Publiés le 28 septembre 2025 sur Citizen Jazz.
J'ajouterai seulement que Les déments est un double album et que figure une longue pièce de 33'52 sur le second CD avec Petit chien sans ficelle d'André Schlesser, un texte d'un ton totalement différent des trois autres, presque documentaire, sur la banlieue-est de Paris au début du XXe siècle vue par un petit gitan, d'autant que Denis Lavant le découvrait en le lisant. Contrairement à plusieurs disques qu'il avait enregistrés avec d'autres musiciens, la musique est jouée en même temps. C'est un trio. La complicité nous permet d'improviser totalement sans que nous connaissions le texte et sans aucune indication préalable. Magique !
BIRGÉ, LAVANT, MARTIN
Les Déments
Denis Lavant (voc), Jean-Jacques Birgé (cla, fx), Lionel Martin (ts)
Label : GRRR-OUCH! / Distribution : Inouïe
Parmi les acteurs ayant toujours nourri une passion et un intérêt pour les musiques improvisées dans leur champ le plus large, il convient de compter Denis Lavant. La musique lui a d’ailleurs rendu cet amour au centuple, tant avec Sylvain Kassap qu’avec Quentin Rollet. Voix puissante, théâtrale et d’une clarté sonnante, Denis Lavant est un homme de texte et de lecture. De musicalité des mots ; il dit, bien sûr, pour des livres-disques et des pièces de théâtre. Tout comme d’ailleurs André Schlesser, ancien acteur de la troupe de Vilar - beaucoup ont grandi avec sa voix sur les disques de Thierry la Fronde. Car Les Déments est un recueil de textes, mis en musique par deux sorciers du son aux goûts, eux aussi, théâtraux : Lionel Martin est un saxophoniste passionné par la frise temporelle du jazz ; quant à Jean-Jacques Birgé, inutile de le présenter, un Drame Musical Instantané a son content de théâtre, et ce travail avec Lavant en rappelle immédiatement un autre, avec Richard Bohringer autour du K de Buzzati.
Les Déments, c’est avant tout une ivresse de mots ; pas une orgie, non, mais des phrases ciselées, comme construites pour la faconde de Denis Lavant. « M’accorderez-vous », premier texte de Marcel Moreau, est une lente valse qui se démantibule dans l’entrechoc des claviers de Birgé, un délitement qui passe du chaleureux au glaçant à mesure que le lecteur fait tournoyer le texte. Si « Les Déments » est un texte de l’auteur breton Xavier Grall, sorte d’anti-Pierre-Jakez Hélias qui travailla avec Dan Ar Braz, c’est bien le texte magnifique d’André Martel, pataphysicien parmi les plus illustres, qui donne le ton et le corps de cet album qui se goûte et s’apprivoise par la multiplication des écoutes, pour mieux saisir la musique intime des syllabes.
Martel et son paralloïdre, langage tangentiel du français qui l’augmente et le radicalise par des simplifications convexes, à la mesure du louchébem ou du javanais. Denis Lavant l’adopte, et Lionel Martin comme Jean-Jacques Birgé lui donnent toutes les couleurs possibles, et toutes les déviations nécessaires. Voici un petit bonheur qui se paie de mots et qu’on écoute, surpris par la fluidité de son parler. Les Déments est un disque qui fait lui-même un pas de côté pour convaincre l’auditeur de le suivre ; un chemin que connaît bien Jean-Jacques Birgé.
JEAN-JACQUES BIRGÉ
Pique-nique au labo 4
JJB+invités
Label : GRRR / Distribution : Socadisc
Il fait toujours bon retourner sur les rives du fleuve intranquille cher à Jean-Jacques Birgé lorsqu’il nous invite à faire un Pique-nique au labo. C’est le quatrième du nom, et il est toujours aussi riche de surprises. Fondé sur un axiome simple et inchangé : « Il s’agit de jouer pour se rencontrer et non le contraire comme il est d’usage », on découvre les différentes pérégrinations du multi-instrumentiste auprès des figures de la musique improvisée européenne. Certaines sont coutumières des pique-niques, comme Antonin-Tri Hoang ou Fanny Météier, d’autres découvrent l’univers de Birgé presque naturellement, comme Catherine Delaunay (remarquable trio avec Roberto Negro sur « Des Fourchettes ») ou Matthieu Donarier. Ce qui est intéressant dans ce nouveau pique-nique, c’est la forte présence de la seconde génération des « affranchis », pour reprendre la terminologie birgéenne [1]. Essentiellement féminine, très aventureuse et particulièrement douée, de Fanny Météier à Léa Ciechelski en passant par Hélène Duret, elles sont la couleur de cette nouvelle collection. Si on reste particulièrement sensible à la grande complicité avec Hoang et Mathias Levy sur « Yemen », c’est « Codex », avec le duo Météore qui attire l’attention, notamment grâce au travail de la tubiste. Un morceau foutraque et joyeux, dans le pur esprit de ces rencontres où le goût des images et les multiples déviations rendent compte de l’esprit ludique de ces rencontres. On appréciera également le long « Célèbre ton erreur comme une intention cachée » avec le violoncelle de Bruno Ducret et la basse d’Olivia Scemama. Tiré de l’album Fŭtur, disponible sur le site de Jean-Jacques Birgé, c’est un peu de noirceur qui s’invite dans ces pique-niques, avec de multiples chemins de traverse dans des forêts primaires. Plus que jamais, ces disques de rencontres nous démontrent la vigueur de la scène improvisée et sa capacité à sans cesse se renouveler et proposer de nouveaux terrains d’expérimentation.
P.-S. : [1] Voir son article. Devoir de vacances : quel nom pourrait-on donner à cette nouvelle génération, née dans les années 90 ?
→ Les déments sur Bandcamp
→ Pique-nique au labo 4 sur Bandcamp