Je me suis trouvé avec l’envie de quitter le siège d’attente à côté d’une revue pour 4x4 et un magazine dont le titre porte le nom de l’animal fétiche du coiffeur-chasseur : le sanglier.
Rassurez-vous, le sanglier est bien en peine actuellement sur les contreforts ardéchois du Rhône : rien à boire, rien à manger. Le sanglier se meurt, ni gland, ni vers ni mûres.
Me voilà pris de compassion pour cet animal fort peu sociable.
Revenons à notre affaire.
« Les jeunes, ceux qui sont au chômage : il faut leur donner moins d’allocation si ils sont chez leurs parents » déclare sans sourciller le coiffé, personnage que j’ai eu l’occasion de côtoyer dans le bus qui m’amène dans cette commune proche de Valence, personnage la tête vissée au téléphone, la trottinette à la main.
J’apprendrai qu’en plus d’être le Shiva des transports, ce monsieur est aussi le Shiva du travail : il en abat pour 3.
« Les fainéants : il n’a pas tort Macron, c’est pas politiquement correct mais c’est quand même vrai. »
Je me suis bien gardé d’intervenir, de remuer cette coalescence moralement visqueuse de l’artisan qui ne prend que les espèces et de l’ingénieur qui trouve que ses jeunes collègues n’ont plus le sens de la camaraderie.
Nous sommes quand même un mercredi et je me suis laissé dire que, finalement, notre Shiva bénéficiait tout comme moi d’une certaine autonomie dans le travail et que la réputation qu’il se donne, homme admirable, pouvait bien être un peu surfaite : un homme aussi indispensable et polyvalent ne peut pas quitter son entreprise en pleine semaine !
La suite était plus étrange puisqu’elle faisait l’apologie de l’empathie et du respect des autres : « il faut se mettre à la place de l’autre quand on lui demande quelque chose : est-ce que je le ferais si j’étais lui ? Dans les entreprises, il y a de plus en plus de burn-out… »
C’était à ne plus rien y comprendre : d’un côté, les chômeurs et les jeunes, certains collègues sont des fainéants, de l’autre, il faut savoir se mettre à la place des autres et reconnaître que l’entreprise crée les conditions d’une surcharge de travail.
La rancœur et la haine dans le champ du travail sont bien souvent le reflet d’une amertume et d’une angoisse impensée : je travaille beaucoup, plus que les autres pour refouler l’angoisse qui procède de la prise en compte de ma vulnérabilité. Je suis comme le jeune enfant livré à la volonté d’une mère capable de m’abandonner ou de me maltraiter jusqu’à la mort, fantasme d’une mère violente qui dévore ses enfants. Je lui donne des gages d’obéissance, j’anticipe ses demandes, je guette ses attentes, je colle à son désir tel qu’il se manifeste au quotidien et dans la communication d’entreprise.
Cette conversation de dix minutes suivie de mon quasi-mutisme de coiffé-enragé, la pensée qui m’a accompagnée en sortant de ce lieu indispensable aux quasi-chauves trouve dans ces quelques lignes un écho ironique.