Le chef d'escadron de gendarmerie Jean-Hugues Matelly a été radié des cadres par un décret du président de la République en date du 12 mars 2010. Sanction d'une gravité extrême. Par comparaison, les pairs du gendarme Matelly qui avaient incendié des paillotes en Corse, il est vrai en obéissant aux ordres de leur hiérarchie!, avaient écopé de peines administratives bien moins sévères, tout comme un officier de l'armée reconnu coupable d'actes racistes envers ses hommes, frappé de trente jours d'arrêt et d'une simple mutation.
Qu'est-il donc reproché au gendarme Matelly qui justifie une telle rigueur, et la signature de pas moins que le chef de l'Etat ? De mal penser ! Jean-Hugues Matelly, militaire de statut, est chercheur associé au CNRS, co-auteur de Police, des chiffres et des doutes (Paris, Michalon, 2007) –livre qui lui avait déjà valu un blâme, annulé par le Conseil d'Etat– et, en l'occurrence, co-signataire, avec Laurent Muchielli et Christian Mouhanna, respectivement directeur de recherche au CNRS et chercheur au Cesdip, d'une tribune intitulée «La gendarmerie enterrée, à tort, dans l'indifférence générale». Mis en ligne le 30 décembre 2008 sur le site Rue89, ce texte critiquait le rapprochement entre la police et la gendarmerie sous la tutelle du ministère de l'Intérieur, réforme majeure voulue par un président de la République qui n'a jamais abandonné son costume de locataire de la place Beauvau. La direction générale de la gendarmerie nationale a accusé son chef d'escadron d'un «manquement grave» au devoir de réserve auquel est tenu un fonctionnaire et, a fortiori, un militaire: à ses yeux, Jean-Hugues Matelly a exprimé une «désapprobation claire vis-à-vis de la politique conduite par le gouvernement» et s'est soustrait à l'«exigence de loyalisme et de neutralité liée à son statut militaire».
Première remarque: pour ladite direction, pour le gouvernement qui l'a suivie, et pour le président de la République qui a soulevé son auguste main et signé le décret de radiation, il est plus grave d'enfreindre dans un article d'opinion l'obligation de réserve que de commettre sur ordre de sa hiérarchie un crime –l'incendie volontaire d'une construction, fût-elle illicite–, en la circonstance puni par les tribunaux, ou que de se livrer à des actes racistes. Deuxième remarque: le gouvernement, en évoquant l'«exigence de loyalisme», assimile à la loyauté envers les institutions, à laquelle se réfère cette notion, la loyauté envers les politiques menées par les personnes au pouvoir en tant que telles, qu'un fonctionnaire est pourtant autorisé à critiquer hors service, quand bien même il doit les appliquer en étant soumis à un devoir de neutralité pendant son service. Hors service, l'obligation de réserve à laquelle est tenu le fonctionnaire n'a trait qu'à la forme de son expression, qui ne doit pas être outrancière, et non au fond de son opinion. Troisième remarque: l'«exigence de loyalisme et de neutralité liée [au] statut militaire» ne s'applique précisément qu'à l'expression en service. Jean-Hugues Matelly, qui a déposé un référé devant le Conseil d'Etat pour faire «constater l'illégalité flagrante» du décret le radiant des cadres, ne manque donc pas de biscuits juridiques pour obtenir gain de cause. D'ores et déjà, le Conseil d'Etat a jugé la sanction «disproportionnée par rapport aux faits» et, sans se prononcer sur le fond, a exigé que le plaignant continue de percevoir sa solde et d'occuper son logement de fonction.
Il n'empêche que les chercheurs seraient avisés d'exprimer leur solidarité active avec Jean-Hugues Matelly, car la sanction qui le frappe les concerne très directement. La jurisprudence reconnaît que les universitaires, en France fonctionnaires d'Etat, ne sont pas pour autant soumis au devoir de réserve pendant leur service, au nom de la liberté académique. On imagine sans mal ce que seraient un cours ou un article scientifique s'ils étaient passibles de la sanction de l'administration ou du gouvernement, dès lors que ceux-ci en contesteraient le contenu! Or, le gendarme Matelly a co-signé la tribune qui lui vaut son renvoi de l'armée en tant que chercheur associé au CNRS, de pair avec deux collègues eux-mêmes chercheurs et enseignants. De deux choses l'une. Soit le gendarme Matelly bénéficie en la circonstance de la liberté académique, puisqu'il s'est exprimé en tant que chercheur. Soit cette liberté académique ne lui est pas reconnue, ce qui signifie à terme, par glissements successifs, que les chercheurs seront considérés par le gouvernement comme des gendarmes soumis à l'«exigence de loyalisme et de neutralité» telle qu'il l'entend, de manière extensive.
Il ne nous avait pas échappé que la volonté du président de la République de donner «à l'exécutif les moyens de fixer les orientations de la recherche à long terme» (discours du 28 janvier 2008) revenait à remettre en cause l'indépendance de cette dernière[1]. Nous en avons la démonstration. L'objectif est aujourd'hui de gendarmer la recherche. Mais, comme le sait maintenant tout gendarme, chercher ou obéir, il faut choisir[2] !
PS : Association d'idée qui n'a évidemment aucun rapport avec la présente chronique. Vous avez été nombreux à me témoigner votre solidarité à la lecture de la lettre ouverte[3] que j'avais adressée à Mme Valérie Pécresse, ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche. Je crois devoir vous informer que cette lettre n'a pas reçu de réponse.
[1] http://www.fasopo.org/reasopo/n8/societespolitiquescomparees8_editorial.pdf ; http://www.fasopo.org/reasopo/n11/editorial.pdf ; http://www.fasopo.org/reasopo/n12/societespolitiquescomparees12editoriaux.pdf[2] Note aux lecteurs ne vivant pas en France : allusion au slogan de la Prévention routière, « Boire ou conduire, il faut choisir ».
[3] http://www.mediapart.frhttp://blogs.mediapart.fr/blog/jean-francois-bayart/090310/lettre-ouverte-valerie-pecresse