Sous la conduite d’un Premier ministre dont l’objectif stratégique majeur est d’éviter la prison à laquelle le promettent des délits de droit commun, Israël se lance dans une fuite en avant que de hauts responsables de sa sécurité nationale n’hésitent plus à qualifier de suicidaire. L’assassinat d’Ismaïl Haniyeh, le chef politique du Hamas, en est la dernière péripétie, dont les conséquences peuvent vite s’avérer incalculables. Quelle est en effet l’intelligence politique de la liquidation du responsable le plus pragmatique – on évitera le terme de modéré – du mouvement armé, alors que l’on négocie avec lui la libération des otages survivants du 7 Octobre ?
Circonstance aggravante, pourquoi commettre cette exécution extra-judiciaire – ou cet acte « terroriste » puisque le terme séduit tant les défenseurs inconditionnels de l’Etat hébreu et les contempteurs du Hamas – sur le sol de l’Iran, en lui infligeant un camouflet que son sens de l’honneur lui ordonnera de venger ? Et ce à l’occasion de la cérémonie d’investiture du nouveau président Massoud Pezeshkian dont l’élection imprévue s’est accompagnée d’une nette et immédiate ouverture diplomatique – celle-ci étant sans doute la raison d’être de la caution implicite du Guide la Révolution et de l’establishment de la République islamique dont a bénéficié sa candidature, durant la campagne électorale. Six heures après la mort d’Ismaïl Haniyeh les radicaux sont déjà revenus sur le devant de la scène à Téhéran…
S’ajoutant à l’assassinat à Beyrouth (ou à la tentative d’assassinat, la nouvelle de sa mort étant démentie) de Fouad Chokr, un responsable militaire du Hezbollah –nonobstant la demande américaine de ne pas bombarder la capitale libanaise –, en représailles à une frappe sur une école du Golan occupé par Israël dont l’origine ou l’intentionnalité sont sujettes à caution, l’assassinat d’Ismaïl Haniyeh est une marche de plus franchie dans la descente aux enfers de la région.
Il n’est pas sûr que l’Etat hébreu en sorte vainqueur, car qui trop tue mal extermine. Près d’un an après le 7 Octobre il est clair qu’Israël n’est plus en mesure de fournir aux Juifs le havre de sécurité – à défaut de paix – qui était sa vocation et justifia sa fondation, « quoi qu’il en coûte » : en l’occurrence la purification ethnique d’une grande partie des Palestiniens. Le Hamas a mis à feu et à sang une fraction de son territoire pendant quarante-huit heures ; la guerre larvée avec le Hezbollah a déplacé des milliers d’Israéliens contraints de se réfugier dans des hôtels plus au sud ; Tel Aviv subit des attaques aériennes de la part de l’Iran, et maintenant des houthistes, que le Dôme de Fer ne parvient pas à complètement déjouer. Les opérations militaires à Gaza se poursuivent sans que le Hamas ait été anéanti. Tsahal montre des signes de fatigue : les munitions ne sont plus aussi abondantes qu’auparavant, le matériel s’use et les hommes aussi, le front ne cesse de s’étendre et comprend désormais – outre Gaza, le Liban et la Syrie – le Yémen. Les colons ayant perdu tout sens de la mesure, forts du soutien inconditionnel que leur apporte le gouvernement de Benjamin Netanyahou, la Cisjordanie est devenue une poudrière qui a tout moment peut s’embraser.
Plus grave encore pour la survie d’Israël, la stratégie de Benjamin Netanyahou engendre trois dangers majeurs. En premier lieu, l’Etat hébreu y perd son âme à force de se rendre coupable de violations des droits de l’Homme, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, de banaliser l’usage de la torture et d’assumer en toute bonne conscience la mort de 40 000 Gazaoui, dont une immense majorité de civils, pour ne pas dire de femmes et d’enfants. Le retour du boomerang sera moralement dévastateur sur la société israélienne.
En second lieu, l’annihilation de Gaza délégitime Israël sur la scène internationale. La Cour internationale de justice et la Cour pénale internationale s’en saisissent. Les dirigeants israéliens risquent d’être poursuivis et contraints dans leurs déplacements, comme un vulgaire Vladimir Poutine. Et c’est s’aveugler que de réduire l’indignation d’une partie de l’opinion publique devant les crimes commis à Gaza à la résurgence de l’antisémitisme ancestral ou à la mobilisation communautariste de l’immigration musulmane. Ce sont les campus les plus huppés – Sciences Po à Paris, Columbia à New York ou Harvard à Boston – qui s’enflamment, et non les banlieues populaires. Ce sont les élites de demain, ou en tout cas une part d’entre elles, que traumatise la guerre sauvage menée par Israël à Gaza et qui ne pourront plus porter le même regard sur l’Etat hébreu.
En troisième lieu, la destruction méthodique de Gaza, outre la situation de No Future à laquelle elle voue sa population, aura de graves conséquences environnementales et sanitaires sur le territoire israélien lui-même qu’aucune barrière électronique n’endiguera. Les médecins qui exercent à Beyrouth ont pu voir les effets dévastateurs des munitions modernes et de la pollution due aux destructions en Irak et en Syrie qui sont susceptibles de prendre une tournure infectieuse foudroyante. Sans mauvais jeu de mot, Gaza est devenu une bombe à retardement dont la sourde déflagration n’épargnera sans doute pas la population israélienne.
La voie empruntée par Benjamin Netanyahou est sans issue parce qu’elle repose sur plusieurs contresens. D’abord celui qui consiste à ne voir dans le Hezbollah, le Hamas ou les houthistes que de simples mandataires de la République islamique d’Iran, alors que chacun de ces mouvements porte une cause spécifique demandant une réponse politique, et non pas militaire – cause que Téhéran soutient en tant qu’allié, et bien sûr de manière intéressée. S’indigner à ce propos de l’ « ingérence » de l’Iran dans les affaires régionales, quand on parle de « présence » de la France ou des Etats-Unis, est une niaiserie ou une hypocrisie, l’une n’empêchant pas l’autre au demeurant.
Ensuite il est illusoire de penser que l’élimination de chefs politiques ou militaires, aussi emblématiques, redoutables et éventuellement criminels soient-ils, fera disparaître la cause dont ils sont les porte-drapeaux. La destruction de Gaza fabrique des Ismaïl Haniyeh et des Mohamad Deif à la pelle dont les futures générations israéliennes auront à subir la rage.
Enfin il est fallacieux de voir dans le 7 Octobre le démarrage de la crise actuelle. La guerre d’Israël a commencé avec la Nakba de 1948, voire auparavant, dès l’entre-deux guerres. Elle résulte de la négation, par le projet sioniste, tant de la part des Juifs que des chancelleries occidentales qui l’ont soutenu, de la réalité nationale palestinienne. Face à cette aporie il n’est qu’une alternative : le génocide, entreprise vaine car inachevable, ou la négociation politique dans le cadre normatif du droit international, seul à même de garantir aux Israéliens une sécurité à laquelle ils aspirent de manière légitime, et qui pour être réelle ne peut être que de jure.