
Agrandissement : Illustration 1

Lorsqu'on demande à un artiste comment il va, l'usage veut qu'il réponde avec un grand sourire, souvent un peu forcé, que tout va bien dans le meilleur des mondes. Il n'est jamais bon de se plaindre, on ne prête qu'aux riches. Les flippés font fuir leurs interlocuteurs, parce qu'ils leur renvoient leurs propres angoisses. Les oscillations entre bonnes et mauvaises nouvelles sont pourtant inévitables. Il y a pire, l'absence de nouvelles. En ces temps où la peau de chagrin se réduit jour après jour, la gymnastique devient de plus en plus laborieuse. Les budgets pour la culture, qu'ils émanent de l'état, des régions ou des municipalités, réduits ou supprimés, font fermer les festivals et les lieux de spectacles, ils rendent de plus en plus fragiles les intermittents, les ventes de disques deviennent symboliques, alimentant les copains et une presse de moins en moins présente. Les attachés de presse honnêtes reconnaissent que leur rôle devient de moins en moins productifs, faute d'interlocuteurs. Il n'y a pas que l'argent public qui vient à manquer : la suppression de l'ISF a divisé par deux le revenu des associations toutes activités confondues, les riches les alimentant par le passé pour payer moins d'impôts !
En général, dans mes textes, j'évite soigneusement les répétitions, mais le terme "interlocuteurs" correspond, pour la plupart, à une nécessité absolue. Il n'y a bien que les tenants de l'art brut qui ne s'en soucient pas. Sans public, en l'absence d'un désir qu'il suscite, l'artiste est condamné, condamné à l'isolement, à la dépression ou à la bifurcation. La plupart des musiciens ont un second métier. Au mieux ils enseignent, au pire ils distribuent le courrier, servent dans un restaurant ou sont chauffeurs de taxi comme on en a connus à New York. Cela ne se dit pas, même si cela se sait. En France, de plus en plus d'intermittents perdent leurs droits. Il faut bien admettre que l'offre est nettement moins forte que la demande. Nous avons milité pour qu'il y ait de plus en plus d'artistes, mais aujourd'hui il y a forcément encombrement. Si l'on y lit une critique de ma part, c'est celle d'une société de plus en plus axée sur le rendement et la productivité. D'un autre côté, il est indispensable d'occuper le terrain. Rester un an en dehors du système et on vous oublie automatiquement. C'est le risque des contrats à longue durée, des compagnies qui vous accaparent pourtant bien heureusement. Si l'on revendique son indépendance, il est alors nécessaire d'être présent sur scène, ou d'apprendre à communiquer avec les outils en vigueur, que ce soit un site Internet, des dossiers astucieux pour présenter ses projets, etc. Chacun/e doit se prendre en mains, sans attendre quoi que ce soit de l'extérieur. Je l'ai écrit plus haut, on ne prête qu'aux riches, mais la richesse est celle que l'on se crée.
J'avance ces remarques qui tiennent parfois de La Palice, tout en me rappelant que le secret de la réussite tient beaucoup en la persévérance et la solidarité. Il est difficile d'affronter l'adversité lorsqu'on est seul. En évoquant ma vie, je répète souvent que je la dois beaucoup à celles et ceux avec qui j'ai partagé un bout de chemin : "Oh I get by, with a little help from friends". Ayant besoin de sollicitations pour avancer, je sens bien que le désir des autres est un moteur fondamental de mon activité débordante. Il m'est rarement arrivé de me lancer dans un nouveau projet sans une amorce extérieure. Ainsi, ces derniers temps, j'ai parlé de "transition stationnaire". Ayant fondamentalement besoin de me mettre en danger, j'ai souvent choisi d'arrêter ce qui fonctionnait. Je cherche toujours à "faire ce qui ne se fait pas, puisque ce qui est fait n'est plus à faire". Ou encore : "lorsque je sais je gère, lorsque je l'ignore je crée". Il est logique que j'emprunte de temps en temps une impasse pour aller voir si j'y suis, et évidemment ce n'est pas toujours opportun. J'ai ainsi parfois attendu en vain le coup de téléphone de Monsieur de Messmaeker pour qu'enfin advienne un miracle. Les miracles cela se travaille. Au cours de ma vie j'en ai bien profité. Pour tout dire, j'ai envie de faire autre chose. Mais comme j'en ai déjà fait des tonnes, cela devient de plus en plus difficile. N'étant pas adepte de la page blanche, je compte sur ma bonne étoile, celle du Birgé, comme je répondais à mes copains d'école tandis qu'ils me charriaient sur mon nom.
Photo : détail d'une vitrine de Bernard Belluc au MIAM, Sète