par Jean-François PIN
avec le concours amical de Cathy PINHEIRO
L’interdiction récente de plusieurs manifestations ou réunions publiques, décidée notamment par voie administrative sous des prétextes sécuritaires, marque le retour d’une forme de censure préventive tombée en désuétude.
Depuis le 19e siècle, cette censure a un nom et une apparence : Anastasie la mégère.
Mais pourquoi Anastasie ?

Si le terme « censure » vient du verbe latin censere (évaluer, fixer la règle, juger), Anastasie, elle, vient du grec : son nom signifie « résurrection ».
une façon pour les auteurs et les médias du 19ème siècle de rappeler que la censure, un temps abolie sous la Révolution puis rétablie par Napoléon 1er, ne meurt jamais vraiment.
Pas étonnant que les dirigeants du parti « Renaissance » aient trouvé des airs de famille avec cette « Résurrection » en faisant sortir la vieille Anastasie des placards.
De l’Empire à la Troisième République, en passant par les Restaurations, les lois ont fréquemment changé, aussi bien pour les champs visés par les censeurs (œuvres littéraires, presse, spectacles, …) que pour les peines encourues par les « coupables ».
On ne connaissait plus guère de censure politique ou idéologique dans la période récente, après celles qui ont concerné certaines productions artistiques jusque dans les années 70, avant la décision du président Giscard d’Estaing de mettre fin, pour l’essentiel, à ces pratiques :
par exemple :
- Le déserteur, » chanson de Boris Vian écrite en 1954 au moment de la guerre d’Indochine
- « Avoir 20 ans dans les Aurès », film de René Vautier réalisé en 1972 qui met en cause l’utilisation de la torture par l’armée française pendant la guerre d’Algérie
- « R.A.S. » (Rien à signaler), film d’Yves Boisset sorti en 1973 qui illustre le traitement par la hiérarchie militaire de l’insoumission de certains appelés pendant la guerre d’Algérie
Dans un autre registre, moins directement politique, on peut citer l’exemple significatif du film de Martin Scorsese de 1988, « La dernière tentation du Christ », présentant une version non-dogmatique et anti-biblique de la vie de Jésus Christ.
Très fermement dénoncé par les autorités religieuses avant même sa sortie, il ne fut pas, à proprement parlé, censuré en France, mais le ministre de la Culture de François Mitterrand, Jack Lang, annula la subvention qui lui était promise, suite aux pressions des milieux catholiques intégristes, et même de l’archevêque de Paris, Jean-Marie Lustiger.
La sortie du film déclencha en France une forte polémique et même plusieurs attentats : incendie, bombes lacrymogènes, l’un d’entre eux entrainant la mort d’un spectateur cardiaque).
Trois semaines après sa sortie, le film n’était plus visible que dans deux cinémas parisiens, de nombreuses salles l’ayant rapidement retiré de l’affiche, ou s’étant placées sous la protection de la police.
Un groupe de catholiques traditionalistes déclencha même un incendie dans une salle du cinéma Espace Saint-Michel à Paris pour protester contre sa projection.
Cet attentat fit quatorze blessés dont quatre sévères.
Malgré toutes les menaces et toutes ces violences, les autorités publiques de l’époque n’ont jamais interdit les projections de ce film, même en utilisant l’argument du risque de troubles à l’ordre public. Bien au contraire, elles ont assuré la protection des cinémas qui décidaient de le projeter.
Si on ne connaît pas (pas encore ?) de cas de censure aussi important sur des productions artistiques depuis quelques années, on ne peut que constater que les libertés publiques, et notamment celles de manifester et de se réunir sont particulièrement mises à mal.
On ne compte plus les manifestations interdites sous des prétextes divers et/ou réprimées violemment par des forces de police bénéficiant d’une impunité quasi-totale de la part de leur hiérarchie et de la justice.
Ni les citoyen.es condamné.es sommairement en comparution immédiate sur des accusations les plus souvent fantaisistes et énoncés sans preuves objectives.
La liste serait trop longue à énumérer ici ; les organisations de défense des droits et des libertés en ont déjà dressé le catalogue, au point que la France est régulièrement épinglée par les instances internationales, tout particulièrement depuis l’adoption de la loi dite « séparatisme ».
Tout cela relève évidemment d’une politique de répression, mais surtout d’intimidation, afin que les opinions différentes de celles du pouvoir en place ne puissent pas s’exprimer librement.
Mais cette politique a atteint un niveau supérieur en arbitraire et en hypocrisie à l’occasion des récentes interdictions des conférences que Jean-Luc Mélenchon était invité à faire dans plusieurs universités.
Le cas de la conférence prévue le 18 avril à l’université de Lille, qui était organisée à l’initiative d’une association étudiante locale, est très significatif.
Dans un premier temps, alors qu’elle était régulièrement autorisée par l’université, plusieurs organisations d’extrême droite ont lancé une cabale à propos du logo de l’association étudiante (logo qui n’avait jamais été contesté jusqu’alors), demandant, avec l’appui de certains médias et de quelques élus, l’interdiction de la conférence.
Le président de l’université a rapidement cédé à ces pressions, sans pour autant assumer clairement son manque de courage, comme en témoigne les motifs de sa décision :« Les conditions ne sont plus réunies pour garantir la sérénité des débats » en raison de la montée « préoccupante » des tensions internationales après « l’escalade militaire intervenue les 13 et 14 avril au Moyen-Orient ».
Argument peu crédible quand on sait que, précisément, toute la communauté internationale, ou presque, prônait la désescalade militaire après la riposte de l’Iran au bombardement par Israël de son consulat en Syrie.
Et que Jean-Luc Mélenchon, un des premiers à avoir plaidé pour un cessez le feu, a dénoncé dès le 13 avril le risque d’escalade que faisait craindre les frappes iraniennes.
Mais le pire restait à venir, avec la décision du préfet du Nord, s’appuyant sur les calomnies proférées par la fachosphère et ses complices, d’interdire quelques jours plus tard la réunion organisée en remplacement de la conférence annulée, dans une salle privée, située à proximité.
Les formulations de son arrêté sont explicites :
« Considérant que l’organisation de cet évènement a suscité de vives réactions de nombreuses personnalités locales demandant l’interdiction de cette conférence […], que des appels à mobilisation contre cette conférence avaient été lancés par plusieurs organisations dont l’Union nationale inter-étudiante [UNI, syndicat d’extrême droite] et l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) sur les réseaux sociaux et relayés dans les médias nationaux ; que ces appels à une contre-manifestation laissaient craindre des rassemblements pouvant entraîner des heurts. »
Le représentant du gouvernement interdit donc une réunion dans un lieu privé fermé parce que des organisations hostiles ont exprimé leur intention de la perturber.
Quelle régression par rapport à la manière dont le gouvernement Mitterrand traitait de telles situations, par exemple pour protéger les projections du film de Scorsese.
Faut-il en déduire que dorénavant, il suffirait que des organisations menacent de perturber le déroulement d’un événement pour que celui-ci se voit interdit ?
D’après le préfet, il n’y aurait pas eu de forces de police disponibles en nombre suffisant pour protéger cette réunion de ses perturbateurs éventuels.
Elles étaient, parait-il, mobilisées en priorité pour assurer la protection d’un match de football de coupe d’Europe et d’une conférence historique consacrée à l’insurrection du ghetto de Varsovie, organisée à la synagogue de Lille.
Ainsi, faire respecter la liberté d’expression et la démocratie, garantie dans les principes républicains, se trouve bien moins important aux yeux du représentant du gouvernement que d’encadrer une manifestation sportive et une réunion privée.
Gageons cependant que, si les amis de Jean-Luc Mélenchon n’avaient pas respecté son interdiction, le préfet aurait facilement réussi à trouver assez de policiers armés et casqués pour empêcher la conférence, y compris en utilisant la force.
Dans cette affaire, comme dans d’autres, hypocrisie, lâcheté et compromission se sont conjuguées pour tenter d’empêcher l’expression d’opinions jugées par le pouvoir politico-médiatique comme non conformes aux « vérités » officielles.
Mais en vain puisque cette prise de parole a eu lieu malgré tout, et qu’elle a eu probablement plus d’écho que si elle avait eu lieu dans les conditions initiales.
Tout cela porte un nom : la censure.
Et l’on comprend ainsi comment celui qui s’est fait élire au nom du refus de l’extrême droite, après avoir réprimé plus durement que tous ses prédécesseurs les manifestations sociales, endosse à présent les frusques d’Anastasie, la vieille bignole à la chouette, aux lorgnons et aux grands ciseaux.
Il est vrai que son parti se nomme « Renaissance » et qu’Anastasie signifie « résurrection » : qui se ressemble s’assemble …
Pour autant, cette censure ne s’exerce pas sur toutes les opinions ni sur tous les événements : elle est très sélective, comme les actes de répression.
Par exemple sur les organisations écologistes menacées de dissolution alors que les manifestations violentes d’agriculteurs sont tolérées.
Elle dénote une dérive antidémocratique extrêmement dangereuse, et totalement incompatible avec les principes républicains dont certains se gargarisent.
Elle ne peut se développer que si ses auteurs parviennent à intimider ou à se rallier celles et ceux qui, par jalousie, par calcul ou par lâcheté, resteront inertes face à cette atteinte très inquiétante contre la liberté d’opinion et contre la démocratie.
Aussi, comme l’écrivit Edmund Burke, le penseur irlandais libéral et conservateur, le mal ne peut triompher que par l’inaction des gens de bien.
Reste aux « gens de bien » d’agir, s’ils en sont vraiment …
Mais, au fond, il s’agit plutôt un hommage du vice à la vertu car pourquoi vouloir faire taire celui qui dit la vérité ?

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