Je viens de lire la totalité de l’arrêt de la 4e chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris qui a annulé les mises en examen de neuf personnes dont Martine Aubry dans le dossier de l’usine Ferodo-Valeo de Condé-sur-Noireau. Merci à Michel Deléan de l'avoir mis en ligne. Il faut lire l'arrêt plus d'une fois pour bien évaluer le travail des magistrats, mais la phrase ci-après m'a laissé assez pantois.
« l’usage contrôlé d’un produit dangereux est une constante notamment dans l’industrie, qu’il est dans les attributions de la Direction des relations du travail de réglementer et de surveiller ces usages contrôlés de produits dangereux, qu’ainsi la mise en place et le maintien d’un usage contrôlé de l'amiante était dans la norme et n’est pas la manifestation d’une imprudence, d’une négligence répréhensible ».
Il faut, pour tenir ce genre de raisonnement irréprochable sur le plan de la logique formelle, et du constat objectif qui s’autorise de la réflexion théorique comme si la réalité en procédait, n’avoir jamais mis les pieds dans une usine, qu’elle utilise l’amiante ou pas. Il faut n’avoir jamais recueilli le témoignage de ceux qui ont travaillé dans ces ateliers pour apprécier à sa juste saveur à quel point « le maintien d’un usage contrôlé de l’amiante était dans la norme ».
Il faut aussi n’avoir aucune idée de la différence entre le monde des règlements et celui bien réel où ils sont censés s’appliquer. Quelques dates permettent d’apprécier à quel point « l’usage contrôlé d’un produit dangereux est une constante » et par la même occasion l’efficacité de ce contrôle.
1906 : Le rapport d’un inspecteur du travail de Caen décrit les ravages de l’amiante sur les ouvriers d’une usine de filature et de tissage d’amiante dans laquelle cinquante salariés des deux sexes sont morts cinq ans après le début des activités
1910 : les compagnies d’assurance vie canadienne et américaine (le Canada est le premier producteur mondial d’amiante) refusent les travailleurs de l’amiante.
1930 : Le docteur Dhers, médecin du travail, publie deux articles intitulés : « amiante et abestose pulmonaire ».
1° janvier 1947 : l’abestose est reconnue par la sécurité sociale comme maladie du travail.
1955 : Une enquête épidémiologique effectué en Grande Bretagne montre sans ambiguïté le caractère cancérigène de l ‘amiante.
1965 : Le professeur Jean Turiaf est le premier français à diagnostiquer un cas de mésothéliome pleural.
1977 : interdiction du flocage des bâtiments. Réglementation des taux de poussières dans les usines.
Janvier 1997 :Interdiction de tous les produits contenants de l’amiante.
3 mars 2004 : décision du Conseil d’Etat qui reconnaît la responsabilité de l’état « du fait de sa carence fautive à prendre des mesures de prévention des risques liés à l’exposition des travailleurs aux poussières d’amiante ».
On peut toujours raisonner comme les magistrats de la cour d’appel et faire comme si la question de fond en la matière était celle de l’utilisation ou non de produits dangereux dans l’industrie. Comme si cette question des produits dangereux se posait en général sur le mode -faut il interdire l’usage des produits dangereux dans l’industrie- et non au cas par cas, c’est à dire en confrontant les caractéristiques d’un produit, son mode d’utilisation, l’évaluation des risques attachés à leur nature, et la possibilité ou non que des dispositions administratives applicables et efficientes réglementent son utilisation, et soient en mesure de protéger la santé de ceux qui l’utilisent.
Prenons un exemple : Pour fabriquer le carburant de la fusée Ariane et des missiles de la force de frappe française, la SNPE utilise un gaz mortel, qui a notamment été employé au cours de la seconde guerre mondiale. Ce gaz aux effets foudroyant s, contrairement à l’amiante, n’a provoqué aucun décès dans l’usine de Toulouse de la SNPE. En tout cas, pas des milliers comme l’amiante. On l’imagine, il ne s’utilise pas tout à fait de la même façon que l’amiante dans les usines où elle servait à fabriquer de très nombreux objets par des ouvriers et des ouvrières qui la manipulaient à longueur d’années sans protection aucune dans une atmosphère saturée en fibres. En 2005, 600 salariés de l’usine Eternit de Thiant Prouvy étaient déjà morts en ignorant que « le maintien d’un usage contrôlé de l’amiante était dans la norme ».
La citation de l’arrêt de la 4e chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris en dit très long sur la distance sociale qui sépare ceux qui rédigent la loi, élus, hauts fonctionnaires, ceux qui sont chargés de l’appliquer dans les administrations, éventuellement d’être saisi, magistrats, et ceux qui sont confrontés à la réalité concernée par cette loi. Ces derniers sont ceux là même qui auraient dû pouvoir compter sur l’application de ces textes et règlements pour les protéger.
Ceux là, ouvriers, techniciens, peuvent faire la liste de ceux, à commencer par nombre de médecins du travail, qui ont failli, ont laissé faire, ont accepté, ont considéré que tout cela était dans l’ordre des choses.
Autre illustration de cette « distance » et de la place des victimes de l’amiante dans la hiérarchie des préoccupations collectives, l’intérêt porté par les médias à l’arrêt de la cour d’appel de la chambre de l’instruction. Et encore y avait-il parmi les mis en examen une « star » de la politique. Bizarrement on n’a pas eu à déplorer d’emballement médiatique, ni de buzz, ni de tweets intempestifs.
En 2005, au cours d'un reportage, j’ai rencontré quelques survivantes et survivants de l’usine Eternit de Thiant Prouvy dans les environs de Valencienne, je vais publier dans les blogs le témoignage de l’une d’entre elle, Antoinette F, veuve d’Emile F. qui a aussi perdu les deux frères et la sœur de son mari, eux aussi malheureusement confrontés à un « usage contrôlé de l’amiante dans la norme ».