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Billet de blog 18 novembre 2023

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William fait son marxiste

Lecture faite de la tribune mondaine William Marx, je me suis dit (même si on ne peut plus rien dire) que William faisait... son marxiste - en termes hégéliens, un marxiste pense abstrait un monde concret.

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Lecture faite de la tribune mondaine William Marx (1), je me suis dit (même si on ne peut plus rien dire) que William faisait... son marxiste - en termes hégéliens, un marxiste pense abstrait un monde concret. (2)

Certes, William ne veut surtout pas penser abstrait, cherchant à se déprendre de l'unilatéralisme israélien comme palestinien et à « penser les deux ensemble ». La pensée dite complexe (® Edgar Morin) lui semble toute indiquée pour dés-uni-latéraliser, se montrant même à ciel ouvert dans la poésie épique - tiens, l'Iliade! Mais bien vite son concret-de-pensée (3) cale : « L’Iliade tient une balance presque égale entre les deux adversaires qui s’affrontent sous les murailles de Troie, les Achéens et les Troyens. La compassion du poète et du lecteur va alternativement aux uns et aux autres. » Pour le coup, c'est rendre « délicate la détermination univoque d’un camp du bien opposé à celui du mal ». Car William veut trouver la Justice en sortant de l'unilatéralisme par le haut – la Justice et ses ordres oui, mais non l'Ordre et sa justesse. Or, rien n'est plus concret-de-pensée que l'Ordre sans la Justice.

Tout ça peut paraître abstrait au sens commun, mais comme je prends William au mot, je vais camper dans l'Iliade, "notre" première guerre poiétique, fabriquée (4). Oui, suspendons le jugement "justicier", la Justice de la tragédie grecque, cet Œdipe-Antigone, et cherchons l'Ordre dans cette poésie épique. Fi de la pesée pathétique de l'Iliade, puisqu'une lecture post-dumézilienne est possible.

On connaît les trois fonctions du système dumézilien et on sait qui les incarne respectivement dans les deux camps iliadiques. Voilà d'entrée ces trois fonctions en crise: la fameuse "colère" d'Achille (mênis) met l'Ordre héroïque en péril. Seule une Quatrième fonction (5) peut le sauver ou plutôt le renouveler à grands frais. Incarnée par Diomède au nom parlant – "divin régulateur", la quatrième fonction n'ek-siste jamais que pour les gagnants – ici les Achéens, là-bas... les Israéliens. D'un chant iliadique l'autre, un catalogue est avancé : avec Diomède, nous sommes toujours dans l'action, jamais dans l'intention.

Quand William dit la bonne et la mauvaise intention, il s'autorise d'un certain système axiologique. Qu'est-ce qui distingue les intentions guerrières? Le "marxisme" de William, son unilatéralisme crypté! Or, depuis L'intention de G.E.M. Anscombe (1957), on n'aura pas fait mieux (comme dit l'autre) que trouver l'action en guise d'opérateur "distingué" de l'intention. Oui, l'intention est en gros l'action. Dès lors, il n'y a pas de bonnes et mauvaises intentions, il y a de bonnes et mauvaises actions. Décrire concrètement l'action concrète, c'est le travail d'un "non-marxiste".

L'action terroriste n'implique jamais une différence de nature selon ses agents ou ses auteurs, seulement une différence de degré : le terrorisme d'État (israélien) faisant forcément plus "mal" que le terrorisme hamassien (6). Mais là, nous sommes encore aux prises avec la Justice (droit international humanitaire) et nous oublions ce qui commande le monde : l'Ordre. William aurait pu l'entrevoir, car il avait à disposition chez Hegel (7) la "vieille femme du peuple", la populaire qui pense concret ou plus exactement qui pointe concrètement la Réconciliation des pensées unilatérales avec la tête "ensoleillée" du supplicié. Versöhnung - voilà la première et haute marche concrète de l'incomprise Aufhebung hégélienne. 

Dans cette guerre centenaire, quel Palestinien, quel Israélien ne voudrait pas prendre de la hauteur ? Au fond même des souterrains gazaouis le Hamas désire une Aufhebung, a minima un Sorpasso. Le "Hamas juif " aussi, mais évidemment pas le même Sorpasso, pas la même Aufhebung. Comment ne pas sortir par le bas ? Même William pourrait comprendre que l'action de Diomède est formelle, paradigmatique et réconciliatrice, en sorte qu'il devrait chercher maintenant un Diomède chez les gagnants, en Israël ! Oui, mais quel va-t-en guerre israélien prendra assez de hauteur pour trouver un nouvel Ordre au Proche-Orient ?

Aucun dieu n'assistait vraiment Diomède, aucune instance internationale n'assistera le "brillant régulateur" israélien. Finalement, ni Œdipe, ni Antigone ne nous disent ce qu'il faut penser de la crise au Proche-Orient.

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(1) William Marx, professeur au Collège de France : « Ce qu’Œdipe et Antigone nous disent de la crise au Proche-Orient »

15.11.2023

Le 7 octobre, la pensée s’est arrêtée. Face à l’horreur des massacres accomplis par le Hamas et devant la violence de la riposte israélienne, toute nuance s’est effacée ; le monde s’est figé selon des oppositions binaires, le bien et le mal, le blanc et le noir, et les camps s’affrontent sans concession, en France, en Europe et aux Etats-Unis. C’est la guerre universelle des déclarations d’allégeance. On se déclare propalestinien ou pro-israélien, au choix, et l’on argumente en conséquence comme des machines, ni plus ni moins.

Une chose est pourtant certaine : quiconque se déclare pour l’un ou pour l’autre camp n’a rien compris à ce qui se passe. Il faut être pour le droit des Palestiniens à disposer d’un Etat viable et prospère comme pour celui des Israéliens à vivre en paix et en sécurité dans le leur. Le problème est de penser les deux ensemble.

On assiste à la défaite de la pensée complexe qu’appelait de ses vœux Edgar Morin, à savoir une pensée de la contradiction, une prise en compte des raisons et des effets, et une distance réflexive conjuguée à une empathie universelle. Or, la littérature peut nous aider à penser la complexité. « La poésie est plus philosophique que l’histoire », déclarait Aristote. L’histoire en effet ne parle que du particulier, alors que la fiction se fonde sur des modèles généraux de compréhension.

Cela est vrai singulièrement de la littérature grecque antique, qui a toujours voulu dévoiler l’intrication des relations humaines et l’enchevêtrement des causes et des effets, rendant délicate la détermination univoque d’un camp du bien opposé à celui du mal. L’Iliade tient une balance presque égale entre les deux adversaires qui s’affrontent sous les murailles de Troie, les Achéens et les Troyens. La compassion du poète et du lecteur va alternativement aux uns et aux autres.

Distinguer les intentions

Cette pensée de la contradiction et de l’égale légitimité de deux raisons contraires, le philosophe Hegel la retrouvait dans l’Antigone de Sophocle : face à son oncle Créon, qui incarne la raison d’Etat et veut imposer la paix civile, Antigone défend les droits imprescriptibles de la piété familiale. Le conflit tragique réside précisément dans cette double légitimité des adversaires, que beaucoup refusent malheureusement de reconnaître dans la guerre qui se déroule aujourd’hui au Proche-Orient. Des Grecs d’il y a 2 500 ans nous donnent une leçon de complexité dont feraient bien de s’inspirer nombre de nos contemporains.

Autre leçon à retenir : la distinction des actes et de l’intention. La cause directe de la guerre de Troie, l’enlèvement d’Hélène par un prince troyen, remonte in extremis à la volonté d’une déesse. Autrement dit, le bien et le mal ne sont pas de source humaine : ils sont le fruit de circonstances. La quête d’un premier coupable est vaine par principe, car le coupable n’est pas entièrement responsable : Œdipe tue son père et épouse sa mère sans l’avoir voulu, et même en cherchant à éviter ces crimes qu’on lui prophétisait. Il sera finalement justifié par les dieux dans l’ultime tragédie de Sophocle, Œdipe à Colone. Contre une justice archaïque qui ne connaît que l’acte, tout le mouvement de la pensée depuis la Grèce antique a demandé la prise en compte du contexte et des motifs.

A quelle régression assiste-t-on aujourd’hui ! La macabre comptabilité des victimes entre dans la logique d’une ancestrale loi du talion. Or, si, comme on l’entend ici ou là, toute vie en vaut une autre, toute mort n’a pas la même signification. Si terrible que cela puisse être à dire, c’est une chose d’être massacré délibérément en tant que juif israélien et d’être ainsi, femme, enfant, homme, civil ou vieillard, défiguré et nié dans son humanité même, c’en est une autre de tomber à Gaza sous les coups de bombardements visant à éradiquer un mouvement terroriste. Qu’on s’entende bien : les souffrances sont insoutenables de part et d’autre, mais quand les intentions ne sont pas les mêmes, mettre tout sur le même plan contribue à prolonger indéfiniment le cycle archaïque de la violence.

Rompre l’enchaînement des causes et des effets

Ce n’est pas le destin, mais bien le Hamas qui, par le massacre du 7 octobre, a cyniquement prévu, planifié et espéré la violente riposte israélienne avec ses innombrables victimes collatérales de manière à enflammer toute la zone du Proche-Orient. Le gouvernement israélien est tombé tête baissée dans le piège tendu, mais pouvait-on attendre autre chose d’un premier ministre qui n’a jamais cherché à créer les conditions d’une paix durable ? Il ne s’agit pas plus d’exonérer le gouvernement israélien de sa responsabilité que le Hamas de la sienne, mais ceux qui, d’un côté, prétendent que le massacre du 7 octobre serait excusable en raison de la situation faite aux Palestiniens et, de l’autre, refusent à la riposte israélienne une excuse analogue font preuve d’un curieux manque de cohérence et de logique.

Cet enchaînement inéluctable des causes et des effets, la tragédie grecque nous apprend cependant que vient un moment où il faut le rompre. C’est toute la leçon de l’Orestie, d’Eschyle. Oreste, dernier rejeton de la famille des Atrides marquée par la malédiction, où crimes et vengeances se répondent sans relâche depuis des générations, sera finalement jugé et acquitté par un tribunal créé pour l’occasion dans une autre cité, l’Aréopage athénien, mettant fin au mécanisme infernal. C’est ce moment de dépassement final par l’intervention d’autres puissances qu’il faut espérer dans le conflit actuel. Pour le faire advenir, relire la littérature grecque peut nous aider à entrer dans la complexité d’un drame où il nous est moins demandé de prendre parti que de prendre de la hauteur.

William Marx est titulaire de la chaire Littératures comparées au Collège de France.

https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/11/15/william-marx-professeur-au-college-de-france-ce-qu-dipe-et-antigone-nous-disent-de-la-crise-au-proche-orient_6200202_3232.html

(2) Hegel: Wer denkt abstract ?  http://excerpts.numilog.com/books/9782705666354.pdf

(3) Les idées vraies produites par le procès de connaissance constituent un « concret-de-pensée »: https://journals.openedition.org/grm/585

(4) https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1996_num_109_2_2706_t2_0745_0000_1

(5) https://journals.openedition.org/assr/27457

(6) Sur la légitimité de la violence guerrière : https://blogs.mediapart.fr/bernard-lamizet/blog/161123/le-mythe-des-lois-de-la-guerre

(7) Hegel, WDA 6-11 :

Qui pense abstrait ? La personne inculte, pas la cultivée. La bonne société ne pense pas de manière abstraite car cela est trop facile, trop bas, bas non pas à cause de son statut social, non pas à cause d’une prétention vide qui se met au-dessus de ce qu’elle ne peut pas mettre de côté, mais à cause de l’insignifiance intrinsèque de la chose. (...)

Je n’ai qu’à donner des exemples pour ma question [Qui pense abstrait?], à propos desquels tout le monde conviendra qu’ils la visent. Ainsi, un meurtrier est conduit sur le lieu de l’exécution. Pour la populace, il n'est rien d'autre qu'un assassin. Les dames, elles, hasarderont peut-être qu’il est bien bâti, beau et intéressant. Le bas peuple trouvera la remarque effroyable : « Quoi? beau, un assassin? comment peut-on être aussi mal-pensant et qualifier un assassin de beau ; Mesdames, vous n’êtes probablement pas quelque chose de bien mieux ! » Et voilà la corruption de la morale qui prévaut chez les gens distingués, ajoutera le prêtre qui connaît le fond des choses et des cœurs.

Un connaisseur de la nature humaine recherchera le chemin suivi dans la formation du criminel, trouvera dans son histoire une mauvaise éducation, un mauvais milieu familial côté père et mère, une immense dureté pour un délit mineur de cet homme, qui l’a aigri contre l’ordre civil, une première réaction contre l'ordre, qui l'en chassa, l'obligeant alors à survivre uniquement par le crime. - Il y a peut-être des gens qui, en entendant cela, diront : il veut excuser ce meurtrier ! Je me souviens avoir entendu dans ma jeunesse un bourgmestre se plaindre que les faiseurs de livres poussaient trop loin et tentaient d’éradiquer et le christianisme et la responsabilité - l’un d’entre eux a même écrit une terrible apologie du suicide, mais une enquête plus poussée a montré qu'il imitait Les souffrances de Werther.

C'est penser abstraitement de ne voir dans cet assassin que cette abstraction, savoir qu’il est un meurtrier, et par cette seule qualité exterminer tout le reste de son essence humaine. Ô combien est différent le monde fin et sensible de Leipzig ! Il lançait et nouait des couronnes de fleurs sur la roue qui exposait le criminel. - Mais là encore, c’est l’abstraction inverse. (...)

Dans un esprit bien différent, j’ai entendu un jour une vieille femme du peuple, une femme d'hospice tuer l’abstraction du meurtrier en le rendant vivant dans l'honneur - la tête coupée était posée sur l’échafaud, et c’était le Soleil ! Que c'est beau, disait-elle, le soleil de la Grâce de Dieu qui illumine la tête du jeune Binder ! - Tu n’es pas digne du soleil, criait-on à un petit diable qui vous met en colère. Mais cette femme voyait que la tête de l'assassin était illuminée par le soleil et avait encore toute sa dignité. Elle élevait ainsi le meurtrier de l'échafaud jusqu'à la grâce du soleil de Dieu, n’opérant la réconciliation ni avec des fleurs ni avec une vanité sensible, mais le voyant recueilli en grâce par un plus haut Soleil. »

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