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Billet de blog 15 février 2013

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Spanghero: l'ironie de l'histoire

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            Il y a une certaine ironie, aux malheurs des Spanghero, rattrapés par un cheval roumain, alors qu’ils sont retirés des courses, qu’ils ne touchent plus à la viande depuis 2009 année de la vente de leur usine de Castelnaudary…L’histoire est cruelle pour Walter une légende de l’ovalie qui n’a jamais taillé dans le bœuf sauf pour le barbecue familial. Elle est  cruelle pour Laurent, l’aîné, soixante douze ans, légion d’honneur, une figure, au taff depuis quatorze ou quinze ans, la faim au ventre d’un fils d’immigré italien, comme il aime à le rappeler, de l’époque où le  macaroni, ne valait pas plus cher que le melon, ou que l’espingo. Il s’est fait tout seul le Laurent, et ça n’a pas du être facile. Reprendre l’abattoir de Castelnaudary…âmes sensibles s’abstenir, enfants de chœurs aussi. La viande n’est pas tendre avec les siens.

            Il est bien cruel le cheval roumain, peut être acheté à un paysan de Transylvanie, peut être pas cher parce qu’il était atteint d’anémie infectieuse équine, ou d’autre chose, qu’il fallait l’abattre et détruire le cadavre. Que le vendre pour trois fois rien à un maquignon qui en ferait son affaire, c’était mieux que rien. Parce que les maladies endémiques avec abattage obligatoire des bêtes créent un marché noir et du trafic quand l’Etat ne rembourse pas à l’éleveur les animaux abattus. Mais ça, qui veut le savoir ? Le maquignon achète, l’abattoir abat, le camion transporte, le téléphone sonne, le fax part, c’est du bœuf au départ, à l’arrivée, le lasagne gagne le tiercé. Patatras. Une réputation pendue aux crocs de boucher. 

            Il est cruel le cheval roumain, avec l’homme qui a été  président de la Fédération Nationale des Industriels du Commerce en Gros des Viandes (FNICGV), président de la Confédération française des entreprises bétail et viandes, de l’Association coordination technique pour l’industrie agroalimentaire (Actia), président de l’ADIV, le centre technique de la viande, président fondateur de l’ARIA du Languedoc-Roussillon, président du pôle de compétitivité Innoviande, président de l’Union européenne du commerce de bétail et de viande (UECBV). On en oublie sans doute.

            Il est cruel le cheval roumain avec l’homme qui de Bruxelles à Dublin participait à de riches colloques où se retrouvaient entre grands hôtels et grandes tables le gratin du business et du syndicalisme agro-alimentaire, saupoudré de quelques fonctionnaires de la commission, pour plancher sur l’hygiène et la sécurité alimentaire le tout financé par des taxes parafiscales ou des cotisations déductibles des impôts. Il est cruel le cheval roumain avec un homme à ce point reconnu et élu par ses pairs pour les représenter et les défendre qu’il est forcément le meilleur d’entre eux. En tout cas, une sacrée pointure. La viande et son marché n’ont pas de secrets pour lui. Comment croire qu’il n’en connaît que les tours pas les détours, les coins pas les recoins, les cours pas les arrière cours, les lignes droites, pas les chemins détournés. Qu’il ignore tout des trafics, des mafias ? 

            Il est cruel le cheval, roumain, plus qu’en ses années folles, la vache anglaise, magnanime avec les adhérents de la FNICGV, présidée alors par Laurent Spanghero. L’épisode est un bon indicateur de la place de la santé publique dans l’échelle des  préoccupations de ces messieurs. En1990, le premier cas d’ESB est détecté chez un chat. La preuve que le prion, l’agent contaminant de la maladie, peut franchir la barrière d’espèce vient d’être faite. Des élus britanniques ont alors jugé plus prudent de supprimer le bœuf dans les cantines scolaires de leur circonscription. En clair « very bad news » pour la viande bovine en Grande Bretagne dont les cours plongent. Par contre, on sabre le champagne à Rungis. Les importations de viande britannique explosent. Elles passent de 67 milliers de tonnes en 1986 à 131 milliers de tonnes en 1995. Cette année là, la France à absorbé 75% des exportations de viande britanniques.

             De 1978 à 1987 l’hexagone importait chaque année en moyenne 300 tonnes d’abats bovins. Entre1988, année des premières mesures contre l’ESB en Grande-Bretagne, et 1996 année de l’embargo, les importations vont grimper à 6000 tonnes par an. Une multiplication par vingt. Petite parenthèse, la consommation d’abats bovins est interdite au Royaume Uni depuis le 23 novembre 1989. Dès cette époque, même les fabricants britanniques d’aliments pour animaux de compagnie ne les utilisaient plus.  Mais à Rungis, on n’est pas des gonzesses.

            En avril 1996, le premier cas de contamination humaine par l’agent de l’ESB provoque une crise européenne et un embargo sur les viandes anglaises. Des tonnes de carcasses importées et stockées dans les frigos de Rungis sont alors interdites de vente. Indignation garantie pur bœuf  des professionnels et de Laurent Spanghero. Entendu  en juillet 1996 par la Commission d’Information Parlementaire, l’aîné des Spanghero rocailla sans sourciller : « Nous ne sommes strictement pour rien dans ce qui nous arrive ». C’est vrai aujourd’hui, ça l’était beaucoup moins à l’époque.

             Entendu par la « BSE inquiry » la commission d’enquête britannique sur la vache folle, un vétérinaire a révélé comment son refus de signer des faux certificats permettant d’exporter des bêtes illégalement lui a valu d’être licencié par le cabinet chargé officiellement du contrôle. Ne parlons pas des conditions de retrait des matériaux à risques (cervelle et moëlle épinière) dans les abattoirs… Sur ce plan aussi les témoignages ont été édifiants.

Encore plus fort : En 1998 l’enquête du Parlement Européen à montré que les britanniques n’avaient ni les moyens ni la volonté de respecter leurs engagements pris devant leurs partenaires européens en juin 1990 sur le contrôle de l’âge et de l’origine des bêtes exportées.

Que s’est-il passé ? Rien.

            L’administration française avait connaissance de ces faits depuis au moins deux ans. Début 1996, des inspecteurs de la DGAL (Direction générale de l’Alimentation) ont procédé au contrôle de douze lots de carcasses importées de grandes Bretagne. Dix lots révélaient un   non-respect absolu de la réglementation. « c’était n‘importe quoi » nous avait confié quelques années plus tard un fonctionnaire. Le directeur de la brigade d’enquête vétérinaire de l’époque a été interpellé sur ces contrôles par le cabinet du ministre suite à une plainte de l’attaché agricole de l’ambassade de Grande Bretagne. Convoqué au ministère et en présence de l’attaché agricole britannique, le directeur de la brigade a sorti un premier dossier, puis un autre. Le fonctionnaire britannique a cessé ses récriminations avant de voir les dix.

            Résumons : Au pic de l’épizoothie au Royaume-Uni, quand les cas de bêtes ayant déclaré la maladie se chiffraient en dizaines de milliers par an, et celles abattues avant de la déclarer en centaines de milliers, les « viandards » français importaient de la laitière britannique et des abats comme jamais. Se souciaient-ils du respect des règlements européens pris pour protéger la santé des consommateurs ? Pas le moins du monde. Pas leur job. Il est cruel le cheval roumain ?

             Les lots de viandes saisis au moment de l’embargo de 1996 leur seront remboursés. Ils ont même étaient félicités pour cette attitude admirable.  En Septembre 1996, un inspecteur général des finances estimait dans un rapport que la gravité de l’ESB  en France semblait avoir été limitée par trois facteurs parmi lesquels  « une certaine clairvoyance et une grande discipline des responsables professionnels et des chefs d’entreprises ». Un an plus tard, devant les députés, un autre haut fonctionnaire des Finances se félicitait lui aussi de l’efficacité des « autocontrôles et du sens des responsabilités des professionnels ». Apparemment les professionnels ne lui en ont pas voulu. Après treize ans passé à la tête de la DGCCRF, ce membre de la cour des comptes est devenu directeur scientifique du fond français pour l’alimentation et la santé. Cet organisme qui dans la présentation de son site se donne des allures d’organisme officiel sinon de service public doté de missions d’intérêt général, est en fait une pure création des entreprises et syndicats professionnels de l’agro-alimentaire.

            Quelques années plus tard, « le sens de responsabilité des professionnels » allait prendre tout son sens. En 2004 éclatait l’affaire Buffalo Grill, chaîne de restauration soupçonnée d’avoir utilisé de la viande britannique après l’embargo. A cette occasion on allait découvrir les conclusions d’un rapport remis le 17 septembre 2004 à la justice concernant le décès de deux victimes de la maladie de Kreutzfeld -Jacob d’origine bovine. Les deux experts ont conclu que Laurence Duhamel, décédée le 4 février 2000 à 36 ans et Arnaud Eboli mort le 24 avril 2001 à 19 ans, ont été contaminés par l’agent de l’ESB avant 1996. Autrement dit, à une époque où les frigos de Rungis regorgeaient de viande anglaise. Laurence et Arnaud ont été contaminés légalement. Bien sûr, rien ne permet d’affirmer que les deux victimes ont été contaminées par de la viande ou des abats d’origine britannique. Cela ne diminue en rien le cynisme des importateurs. Les viandes anglaises présentaient  un risque bien plus élevé.  (15710 cas de BSE au RU en 1995, 3 en France). C’est pour cette raison qu’elles étaient une bonne affaire. 

            Il est cruel le cheval roumain ? Pas sûr. La justice immanente n’arrive pas toujours, parfois lentement, au pas d’un cheval fourbu. Les Spanghero tombent de leur piédestal pour des faits commis par d’autres sous leur nom. Ils découvrent l’amère ironie de l’histoire. À vrai dire, on ne les plaint pas.  

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