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Je possède des quantités de livres sur Frank Zappa et évidemment l'intégralité de sa discographie. Je dois bien cela au compositeur qui en 1968 me donna envie de faire de la musique, en en faisant à la fois mon métier et ma passion. Nos rencontres à partir du Festival d'Amougies l'année suivante marquèrent évidemment l'adolescent que j'étais. Certaines biographies, dont celle qu'il écrivit lui-même (The Real Frank Zappa Book) ou le film Eat That Question de Thorsten Schütte, sont passionnantes, mais j'ai été happé par la lecture des mémoires de son ancienne secrétaire, l'anglaise Pauline Butcher, qui livre un témoignage exceptionnel pour comprendre le bonhomme, tout en validant ce que j'avais senti dans nos discussions, en écoutant ses entretiens, en enquêtant auprès de témoins directs ou grâce à ma bibliothèque. Ces mémoires sont d'autant plus fondamentales qu'elles couvrent la période initiatique, tant pour moi que pour les Mothers of Invention, soit 1968-1971. Car, même si je continuais à le suivre de loin, j'arrêtai de voir Zappa à partir de 1972 pour ne m'y intéresser véritablement à nouveau qu'à la fin de sa vie lorsqu'il travailla avec l'Ensemble Modern. Début 1993, mon projet de film avec lui et Robert Charlebois pour lequel il avait joué sur son premier disque avait été refusé par FR3 (textuellement "no commercial potential") et le monde s'écroula quand à la fin de cette année-là j'appris sa mort alors que je filmais le siège de Sarajevo dans des conditions particulièrement éprouvantes.
Je fais partie des fans de Zappa de la première heure, entendre que j'ai toujours préféré le groupe initial, le trouvant le plus inventif, alors que les musiciens suivants seront certes bien meilleurs techniquement. Mais la virtuosité ne m'a jamais intéressé, même s'il est agréable d'être joué par de bons interprètes. La sincérité a toujours guidé mes choix. L'aspect business a de plus en plus façonné la musique de Zappa jusqu'à ce qu'il puisse enfin réaliser ses fantasmes symphoniques. Pauline Butcher a la distance nécessaire pour révéler l'intimité de son employeur et de son entourage. On comprend enfin le rôle qu'il assigne à sa femme Gail et qu'elle endosse, tant que les innombrables facéties sexuelles de son mari n'entrent pas chez eux. Parce que si Zappa ne prenait aucune drogue hallucinogène, il était totalement accroc au tabac, au café, au travail... et aux filles. Comme les marins, il avait des femmes dans chaque port. Pauline Butcher pointe son machisme qui ne passerait plus du tout aujourd'hui, présent dans les paroles de ses chansons, mais aussi son côté conservateur dans la vie courante, la rigueur intransigeante d'un patron, la conscience arrogante de son génie aussi. J'avais déjà été passionné par le livre de sa fille Moon Unit intitulé Earth To Moon. Pour l'avoir fréquenté au quotidien pendant près de quatre ans et bénéficié de sa confiance, et surtout grâce aux lettres qu'elle envoyait à sa mère et qu'elle a conservées, et la veuve ayant enfin décédé, elle peut livrer mille anecdotes éloquentes, dressant le meilleur portrait que j'ai lu du héros de ma jeunesse.
→ Pauline Butcher, Freak Out!, My Life with Frank Zappa (Laurel Canyon 1968 - 1971), version révisée et mise à jour en 2022 (il existe un audio-book, des traductions espagnole, italienne et tchèque, mais la française se fait attendre)