L'importance et le caractère inopiné des événements en Tunisie permettent à la presse française de s'en donner à coeur joie –et à nous-mêmes, chercheurs, de réfléchir sur la manière dont nous sommes amenés à participer à la fête, sous la pression des médias ou de notre propre chef. Bien sûr, il est légitime de partager avec les contribuables les fruits de notre travail, qu'ils ont financé. Mais à quel prix? Et dans quelles conditions? Sommes-nous sollicités et restitués pour ce que nous sommes –des chercheurs en sciences sociales– ou sommes-nous réduits au statut de simples faire-valoir, de supplétifs des journalistes et des envoyés spéciaux, d'intellectuels organiques de la «démocratie», des «droits de l'Homme» ou de la «bonne gouvernance»? Toute rédaction de journal, de manière légitime, se pose en intermédiaire culturel entre des chercheurs avertis et un lectorat par définition béotien (béotiens, nous le sommes tous sur la plupart des sujets). Néanmoins, l'exercice est difficile, comme le prouve aujourd'hui le sottisier franco-tunisien.
Passons charitablement sur la place qui est accordée à toute une série de personnalités –journalistes, diplomates, hommes politiques... mais aussi universitaires– d'origine tunisienne qui nous ont assourdis de leur silence pendant trois décennies, voire, pour certains d'entre eux, par l'obscénité de leur complaisance à l'égard du régime de Ben Ali, défense de la laïcité et des femmes obligeait, et qui se sont soudain répandues sur les plateaux et dans les pages de nos quotidiens ou hebdomadaires pour nous expliquer la «révolution du jasmin».
Passons aussi sur l'orientalisme exaspérant de cette expression car, comme l'a acidement remarqué Sadri Khiari (auteur de Tunisie. Le délitement de la cité, Karthala, 2003) sur le plateau de la Cinq, de jasmin il n'y a guère à Sidi Bouzid : mieux vaudrait parler de «révolution de la figue de Barbarie», à ce compte là! Et de fait, nulle photo de manifestants tendant des fleurs de jasmin, comme les Portugais l'ont fait avec les oeillets: ils brandissaient des pains, et la lecture des travaux de Samy Elbaz, doctorant à l'Institut d'études politiques de Paris, permet précisément de comprendre pourquoi.
Ricanons enfin sur la généralisation de la thématique des «risques de la contagion démocratique» dans le monde arabe: la démocratie, peste ou choléra? Epidémie ou pandémie?
Il est plus préoccupant, du point de vue des sciences sociales, de voir revenir en force dans les journaux, à la faveur de la crise tunisienne, la «transitologie» –le catéchisme convenu de la «transition démocratique» ou de la «transition à l'économie de marché» –qui nous a fourvoyés au lendemain de la chute ou de la transformation endogène des régimes socialistes, dans les années 1990, et avec laquelle nous pensions en avoir fini. Outre la place accordée aux intellectuels organiques de ladite «transition» et la focalisation sur la nature «dictatoriale» d'un système «corrompu» et «mafieux», en témoigne la réticence des médias à rendre compte d'autres interprétations du processus politique actuel ou du régime de Ben Ali, qui ne présentent pas le passage de l'«autoritarisme» à la «démocratie» comme un chemin linéaire et lumineux, sous la forme d'un conte de fée. Grâce à la mobilisation des Tunisiens depuis une semaine, qui contre la révolution de palais du 14 janvier, la démocratie reste un possible. Mais la reproduction ou la restauration autoritaires aussi, fût-ce sous un visage plus débonnaire que celui de Ben Ali et de la famille Trabelsi. Et, de toute manière, se fera sentir le poids historique du «réformisme», comme je le rappelais dans un papier précédent en m'appuyant sur les écrits de mes collègues.
Le bug entre la rédaction de Mediapart et Béatrice Hibou, directrice de recherche au CNRS et auteur de La Force de l'obéissance. L'économie politique de la répression en Tunisie (La Découverte, 2006), a bien illustré ce week-end la difficulté de sortir de la pensée unique et politiquement correcte dans laquelle tend à nous enfermer l'air du temps, et dont sont inévitablement tributaires les médias, précisément parce qu'ils sont à mi-chemin de Monsieur Tout-le-monde et du spécialiste, et qu'ils cherchent à traduire dans les mots du quotidien la réflexion de ce dernier. Nous savons combien Mediapart ouvre grand ses portes aux sciences sociales, notamment grâce au truchement de Sylvain Bourmeau. Ce blog en est un témoignage parmi d'autres. Mais les coupes que la rédaction en chef de Mediapart a cru devoir faire dans l'entretien que Béatrice Hibou avait accordé au même Sylvain Bourmeau, lequel n'en put mais, et qui ont conduite cette dernière à le faire «dépublier» parce que son propos, estimait-elle, était trahi, ne sont-elles pas révélatrices de ce qui est indicible dans notre système d'information?
Plusieurs lecteurs de Mediapart m'ayant demandé de revenir sur les rapports entre recherche et presse à la suite de mes derniers papiers, le mieux est de passer aux travaux pratiques, de leur soumettre le problème et de les faire juger sur pièces. Non dans un esprit de polémique corporatiste, mais pour contribuer à une meilleure synergie entre deux professions qui ne peuvent se passer l'une de l'autre: celle du chercheur et celle du journaliste. Voici donc, avec l'autorisation de Béatrice Hibou, la version intégrale de l'entretien sur laquelle elle s'était mise d'accord avec Sylvain Bourmeau, et que la rédaction en chef a raccourcie (ses coupes sont indiquées en gras et sont soulignées).
Le débat est ouvert pour savoir si le sens des propos de Béatrice Hibou a été, ou non, modifié. Et, de toute façon, chacun pourra venir mercredi 26 janvier au CERI, 56 rue Jacob, 75006 - Paris, de 17h à 19h, pour continuer à réfléchir sur les événements tunisiens, toute « transitologie » mise à part ! (Inscription obligatoire : http://www.ceri-sciences-po.org/reunion_affiche.php?id=164)
Sylvain Bourmeau : Dans vos travaux sur la Tunisie, vous avez toujours beaucoup insisté sur la dimension sociale au sens large. Le fait que ce soit un mouvement profondément social et non strictement politique qui ait fait chuter Ben Ali n'a pas dû vous surprendre...
Béatrice Hibou : Que cela aboutisse au départ de Ben Ali, je ne l'aurais pas imaginé. Mais qu'effectivement cela parte d'un mouvement de ce type, certainement, un mouvement qu'on ne saurait qualifier d'économique, de social ou de politique, parce qu'il est tout cela à la fois. Un mouvement qui traduit d'abord une revendication d'inclusion dans la société, une demande d'accès au travail, une revendication à vivre décemment et dignement, à être respecté. Seul un mouvement de cette nature était susceptible de faire craquer le régime.
Car contrairement à ce que soulignent aujourd'hui encore les opposants à Ben Ali, le régime ne tenait pas principalement par la répression et la corruption - phénomènes réels mais secondaires - mais bien plus profondément par l'investissement des rouages économiques et sociaux, des pratiques économiques et sociales les plus banales par les mécanismes disciplinaires et coercitifs de pouvoir. C'est toute cette dynamique d'arrangements, de négociations et de compromis à la base de ce que j'ai appelé dans mes recherches un « pacte de sécurité » qui explique comment le régime a pu « tenir » aussi longtemps.
Ce pacte, ce n'est pas un échange, il n'entend pas donner quelque chose (croissance, emploi, niveau de vie, sécurité) contre quelque chose (réduction des libertés publiques, absence de pluralisme, acceptation de l'omniprésence policière). Un pacte, c'est un rapport beaucoup plus complexe de l'Etat à sa population, c'est l'expression de la sollicitude permanente et omniprésente de l'Etat, la façon dont il entend se présenter et se légitimer aux yeux de sa population. A travers le pacte de sécurité, l'Etat tente de prévenir tout ce qui peut être incertitude, risque, danger, et il est en cela légitime parce que cela répond à un désir d'Etat, un désir de protection, un désir de consommation, de modernité de la part de la population. La fonctionnalité de ce pacte n'était pas synonyme d'adhésion aux modes de gouvernement et de soumission, le mécontentement pouvait exister de même que la critique voire l'exaspération. Mais ces derniers s'exprimaient toujours dans la sphère privée. Ces contraintes et cette coercition étaient considérées comme acceptables dès lors qu'ils étaient indissociables d'autres éléments considérés comme positifs, à l'instar des niveaux et modes de vie, l'accès à la société de consommation, une certaine valorisation de l'unité nationale. De fait, il ne faut pas confondre l'absence d'expression publique, l'acceptation apparente d'un système avec l'adhésion et l'acceptation intime de l'ensemble de ses dispositifs et de ses pratiques.
S. B. Les petits arrangements des tunisiens et leur insertion dans les relations économiques et sociales prévalaient sur tout discours critique dans l'espace public, c'est ce que vous avez nommé « force de l'obéissance », une expression qui a donné son titre à votre livre. Comment la caractériser ?
B. H. Il faut bien comprendre que, comme l'a souligné l'historien Paul Veyne, les gens ne sont pas naturellement politisés. C'est même l'apolitisme qui domine. Ce que cherchent les gens, en Tunisie comme en France ou ailleurs, c'est vivre relativement bien, certains espèrent s'enrichir un peu, d'autres progresser dans la hiérarchie sociale. D'où ces expressions souvent entendues en Tunisie : « C'est le prix à payer » ou « On fait avec ». En s'exprimant ainsi, les Tunisiens faisaient passer l'idée que certes ils souffraient de l'absence de libertés publiques et de débat pluraliste, ils se plaignaient du contrôle policier mais qu'in fine ils acceptaient la situation dans la mesure où cette dernière leur permettait également d'atteindre un certain niveau de vie, un certain mode de vie, et ceci d'autant plus qu'ils avaient la perception - largement alimentée et relayée par le discours officiel - qu'ils vivaient mieux que leurs voisins.
Ce que j'ai voulu dire dans La force de l'obéissance, c'est que précisément l'obéissance n'est souvent pas ressentie comme telle, ou en tout cas comme de la soumission : les modes de gouvernement, les dispositifs concrets et surtout les pratiques de pouvoir rendent souvent la contrainte indolore, voire invisible précisément parce qu'ils reposent aussi sur ces éléments positifs, des réponses à des demandes de la population.
Un exemple : les politiques sociales permettent la baisse des inégalités, l'expression de solidarités, l'insertion dans la société et simultanément le contrôle, la disciplinarisation, la punition ou la gratification. Les bénéficiaires de ces politiques ne ressentent pas forcément cette dimension coercitive ; ils n'interprètent pas forcément l'aide comme une possibilité de surveillance, ce qui ne veut pas dire qu'elle n'en est pas moins présente.
Mais la « force de l'obéissance » peut s'affaiblir, voire disparaître –comme l'extraordinaire mouvement social de ces dernières semaines l'a montré– lorsque ces éléments positifs d'inclusion, de réponse aux demandes de respect, de protection, de sécurité économique et sociale s'atténuent ou disparaissent, laissant davantage apparaître la dimension coercitive voire violente de ces dispositifs ou de ces pratiques.
S. B. C'est l'exclusion d'un nombre trop important de Tunisiens qui a affaibli la force de l'obéissance et fini par faire chuter Ben Ali ?
B. H. Depuis 2002, la situation économique s'est dégradée, et cela s'est aggravé encore à partir de 2008. C'est très net lorsqu'on observe les chiffres du chômage. Chaque année, comme le relève la Banque mondiale, il y a environ 140 000 entrants sur le marché du travail contre seulement 40 à 45.000 créations d'emplois. Les jeunes assurément ont eu du mal à être inséré dans cette économie politique de l'obéissance.
Cela dit, cette dimension purement économique n'explique pas tout : l'exclusion était également ressentie en termes moraux, de citoyenneté, les jeunes souffrant encore davantage que les autres de la violence de la police et du manque de respect. Par ailleurs, le mouvement de protestation s'est rapidement étendu au-delà de la jeunesse, parce que les solidarités familiales sont fortes, parce qu'aussi cette protestation a rencontré et a permis que ne s'expriment d'autres mécontentements, d'autres frustrations. La présence des femmes dans les manifestations était très forte : beaucoup étaient des mères qui se sont sacrifiées pour les études de leurs enfants et sont indignées de les voir ensuite au chômage, incapables d'accéder à un « vrai travail », contraints à travailler dans l'informel, la contrebande, à vendre des marchandises à la sauvette...
Le mouvement est essentiellement parti de ces jeunes en mal d'insertion, en mal de reconnaissance, mais il s'est étendu parce qu'il a rencontré d'autres exclus du « miracle tunisien ».
Dans mon livre, j'avais mis l'accent sur deux lignes de fractures qui remettaient en cause l'image idéalisée de la réussite économique : les jeunes, on vient de le dire, et les exclus de l'économie d'endettement. Mais cette mobilisation des exclus a rencontré aussi d'autres mécontentements, venus de certains inclus : ces diplômés obligés de travailler dans les centres d'appel dans un processus de déclassement par rapport à leurs attentes, ces salariés voyant leur niveau de vie baisser, ce milieu des affaires souffrant de la corruption et de la prédation des clans... Autrement dit, un nombre croissant de personnes s'est trouvé à moins bénéficier du système et a ressenti du même coup davantage les frustrations liées au manque d'expression publique possible, à la coercition policière.
Cela dit, si Ben Ali est parti, c'est aussi parce qu'il y a eu une révolution de palais, que l'armée associée à certains segments de l'élite du parti unique a compris que si elle voulait rester au pouvoir, elle devait se débarrasser de son leader.
S. B. La montée en puissance d'un ou plusieurs groupes qui se sont sentis exclus était sans doute d'autant moins perceptible par le pouvoir politique que la force d'obéissance qui le faisait tenir jusque-là n'était selon vous pas directement imputable à une stratégie politique de sa part.
B. H. En effet. Contrairement à ce qu'on entend encore aujourd'hui, il n'existe pas de pouvoir absolu. Et après le départ de Ben Ali tout reste à faire car ce n'est pas la définition de stratégies pour tenir la population qui faisait exister le régime mais l'insertion des mécanismes de pouvoirs dans des relations sociales, dans des relations de dépendance, dans ce qui fait une société, à toutes les échelles. C'est pour cela que je suis très réticente à l'égard de tous les discours actuels qui parlent de révolution et de transition démocratique. Le régime n'a jamais tenu (remplacé par « ne se résume pas ») à la seule personne de Ben Ali et à ses « clans », pas même à sa police et à sa politique répressive. Le système de coercition tient sur des choses beaucoup plus compliquées, sur un contrôle social, sur des relations sociales, sur des compromis qui ne vont pas être remis en cause du jour au lendemain. On n'a pas des politiques économiques destinées à surveiller la population, des politiques sociales qui ont pour ambition d'identifier, de punir ou de gratifier. On a des comportements économiques et sociaux des plus banals qui peuvent relayer, consciemment ou non, des velléités de contrôle et de surveillance, des relations économiques et sociales qui peuvent être investis par les relations de pouvoir et leurs ambitions coercitive. C'est fort différent que la définition intentionnelle de politiques destinées à réprimer.
S. B. C'est la raison pour laquelle vous n'utilisez pas le mot dictature, cela ne vous paraît pas définir une catégorie pertinente ?
B. H. Non parce que ce mot met l'accent sur les structures politiques, et sur une conception du pouvoir, le pouvoir du souverain, qui me parait jeter un voile sur le fonctionnement réel du système tunisien, qui me paraît même empêcher d'entrer et de mieux comprendre les modes de gouvernement et les pratiques concrètes de pouvoir. Je n'utilise pas davantage autoritarisme même s'il s'agit bien entendu d'un système qui fonctionnait sur la répression, ou plutôt sur une coercition diffuse articulée à des mécanismes d'inclusion. La répression ne s'exerçait que sur des groupes très limités, et peu nombreux, les opposants islamistes en premier lieu, puis ceux que l'on a appelé les « démocrates » (mais qui pour la majorité d'entre eux n'ont pas hésité à participer à la répression féroce des islamistes) et de très rares ONG indépendantes, qui ne comptent pas beaucoup de membres, de même qu'il n'y a pas de journaux indépendants.
La répression s'abattait donc sur un assez faible nombre de personnes même s'il ne faut pas non plus sous-estimer la « stratégie du pourtour » comme disait Foucault, c'est-à-dire l'influence par l'exemple de cette répression sur l'ensemble de la population, qui intégrait ainsi de fait l'idée de violence latente et la peur. Le fait que fondamentalement la coercition, le contrôle, la disciplinarisation, la surveillance passent par l'insertion des mécanismes de pouvoir dans les rouages économiques et sociaux est fait universel. Mais cela se décline spécifiquement selon les sociétés, leur trajectoire historique, les acteurs en présence, les rapports de force à un moment donné... Une analyse en ces termes est d'autant plus nécessaire dans un pays où s'exerce un fort culte de la personnalité comme c'est le cas en Tunisie. Il y avait des portraits de Ben Ali partout, l'omniprésence du violet, sa couleur préférée, du chiffre 7 en référence au 7 novembre date de son coup d'Etat contre Bourguiba, il était en photo dans le journal en haut à gauche tous les matins et l'on listait tous ses bienfaits pour le pays. Ce culte de la personnalité pouvait donner l'impression qu'en effet il faisait tout, contrôlait tout. Tout était présenté comme émanant de la volonté du président. Mais il faut impérativement se débarrasser de ce type d'analyse si l'on veut se donner les moyens de comprendre comment véritablement ce régime tient et fonctionne.
S. B. Cette stratégie de présentation de soi comme hyperprésident, qui ne correspond pas à la réalité du pouvoir, était et demeure pourtant renforcée par le fait que les opposants au régime s'accordent sur cette description erronée...
B. H. Tous les opposants, et même plus largement la population. Et le fait qu'il n'y ait pas aujourd'hui de véritable réflexion sur l'exercice du pouvoir en Tunisie me semble particulièrement dangereux. L'opposition a toujours mis en évidence le culte de la personnalité, le pouvoir absolu, la police et la corruption. Mais à surinterpréter ce culte du pouvoir, et à se focaliser sur la superpuissance du chef de l'Etat, on risque de tomber dans ce que Peter Brown nomme l'«égotisme institutionnalisé», autrement dit à oublier le rôle des intermédiaires et l'enchevêtrement des réseaux clientélistes, familiaux, régionaux, amicaux, le rôle des relations sociales et des rapports de force au sein de la société, le fait que le pouvoir n'est rendu effectif que parce qu'il s'insère dans ces relations sociales, ces jeux de pouvoir, ces rapports de domination. Il faut regarder les pratiques dans leur détail, au-delà des ambitions affichées et des discours. Analyser comment des décisions du pouvoir perçu comme absolu ne sont appliquées que par l'implication d'intermédiaires et par la mobilisation d'autres ressorts. Prenons un exemple, emblématique tout à la fois de la personnalisation du pouvoir et de l'exercice coercitif du pouvoir tunisien : le fameux Fonds National de Solidarité, plus connu des Tunisiens comme « 26.26 » du numéro de son compte postal. Ce fonds a été créé en 1994 pour « éradiquer les zones d'ombre », autrement dit lutter contre la pauvreté. Ce compte appartenait au Président en personne et c'était en son nom personnel qu'étaient réalisées les œuvres sociales. Théoriquement basé sur le don, l'alimentation du 26.26 était en réalité rendu obligatoire par des ponctions autoritaires sur les fiches de paye et par des dons obligés des entrepreneurs sinon acculés à la répression des services sanitaires, fiscaux ou tout simplement au chantage de l'administration ou du parti unique, rouages essentiels pour l'attribution de marchés ou le fonctionnement de l'entreprise. Pourtant, à y regarder de plus près, le 26.26 a pu être alimenté parce que ces demandes de fonds s'appuyaient sur des intermédiaires, utilisaient des relations sociales préexistantes et souvent hiérarchiques entre professeurs et élèves, chefs d'administration et fonctionnaires, cadres du parti et habitants du quartier, chefs d'entreprise et salariés... Les gens n'entraient dans le jeu que soumis à une certaine autorité hiérarchique ou morale directe, ce qui a conduit à pervertir la nature même du dispositif présenté comme celui voulu au départ par le Président en personne. C'est précisément ces points d'insertion dans la société qui ont simultanément permis le fonctionnement du 26.26 et son dysfonctionnement progressif. Le 26.26 a été peu à peu apprivoisé, les gens ont compris qu'en jouant de ces relations sociales, ils pouvaient aussi ne pas donner, ou donner de manière symbolique et dérisoire au point que la publicisation des dons, qui avait constitué dans les premières années un élément de pression disciplinaire a disparu, trahissant leur faiblesse et laissant apparaître les doutes, les réticences voire les résistances au paiement. Parallèlement, le dispositif a fait l'objet de réinterprétations, seules conditions à son fonctionnement : la dimension obligatoire donc coercitive de ce dispositif présidentiel n'était pas toujours perçue, en tout cas pas perçue uniquement en ces termes ; la rhétorique gouvernementale sur la charité islamique, la tradition sociale de la Tunisie indépendante, la volonté de lutter contre les inégalités... trouvait aussi écho au sein de la population. En observant de près l'insertion de cette politique dans les relations sociales et ses réinterprétations multiples par les acteurs, on voit bien comment la population parvient, dans une certaine mesure, à neutraliser les rapports de coercition.
S. B. Dans quelle mesure la corruption, aujourd'hui mise à jour, participait-elle de l'exercice du pouvoir par Ben Ali et ses proches ?
B. H. Ce qu'on voit apparaître aujourd'hui, et qui était un leitmotiv de l'opposition, c'est l'idée que les deux béquilles du pouvoir étaient la répression policière et la corruption. Dans les manifestations les slogans s'en prenaient ainsi souvent aux Trabelsi et aux Chiboub, familles alliées de Ben Ali. De son côté le gouvernement provisoire dit d'Union nationale veut créer trois commissions, dont l'une sur la corruption.
On met ça en exergue comme si le régime tenait grâce à la mainmise des « clans » sur l'économie tunisienne. Cela me semble également une erreur très grande. Certes il y a eu une prédation importante mais c'était de la ponction sur des activités économiques. Le départ de ces « parasites » ne va pas remettre en cause la structure de l'économie, au contraire même. Ces gens n'ont jamais été des hommes d'affaires, et n'ont jamais été considérés comme tels. Ils ont simplement profité de leurs positions de pouvoir pour accumuler de la richesse.
Cette corruption c'est peut-être un mode de gouvernement dans le sens où elle participait de cette « stratégie de pourtour », mais elle ne concernait alors que les plus importants des hommes d'affaires tunisiens. Ces derniers d'ailleurs doivent être distingués, et nombre d'entre eux ont eu une position ambiguë par rapport aux proches du Président ; ils ont souvent subi leur prédation, mais il n'est pas rare qu'ils aient cherché leur soutien dans l'espoir de voir leurs affaires prospérer.
L'ensemble de la population n'est pas directement et matériellement concerné par cette prédation, même si l'impudence de la « famille » et l'immoralité de son comportement ont été vécues par tous comme un manque de respect, une conception indigne de l'Etat. En témoigne la reprise des slogans dans les manifestations. Mais il me semble que c'est tout de même une stigmatisation très facile qui relève de cette analyse erronée en termes de pouvoir absolu et de personnalisation du pouvoir. Mettre aujourd'hui l'accent sur la corruption autour du Président et de sa famille comporte en outre le danger d'éluder une analyse des mécanismes qui ont vraiment permis et qui continuent aujourd'hui de permettre l'exercice du pouvoir, ces mécanismes qui sont simultanément des mécanismes d'insertion, d'ascension, d'enrichissement et des mécanismes de contrôle et de surveillance.
S. B. Si l'on vous suit, le départ de Ben Ali ne va pas à lui seul modifier la structure profonde du pouvoir. Comment vous décririez les principaux acteurs, les élites tunisiennes, et leurs imbrications, entre les différentes sphères ? On entend beaucoup parler d'un pays tenu par un clan familial...
B. H. C'est un peu plus compliqué que cela. De la même façon qu'il n'existe pas de souverain absolu, il n'y a pas non plus une clique. En revanche, l'élite tunisienne est au fond assez unifiée. Elle vient majoritairement du bourguibisme, c'est d'ailleurs l'un des problèmes : elle n'a jamais connu la démocratie, ni même le pluralisme. C'est Bourguiba qui a théorisé le parti unique, notion qui a été par la suite reprise en Afrique subsaharienne. Issue d'un même moule bourguibiste, la grande partie de l'élite technocratique et politique partage une compréhension du rôle de l'Etat, un certain élitisme, un certain paternalisme, une idéalisation du réformisme... Il y a toute une mythologie sur les capacités de l'élite tunisienne à comprendre sa société, à lui faire du bien, à la moderniser. Dans la version originale du mythe, le peuple dans son entier était supposé avoir été derrière Bourguiba dans sa lutte pour l'indépendance. La réalité était bien sûr différente. Cette unité, ce consensus est bien entendu une construction du pouvoir central, fruit d'une violente répression de ses opposants, notamment des partisans de Ben Youssef ; mais elle est très largement partagée, et notamment par les gens qui ont négocié le gouvernement provisoire.
S. B. Vous parlez même dans votre livre de fiction, il s'agirait d'une fiction coproduite par Ben Ali et par ses opposants...
B. H. Parce qu'ils sont issus de la même matrice, qu'ils ont été formés à cette rhétorique du réformisme, à ce mythe nationaliste d'une Tunisie toujours première, en avance sur ses voisins (la première à s'être dotée d'une Constitution, la première à avoir créé une ligue des droits de l'Homme, la première à avoir changé le statut des femmes, aujourd'hui la première à se révolter et à déchoir un Président par la rue). Ce qui est faux bien sûr, produit d'une relecture et d'une reconstruction historique.
Contrairement à ce qui est affirmé, la Constitution de 1861 n'était pas démocratique et parlementaire, elle a de plus immédiatement été suspendue et jamais été appliquée ; de même, le réformisme tunisien a toujours été le fait de régimes autoritaires, sous les Beys de la province ottomane comme sous le Protectorat, avec Bourguiba ou Ben Ali. Mais ces croyances sont très largement partagées, opposition comprise qui, certes, défendent l'idée d'un réformisme qui serait différent de celui du parti unique et des partisans du « Changement » (nom du régime Ben Ali). Pourtant ils semblent dans une certaine mesure partager avec eux une même conception du pensable politiquement, un système dans lequel l'Etat éclaire et donne la voie. Evidemment rien n'est immuable, les choses changent mais il faut tout de même souligner que ceux qui négocient actuellement le gouvernement provisoire appartiennent à cette génération, non à celle des jeunes gens qui se sont immolés, qui ont manifesté, qui se sont révoltés contre les modes de gouvernement et la nature de l'exercice du pouvoir. Ils restent pris dans cette structure mentale, prisonniers de cette hégémonie culturelle et idéologique.
S. B. Mais des Etats étrangers ont également pris part à la construction de cette fiction...
B. H. A commencer par la France, la Banque mondiale et le FMI. Mais je ne pense pas que ce soit premier. Ils ont donné une légitimité de l'extérieur. Après un cercle (vicieux ou vertueux, selon le point où l'on se trouve) s'est mis en place reprenant le discours du bon élève du monde arable. C'est vrai que la communauté internationale a eu un rôle important dans la légitimation du bienfait du réformisme sans entrer dans le concret de sa signification, dans ses modalités de réalisation. Etre réformiste c'est par définition bien ! C'est une vision extrêmement naïve du réformisme comme bon gouvernement.
S. B. Après la chute de Ben Ali et ce mouvement social, comment prendre les discours venus de l'extérieur, notamment de France, sur le caractère inéluctable de la transition démocratique ?
B. H. Les discours français me paraissent d'une naïveté et d'une indécence complètes. La France a soutenu Ben Ali jusqu'au bout. Pour des raisons qui tiennent à l'anti-islamisme, à une conception très culturaliste du politique mais aussi à la croyance dans la « stabilité », notamment aux frontières. Une vision à très court terme de la stabilité, qui ne prend pas en compte la façon dont cette stabilité est obtenue et des effets qu'elle provoque.
Qu'on soutienne la démocratie, je ne peux que m'en réjouir, mais que la critique a posteriori du régime Ben Ali vienne de la part de ses soutiens de la veille me paraît franchement indécent. Tel est le cas de l'amiral Lanxade, qui était ambassadeur de 1995 à 1999 et qui a été un fervent défenseur du régime. J'en ai une expérience personnelle. Il m'a, à l'époque, convoqué pour me dire que je ne comprenais absolument pas la Tunisie, qu'il allait m'expliquer le pays. Il a certes regretté que l'entourage de Ben Ali soit un peu trop gourmand, mais il a repris tous les éléments de rhétorique du régime, ajoutant que les Tunisiens avaient besoin d'un Chef et que l'on ne pouvait avoir la même conception de la démocratie qu'en France.
Lorsqu'on entend le même personnage ces jours-ci, comme il l'a fait au Journal du dimanche, que la révolte était inéluctable, que le régime avait connu une dérive autoritaire et qu'il s'agissait d'une quasi-dictature, on ne peut qu'être scandalisé. Et regretter que cela ne disqualifie encore davantage la politique de la France en Tunisie. Mais plus généralement, il y a l'incompréhension de ce qu'est une transition démocratique. Depuis le 14 janvier, les politiques français (et beaucoup de commentateurs) s'enthousiasment naïvement de la « révolution », sans comprendre qu'un changement politique exige des transformations dans les modes de gouvernement, dans l'exercice du pouvoir, dans les relations gouvernants/gouvernés autrement plus profondes que le départ d'un chef d'Etat, la condamnation de la prédation de la famille, la négociation d'un gouvernement élargi à quelques membres de l'opposition et la décision d'élections libres. Cela témoigne d'une conception très pauvre de la démocratie.