne Hidalgo et son faux-nez François Vauglin, et où le camp macroniste mais aussi les zemmouriens cherchent à récupérer la cause des défenseurs des squares bien que leur association se veuille résolument apolitique, la municipalité assène son argument massue qu’a repris Emmanuel Grégoire lors de sa conférence de presse du 16 mai : il ne peut s’agir d’un passage en force puisque la municipalité ne fait qu’appliquer son programme de 2020 qu’ont validé les électeurs.
À nouveau un gros mensonge. Le programme d’Anne Hidalgo ne faisait qu’évoquer en termes vagues la création d’ « une vraie promenade plantée sur le boulevard Richard-Lenoir valorisant le canal, en concertation avec les riverains » (sic), rien n’étant dit au demeurant du boulevard Jules-Ferry. Et le projet contredit d’autres engagements dudit programme en matière de « chantiers exemplaires qui favorisent la réhabilitation et le réemploi à la démolition » et de préservation des « paysages de rue » du XIe arrondissement.
L’acte iconoclaste commis le 16 mai en face du Bataclan est une violation claire de cet engagement, et sa poursuite sur le reste des boulevards serait une absurdité coupable du point de vue de la protection de l’environnement puisque les pelouses promises ne sont d’aucun intérêt au regard de la biodiversité, au contraire des haies quarantenaires vouées à la destruction ou à la dégradation du fait de la suppression du repos nocturne de la végétation, de la sur-fréquentation touristique et du démantèlement des grilles.
Sans doute conscients de la fragilité de leur argumentation les dirigeants de la municipalité s’ingénient à disqualifier les opposants à leur projet de ramblas. L’un d’entre eux s’est emporté contre les usagers des squares qui les « privatisent » (sic). Les familles apprécieront.
Les critiques des ramblas sont assimilés à des passéistes, à des réactionnaires fétichistes du patrimoine parisien, à des partisans du tout-voiture, au mépris de toute vraisemblance. Il est osé de faire passer Yves Contassot, à la pointe de la mobilisation, pour un « addict » du diésel, et le recours suspensif a été déposé par France Nature Environnement.
On oppose l’attachement suspect, presque concentrationnaire, des membres de l’association Sauvons Jules & Richard aux grilles à l’esprit de liberté qui inspirerait les concepteurs des ramblas. On stigmatise celles et ceux qui « aiment tellement les grilles parce qu’elles représentent si bien leur esprit fermé, les barrières de leurs pensées » (sur #DemagoDemission). Les grilles sont présentées comme un « symbole haussmannien du patriarcat du XIXe siècle » (sic !), alors qu’il faut « vivre dans le XXIe siècle et faire du vivre ensemble sans barrières inutiles » (toujours sur #DemagoDemission). Sauf qu’il s’agit tout de même de la sécurité des enfants et, les jours de grand vent, des passants que protège la fermeture des squares en cas de tempête. Sauf aussi que c’est la municipalité, et non Sauvons Jules & Richard, qui encage les enfants ! Sauf que l’expertise de cette association parvient à la conclusion dérangeante qu’in fine la réalisation de ce projet mal pensé d’en (très) haut… réduirait l’espace dévolu à la déambulation des piétons.
Il est bien possible que la mairie ait remporté une victoire à la Pyrrhus le 16 mai, square May-Picqueray. L’intervention de la police a choqué. La volonté de prendre de court le tribunal administratif a jeté une lumière crue sur le bonapartisme d’Anne Hidalgo et sa singulière conception de l’Etat de droit. Les images du sciage des grilles ouvragées de David Mangin a fait le tour du web. Rachida Dati et Ségolène Royal s’en sont emparées et ont déploré leur destruction en donnant une ampleur politique inédite et quasi nationale à l’affaire.
Ce mercredi 22 mai, le tribunal administratif doit donc statuer sur le recours suspensif. Il pourrait se prononcer pour le report des travaux ou l’invalidation du projet sur tout ou partie des boulevards, voire demander la remise en place des grilles indument sciées, ou mettre son jugement en délibéré. Par ailleurs, l’élue municipale Rachida Dati, qui s’est insurgée contre leur destruction, pourrait être tentée de demander à la ministre de la Culture le classement de ce mobilier urbain dont elle vante la beauté et la « valeur patrimoniale ».
Ce qui est certain, c’est qu’Anne Hidalgo n’est pas femme bonapartiste à renoncer aisément et que l’automne sera chaud sur les boulevards Jules-Ferry et Richard-Lenoir si elle persiste à vouloir les transformer en ramblas.