L’aspect débonnaire et l’onctuosité des propos du nouveau Premier Ministre contrastent avec l’orientation ultradroitière de son gouvernement et avec les tendances répressives de ses soutiens.
Aussi l’humilité proclamée de ce politicien retors, connu pour être prêt à tout pour arriver à ses fins qui, il y a peu encore, ambitionnait de conquérir la fonction présidentielle, ne laisse de surprendre.
Les diverses péripéties ayant conduit à la nomination du nouveau locataire de Matignon et à la composition de son gouvernement nous font croire qu’une sourde lutte d’influence l’aurait opposé au président Macron, ainsi qu’aux formations politiques de l’arc macroniste.
Et qu’elle se serait soldée par un subtil équilibre des forces entre les deux têtes de l’exécutif, et à l’intérieur de la nouvelle coalition gouvernementale.
Certains commentateurs pensent que les désaccords exprimés par plusieurs anciens ministres macronistes, notamment Attal et Darmanin, n’étaient en réalité que de la mise en scène pour peser sur la répartition des postes dans le gouvernement, et qu’ils n’exprimaient pas vraiment des divergences de fond sur l’orientation politique du nouvel exécutif.
Nous verrons bien ce qu’il en est après la déclaration de politique générale que Michel Barnier prononcera devant les députés à l’ouverture de la session parlementaire et sr les votes qui interviendront sur la très probable motion de censure qui la suivra (puisque le Premier Ministre n’a évidemment pas l’intention de demander un vote de confiance).
Mais il existe une autre interprétation possible de cette suite de rebondissements, pour certains dignes d’un mauvais vaudeville.
Tout porte à croire en effet que Macron était totalement dans l’impasse pour désigner un premier ministre et qu’il se trouvait en butte à des appels à la démission, y compris provenant de ce qui était encore il y a peu « son camp ».

Barnier était dès lors en situation de pouvoir poser ses conditions avant d’accepter d’entrer à Matignon,
Il y aurait eu ainsi, en coulisses, un véritable « bras de fer » pour aboutir au nouveau rapport de forces entre Macron et Barnier, celui-ci n’étant pas, contrairement à ses prédécesseurs, « son » Premier Ministre, et encore moins son « collaborateur ».
Le plus probable est que Barnier aurait exigé le respect total de la lettre et de l’esprit de la constitution quant aux prérogatives respectives du Président et du Premier Ministre, à savoir que c’est le Gouvernement qui détermine et conduit la politique de la Nation et qu’il est responsable de la politique internationale et de la défense, même si le Président négocie et signe les traités et qu’il est le chef des armées.
Plusieurs indices semblent étayer cette thèse.
Tout d’abord l’annonce très médiatisée par le secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler, bras droit de Macron, que dorénavant les conseillers du Président n’interviendront plus dans les réunions interministérielles.
Pourquoi faire état de manière aussi ostentatoire d’une telle évolution qui pourrait ne paraitre qu’anecdotique, si ce n’est pour acter officiellement une nouvelle répartition des pouvoirs au sein de l’exécutif au détriment du Président.
Même si celui-ci prétend en être à l’initiative pour laisser le premier ministre agir à sa guise.
Les quelques informations qui ont filtré quant à la composition du gouvernement laissent entendre que Macron est intervenu, notamment pour refuser certaines nomination envisagées par Barnier.
Mais ce qui importe surtout, c'est que plusieurs dispositions relatives à son architecture et à son fonctionnement montrent clairement l'existence d'un renforcement substantiel des pouvoirs réels du Premier ministre.
La première est le rattachement du ministère délégué du budget et des comptes publics à Matignon, et non plus au ministère de l’économie et des finances.
Elle ôte à « Bercy » le pouvoir d’arbitrage budgétaire, et donc la puissante direction du budget qui se trouve ainsi rattachée, même indirectement, au Premier ministre, ce qui constitue pour celui-ci un considérable levier d’action et d’intervention vis-à-vis des ministères « dépensiers », levier dont jusqu’ici seul Raymond Barre, premier ministre de Giscard d’Estaing, avait disposé entre 197- et 1978.
La deuxième est le double rattachement du ministre délégué à l’Europe à la fois à Matignon et au Quai d’Orsay : ce ministère, créé en 1978, dépendait jusque-là seulement des affaires étrangères.
On peut y voir l’attachement de Michel Barnier aux questions européennes sen raison de son expérience au sein de la commission de Bruxelles et des réseaux dont il y dispose.
Mais plus sûrement, il s’agit de marquer le fait que l’Europe ne fait pas partie du « domaine réservé » du Président et que, comme en temps de cohabitation, le Premier Ministre participera de plein droit aux instances européennes à coté du chef de l’État.

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La troisième, passée plutôt inaperçue, est la création totalement inédite du ministère chargé de la coordination gouvernementale, confié par ailleurs à une ministre très proche de Michel Barnier.
Cette création vient renforcer les moyens d’action de Matignon pour la coordination politique, en complément des moyens administratifs et techniques du secrétariat général du gouvernement qui lui est rattaché institutionnellement.
Ce nouveau ministère prend une signification particulière dans le contexte de l’effacement de l’exécutif présidentiel et à l’heure des premières « fausses notes » gouvernementales.
Toutes les décisions qu’il a prises - ou qu’il a fait prendre - concourent à faire de Michel Barnier un des premiers ministres de la 5ème république ayant le plus de pouvoirs, tant vis-à-vis des membres du gouvernement que, surtout, vis-à-vis du Président qui se retrouve largement « hors-jeu » de l’action publique.

Certes la fragmentation politique de l’Assemblée nationale semble ne lui conférer qu’un bail limité en théorie, sous réserve des possibilités réelles de conjonction des votes de plusieurs groupes parlementaires sur une motion de censure.
Mais les dispositions de la constitution ne lui laissent pas moins de nombreuse potentialités pour agir malgré ces handicaps.
Par fausse modestie ou par humilité feinte, il se dit un Premier ministre en sursis, mais on voit bien qu'en réalité il a su créer les conditions politiques pour agir dans la durée.
Il l’a clairement exprimé en indiquant qu’il souhaite « servir » jusqu’à la fin du quinquennat, tout en affirmant qu’il ne serait pas candidat à l’élection présidentielle de 2027.
On sait, après celles d’Édouard Balladur, dont Barnier était proche, ce que valent de telles promesses de la part d’un politicien, surtout de droite.
Et, a fortiori, si l’élection était rapprochée …
C’est pourquoi Barnier ferait plutôt penser à l’un de ces « Maires du Palais » qui ont progressivement pris à leur compte les pouvoirs des derniers rois mérovingiens, les « rois fainéants », jusqu’à les remplacer en fondant la dynastie carolingienne.
Faut-il s’attendre à ce que Macron ait le même sort que le dernier mérovingien, Childéric III, « déposé », tonsuré et remplacé par Pépin le Bref, maire du Palais comme son père Charles Martel ?

N’oublions pas que Michel Barnier était candidat à la primaire de la droite pour l’élection présidentielle de 2022 : aurait-il abandonné vraiment une ambition pas si lointaine ?