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Jean-Jacques LATOUILLE

chercheur indépendant, écrivain, inspecteur de l'Education nationale honoraire, ancien chargé de cours à l'Université de Poitiers

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Billet de blog 23 juillet 2019

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Affaire De Rugy et l’intellectuel caudataire

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je pensais que dans l’affaire de Rugy seulement deux points d’analyse devaient être questionnés : les dépenses des membres de l’État et la méthode journalistique. La lecture de la tribune de Matthieu Caron[1], directeur de l’observatoire de l’éthique publique, publiée dans £e Monde du 18 juillet m’a amené à m’interroger sur la posture épistémique des intellectuels et plus particulièrement des chercheurs en sciences humaines et sociales. Ne sont-ils pas les officiers caudataires d’une méthode et d’une pensée dominantes ?

Le caudataire était le dignitaire qui portait « la queue » de la robe des prélats, et dans une acception figurée il s’agit d’une personne soumise. Loin de penser un seul instant que Matthieu Caron puisse être soumis à la pensée politique d’Emmanuel Macron, ce qui m’interroge dans sa tribune c’est l’approche extrêmement restrictive de la complexité alors qu’il écrit « dans une société de la culture de l’instantanéité, où nous ne prenons plus le temps de penser le complexe. » Cette phrase arrive en clôture d’un paragraphe dans lequel il semble absoudre la presse après l’avoir vilipendée au paragraphe précédent, et plus généralement dans son texte il réduit son analyse autour de faits ‑vrais‑ mais dissociés de leur origine et de leur conséquence. Il borne son analyse à quelques antiennes concernant ce que seraient les citoyens : inciviles, désengagés, rejetant injustement les élus... Bien sûr je dois reconnaître que l’espace extrêmement limité pour une tribune dans £e Monde[2] oblige à être réducteur dans son propos, mais il n’en demeure pas moins que plus chez les journalistes que chez les chercheurs et les « experts », la tendance est forte de parler des citoyens comme s’il s’agissait d’un ensemble unifié, quasiment un corps, où les éléments seraient liés par une doxa moyenne. Or, en matière humaine la diversité est omniprésente et doit être prise en compte dans sa réalité de terrain, de vécu, de vie et pas seulement à travers des catégories statistiques qui ne rendent pas compte, notamment, de la façon dont réagissent les personnes face à un enquêteur. Depuis longtemps, au moins depuis Pierre Bourdieu, les sociologues savent que chacun répond à l’aune de son capital social et culturel, sans doute aussi de son capital économique. Florence Aubenas et François Rufin, Balzac en son temps, et d’autres, sont sans nul doute de meilleurs connaisseurs de la société et surtout des personnes qui la composent que bien des sociologues de « bureau » et des journalistes de « plateau ». Je ne redirai pas ici toute l’histoire des pratiques sociologiques, je rappellerai simplement à l’usage des journalistes, des « sondeurs » et des politologues l’intérêt d’aller confronter sa science au terrain, et de prendre en compte le biais du chercheur dans la façon de conduire une enquête. L’analyse des conditions de l’arrivée de Donald Trump au pouvoir montre comment et combien leur éloignement du terrain a entrainé sondeurs et journalistes sur la voie de l’erreur. On ne peut pas aujourd’hui, pour connaître une situation sociale, se limiter aux catégories conceptuelles et ne travailler qu’à partir de sondages et d’enquêtes hors sol. C’est un peu ce que je reproche à la tribune de Matthieu Caron : être trop conceptuelle et insuffisamment proche des réalités de terrain et de ce que pensent les gens pris en tant que personnes.

Si je suis en très grande partie sur une ligne d’analyse similaire à celle de Matthieu Caron en ce qui concerne les pratiques de la presse et des médias, je me distinguerai par rapport à ce qu’il écrit à propos du journaliste d’enquête dont il dit que le rôle est « de chercher la vérité par l’exposé des faits, de tous les faits, rien que les faits » Je ne vois pas que Médiapart ait fait autre chose dans cette affaire, pas plus que ne le fit Le Canard Enchaîné dans l’affaire Fillon en 2017. Peut-être son regard de juriste se distingue-t-il de celui du journaliste pour lequel le fait est une action ou une situation existantes qui n’ont pas forcément à voir avec le droit au sens juridique du terme. Ce que l’on peut reprocher aux journalistes dans l’une comme l’autre de ces affaires ce serait de n’avoir peut-être pas suffisamment étayé leur argumentaire de façon contradictoire, pour autant Médiapart publiait le 18 juillet un article intitulé « François de Rugy est-il passible de poursuites judiciaires ? » dans lequel sont clairement énoncées les limites judiciaires auxquelles Monsieur de Rugy est confronté. Partant, prenant en compte la date du premier article et celle de l’article précédemment cité, on peut poser la question du feuilletonnage. Cette question m’a beaucoup accaparé lors de la rédaction d’un livre à paraître sur l’affaire Fillon. Cette question n’est pas nouvelle, j’invite notre tribun à se pencher sur l’histoire de la presse et celle des affaires comme l’affaire des décorations qui entraîna en 1887 la chute du gouvernement Jules Grévy le 2 décembre 1887, alors que les premiers articles étaient parus début octobre et les derniers le furent fin décembre après la démission de Jules Grévy. Plus proche de nous il faut rappeler l’affaire des « Pentagon Papers » qui occupa la une de la presse des USA pendant plusieurs semaines : « Le 13 juin 1971, le New York Times entame une série d'articles sur les Pentagon Papers. »[3] Faut-il dès lors qu’il y a une série d’articles parler de feuilletonnage ? Puisque nous sommes dans les faits, là il y en a deux primordiaux à toute compréhension du fait journalistique qui sont à prendre en compte : soit les journalistes disposent de la totalité des informations et que serait de les publier en une seule fois : un livre, soit les informations arrivent petit à petit au fil des investigations et sont publiées au même rythme. Finalement j’en viens à penser que le feuilletonnage est consubstantiel au travail du journaliste d’investigation.

La question est donc moins celle du feuilletonnage, ni même celle des chaînes en boucle, que celle de la définition « du fait ». Là nous nous trouvons confrontés à deux points : le choix de ce qui va mal plutôt que ce que va bien, et le goût du public pour le sinistre et le spectaculaire : « Mais au fond, en agissant ainsi la presse ne répond-elle pas à la demande de corrida de ses lecteurs et de ses auditeurs ?[4] » Ce dernier point relève de l’histoire de la poule et de l’œuf ; depuis Gabriel Tarde et Edward Bernays on sait que c’est plutôt la presse qui fait l’opinion plutôt que l’inverse, d’ailleurs une enquête du journal La Croix[5] indique que pour la public les journalistes ont trop tendance à privilégier les faits divers et le sensationnalisme. Effectivement les journaux préfèrent parler de ce qui va mal et c’est un point important sinon essentiel en politique. Imaginerions-nous une démocratie dans laquelle les journaux n’informeraient pas le public de ce qui va mal dans le gouvernement du pays ? Cela ne va pas sans conditions ni sans contraintes comme l’indique l’article de Henri Maler [6]« Le droit à l'information, ses conditions et ses conséquences ».

Ne sommes-nous pas là à un moment où se pose la question de savoir ce qu’est « penser le complexe » ? Penser le complexe ce n’est pas seulement envisager l’ensemble des questions que pose une situation, c’est aussi se séparer des concepts et ne les utiliser qu’au moment de la conclusion car les concepts ne sont que le mécanisme qui permet à l’esprit d’isoler certaines réalités de l’expérience pour construire un ensemble intellectualiser dominant et stable pour désigner une situation : ils dénaturent ou pour le moins amoindrissent la complexité d’une situation. Penser le complexe c’est penser le noir en même temps que le blanc, la chose en même temps que son contraire, le tout en même temps que le singulier, en somme c’est disséquer la situation puis rassembler les épars et envisager une sorte d’égrégore des éléments. Parmi ces éléments il en est un primordial lorsqu’on parle de politique : l’Homme.

« Surveiller et punir François de Rugy et consorts : n’est-ce pas le vœu d’une majorité de nos concitoyens ? Nous sommes entrés dans une société de l’incivisme, les élus n’étant plus considérés et les citoyens étant de plus en plus désengagés ; dans une société de l’individualisme, où les individus se détournent de la politique au prétexte qu’elle ne leur apporte plus rien de personnel ; dans une société de la culture de l’instantanéité, où nous ne prenons plus le temps de penser le complexe ; dans une société du désenchantement, convaincus que nous payons chèrement le train de vie d’élus qui ne peuvent même plus changer le monde. »[7] Si je suis d’accord avec Matthieu Caron sur ce constat, ici nous ne pouvons ni en rester au constat, froid, désincarné et sans humanité, ni se limiter aux conclusions « juridiques » qu’il en tire. Ici ce sont les Hommes : les femmes et les hommes, qui sont interpelés.

Je ne vais pas reprendre chaque point de ce paragraphe, ce serait vouloir refaire l’histoire et le développement de l’action politique et des comportements politiciens depuis 1789, plus particulièrement depuis 1969 et le départ du Général de Gaulle qui lui payait ses factures. Jamais il ne lui serait venu à l’idée de se faire payer une piscine à Brégançon pour le confort de sa famille ni de faire dépenser à l’État 63 000€ pour rénover son appartement. Où voulez-vous chercher les raisons de la liste à la Prévert énoncée par Matthieu Caron ailleurs que dans la façon dont les politiciens ont traité les femmes et les hommes de ce pays ? Ont-ils essayé de changer le monde : les pauvres même s’ils vivent mieux sont toujours pauvres alors que les riches sont, incroyablement, toujours de plus en plus riches ? Dans notre société technologisée et de loisirs peut-on se contenter d’une lecture restreinte (et restrictive) de la pauvreté suivant laquelle est pauvre celui dont les ressources sont insuffisantes, celui qui possède à peine le strict nécessaire ? Des gens dans cette situation il y en a encore en grand nombre dans notre pays, mais outre ces malheureux, il faut aussi prendre ne compte tous ceux qui sont de plus en plus en difficulté pour s’acheter une voiture « aux nouvelles normes environnementales » pourtant indispensable pour aller travailler, ceux qui n’ont pas accès aux loisirs, ceux pour qui 63 000€ représentent un peu plus de 4 ans de salaire[8] ! Méphisto nous rétorquerait sans doute que ceux‑là ne payent pas d’impôt alors peu leur chaut de l’usage que l’on en fait ; mais ils sont aussi ou d’abord citoyens à part entière et il se sentent ainsi tellement méprisés par l’arrogance de trop nombreux élus qui adhèrent au « dans les gares se croisent qui réussissent et ceux qui ne sont rien » et par les comportements d’ancien régime (du temps de la royauté) qui consistent à se construire une vie confortable au frais de l’État, alors ils ne voient aucune raison d’aller voter. Si je pousse un peu plus loin l’analyse dans cette complexité humaine je me dois de relever que ceux‑ci sont aussi bénéficiaires d’aides sociales et que par conséquent la gestion dispendieuse des gouvernants les prive sans doute d’une augmentation de ces aides. Que penser, dans ce contexte, des « financiers » et des « patrons » plus soucieux de voir augmenter leur capital que d’augmenter les salaires de leurs employés ?

Sans doute les chercheurs m’objecteront qu’on ne peut pas comparer le SMIC avec les dépenses d’un ministre puisque conceptuellement, en économie et sans doute aussi en sociologie, ils ne relèvent pas de la même catégorie. Mais, si on raisonne dans le « complexe » de la vie des personnes ce qui n’est semble-t-il pas la « science actuelle », le smicard doit penser que les prédécesseurs de François de Rugy devaient être bien sales pour obliger ainsi à 63 000€ de travaux dans l’appartement, d’ordinaire c’est le locataire sortant qui doit remettre en état l’appartement qu’il laisse et à ses frais. S’il s’agissait de travaux d’agrément pour satisfaire le couple de Rugy, auquel cas les faire payer pas l’État serait du dédain pour les citoyens ; leurs aïeux n’ont pas pris les armes en 1789 pour voir, deux siècles et demi plus tard, ressurgir des pratiques du temps de la royauté. Faut-il chercher ailleurs les raisons qui amènent nos concitoyens à penser qu’ils payent « chèrement le train de vie des élus qui ne peuvent pas changer le monde »[9], car il ne faut pas oublier que François de Rugy n’est que l’arbre qui cache une forêt ; s’il n’en est pas ainsi ‑et je connais des élus d’une grande probité‑ pourquoi les élus, président de la République en tête de cordée, viennent-ils en cohorte dénoncer la république de la délation, ne sont-ce pas eux qui les premiers lorsqu’ils votent une loi répressive viennent nous dire que quand on est honnête on ne peut pas craindre la répression. Quant à changer le monde, il y a longtemps que les citoyens, dans les cités et les villages, pensent que les élus ne veulent pas le changer, trop contents qu’ils sont de s’ébattre dans le confort matériel que leur offre ce monde de la politique. Les citoyens, notamment les plus humbles, savent bien que les élus ne veulent pas changer le monde, tout au plus ils essaient de le gérer ; les citoyens le savent d’autant mieux que la plupart des élus, à commencer par l’actuel président de la République, mentent effrontément. On livre la situation de François de Rugy à l’analyse de deux enquêtes : une à l’Assemblée nationale, l’autre au sein des services du gouvernement. Quelle peut être la validité de ces deux enquêtes internes ? Celle concernant les travaux de l’appartement a été conduite par une fonctionnaire dont la carrière est liée aux décisions du premier ministre, et que dira‑t‑elle ? L’enquête conclura que les travaux ont été commandés dans le strict respect des normes de la commande publique alors qu’une analyse dans le « complexe » obligerait à voir la légitimité et le bienfondé de ces travaux, de leur ampleur et la nature des devis. Il en va de même pour l’enquête demandée par l’actuel président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, lui‑même sous le coup d’une procédure judiciaire diligentée par le parquet national financier pour prise illégale d’intérêt, recel et complicité de ce délit ; Richard Ferrand a obtenu que le parquet de Paris soit dessaisi au profit de celui de Lille en juillet 2018, depuis l’affaire traine en longueur jusqu’à, vraisemblablement, l’oubli, mais les citoyens n’oublient pas. Outre la personnalité et les déboires judiciaires du président de l’Assemblée nationale, cette enquête, une fois encore, est une enquête interne et chaque citoyen sait comment ces enquêtes font toujours long feu. Ces enquêtes ne sont que des cache‑sexe pour faire croire à la pudeur et à la virginité de Priape et des Satyres. Ces enquêtes sont un leurre, un de plus, et ne font qu’introduire du flou générateur de défiance chez les citoyens. Delphine Batho, députée des Deux-Sèvres, explique bien l’illégitimité de ces deux enquêtes dans une interview à France‑Info le 22 juillet. Ainsi, pour redorer l’image des élus, on met de l’opacité et du mensonge pour traiter d’un manque de transparence, c’est comme peindre en noir une glace sans tain qui serait rayée. D’ailleurs s’agit-il vraiment d’un problème de transparence ? Si nous restons dans l’axe de penser le « complexe » il faut sortir du concept de transparence qui conduit à une impasse. La transparence serait moins interpelée si, comme le préconise Delphine Batho, les frais des élus n’étaient remboursés que sur présentation d’une facture et non plus payés par « avance », tout ça dans la limité d’un budget raisonnable. En tout état de cause la transparence n’est jamais que l’aboutissement de deux comportements : le respect des citoyens et une pratique morale de la fonction par les élus et les ministres.

Le respect du citoyen c’est de l’écouter et de lui rendre compte des moindre actions et dépenses engagées. Médiapart comme le Canard Enchainé dans l’affaire Fillon n’ont fait que faire ce que les élus auraient dû faire. Si les organes de contrôle interne de l’Assemblée nationale avaient bien fonctionné ils auraient repéré et rendu public les errements de François Fillon et de François de Rugy, c’est le moins qu’on doit au citoyen dans une république. Et il ne faut pas prendre les citoyens pour des demeurés profondément déficients intellectuels comme l’a fait, par exemple, Jean-Sébastien Ferjou sur BFM‑TV à propos du vélo d’appartement acheté par F. de Rugy au frais de l’Assemblée nationale. J‑S. Ferjou[10] qu’il est difficile pour le président de l’Assemblée nationale d’aller dans la salle de sport aux horaires d’ouverture, ce que chacun d’entre nous peut comprendre contrairement à ce qu’il affirmait péremptoirement : « il y a plein de gens qui travaillent 35 heures par semaine qui ne se posent pas la question de savoir comment font ceux qui travaillent 70 heures. » On se demandera ici dans une analyse qui prend en compte le « complexe » si ceux qui travaillent 70 heures se posent des questions sur la vie de ces femmes de ménage qui, habitant loin des centres villes, se lèvent à 5 heure du matin, font 1 heure ou plus de transport avant d’être dans des bureaux où elles nettoient les cochonneries laissées par ceux qui travaillent 70 heures ; le soir quand elles rentrent chez elles, tard, il y a les enfants, le ménage, le repassage, les courses… travaillent‑elles seulement 35 heures ? Celles‑là ne se font pas payer un vélo par l’État ! Monsieur Ferjou a raison, le coût de ce vélo est dérisoire par rapport à plein de choses, mais vis-à-vis des citoyens et moralement c’est ignoble. Si Monsieur de Rugy veut un vélo d’appartement ses émoluments lui permettent de s’en offrir un sans difficulté.

On voit ainsi, chaque jour que l’égrégore dont je parlais plus haut, entre les éléments d’une situation sociale est plus fort entre les politiciens et les journalistes qu’entre eux, même pris séparément, et les citoyens, notamment les plus humbles. Faute de liens entre les personnes on ne peut pas les considérer comme un Autre, un Autre soi‑même au sens de Lévinas. A défaut de considérer l’Autre comme un possible soi‑même on finit par ne parler de lui qu’à travers des concepts et des stéréotypes, or l’Homme dans son humanité sociale et personnelle n’est pas réductible à une « catégorie ». Si Matthieu Caron fréquentait les bars‑PMU des cités et des villages il n’écrirait pas que « les individus se désintéressent de la politique ». Les discussions politiques sont fréquentes, denses et sensées dans ces lieux autant qu’au Fouquet’s. Certes le vocabulaire et la syntaxe y sont moins châtiés mais les idées développées toutes aussi intéressantes à écouter et à méditer. Par exemple, on y apprend que ne pas aller voter ce n'est pas se désintéresser de la politique, c'est simplement ne pas perdre son temps dans une action inutile ; pareillement voter blanc ce n'est que dire un désaccord global. Bien sûr, le fondement de ces comportements électoraux se trouve dans une attitude vis-à-vis de la politique et des élus : l’absence de confiance car les citoyens savent comme l’écrit Matthieu Caron que la politique « ne leur apporte plus rien à titre personnel. » Qui osera dire le contraire ? Depuis Jacques Chirac, aggravé par les quinquennats suivants, accéléré et amplifié par l’actuel président de la République, la politique n’est plus un projet de société ayant comme objectif l’amélioration du bien‑être des personnes. Depuis 1995 la politique n’est plus que gestionnaire avec les méthodes d’une comptabilité de caisse où seuls les mieux nantis prospèrent. La stratégie gestionnaire de l’État ne repose que sur la mise en œuvre de concepts des sciences économiques dont on sait à quel point ils sont aléatoires et peu fiables. Dans ce système de penser, le « complexe » est absent, l’Homme dans son humanité aussi, seul compte l’individu en tant qu’agent économique.

Le respect dû aux citoyens est donc absent de la pensée politique actuelle comme du monde des experts (intellectuels) et des journalistes. Si le respect n’est plus de mise, bien plus que l’incivisme cité par Matthieu Caron qui entraînerait à ne plus respecter les élus, c’est l’absence de morale chez les élus qui est la cause majeure de la situation actuelle. Là, soyons ferme : aucune loi n’empêchera que se reproduise les « séisme » médiatico‑politique comme celui que nous vivons aujourd’hui, pas même le passage comme l’indique M. Caron d’une « transparence infantile à une transparence adolescente », même pas si elle devenait adulte. Bien sûr la loi, la règle aident mais elles sont loin d’être suffisantes. Seule la morale, seule une attitude éthique permettront que le citoyen soit respecté et que les deniers publics soient justement employés. L’enquête de l’Assemblée nationale conclue que F. de Rugy n’a pas dérogé à la loi et que les « dîners » avaient bien un caractère professionnel, on s’étonne lorsqu’on lit : « l'éditorialiste politique de L'Obs Serge Raffy, qui quant à lui souligne que "c'était des gens du milieu de la culture, je ne connaissais personne. Il n'y avait pas de homards, même pas de grands vins". "Convaincre les autres" Interrogée sur notre antenne (BFM‑TV), l'avocate Yael Mellul, qui a aussi fait partie des convives, souligne "qu'en tant que militant féministe, mon travail était de convaincre les autres du bien fondé de mes combats. Et c’est précisément ce que j’ai fait". » Drôle de professionnalisme où la table du président de l’Assemblée nationale sert de rencontre avec et entre des journalistes et des artistes et de tribune (choisie) pour des militants ; si ces dîners étaient professionnels c’est sans doute plus en rapport avec le poste de journaliste à Gala de madame de Rugy. Voilà donc que les deniers de l’État servent à financer les frais de représentation d’une journaliste d’un journal hautement people. Quant bien même il n’y aurait eu ni homards ni grands crus, seulement des pommes chips et du vin mousseux, de telles pratiques ne peuvent que choquer les citoyens à qui ont demandent toujours plus de sacrifices : la hausse de la CSG, les kilomètres à parcourir pour rejoindre la maternité ou l’école, l’augmentation de l’électricité et du gaz… autant de dépenses qui croissent et que la poignée de cacahuètes lancée à la volée par Emmanuel Macron en décembre 2018 ne compense pas.

Mais, politique et morale ne font pas bon ménage, ne cohabitent pas vraiment. En politique c’est le mensonge qui est roi comme l’écrivait Hannah Arendt[11] : « La véracité n’a jamais figuré au nombre des vertus politiques, et le mensonge a toujours été considéré comme un moyen parfaitement justifié dans les affaires politiques », pour elle le mensonge semble consubstantiel à la politique parce qu’il présente, dans la stratégie du politicien, un avantage supérieur à la réalité[12] : « La tromperie n’entre jamais en conflit avec la raison, car les choses auraient très bien pu se passer de la manière dont le menteur le prétend. Le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité, car le menteur a le grand avantage de savoir d’avance ce que le public souhaite ou s’attend à entendre. Sa version a été préparée à l’intention du public, en prêtant une attention toute particulière à sa crédibilité, tandis que la réalité a cette habitude déconcertante de nous confronter à l’inattendu, auquel nous n’étions nullement préparés ». Mais aujourd’hui la distance et la cassure entre les élus et les citoyens sont si grandes que le politicien ne sait plus ce qu’attend le public, alors le mensonge fait flop !

Faire une analyse de la société, faire une analyse de l’impact de l’action politique, faire une analyse du fonctionnement politique et des médias d’un pays oblige à se distancier des concepts pour écouter, observer les gens ; il s’agit de penser à tous et à chacun dans leur individualité avant de penser un groupe artificiellement et statistiquement construit. C’est bien cette incapacité à penser le « complexe », c’est-à-dire le regroupement conjoncturel de singularités qui a rendu impossible une véritable analyse du mouvement des Gilets Jaunes. Les politiciens, les gouvernants, les journalistes, les chercheurs n’avaient pas en face d’eux telle ou telle catégorie reconnue par la science, mais un égrégore de singularités à peine liées au début par l’affaire de la taxe sur les carburants. Peut-être faudra‑t-il, pour que les chercheurs puissent pour échanger entre eux inventer de nouveaux concepts et ne les utiliser que pour ce qu’ils sont : des outils au service de la recherche, pas une explication.

[1] Matthieu Caron, L’affaire Rugy, ou la transparence de nos contradictions, £e Monde, 18 juillet 2019.

[2] La tribune de Matthieu Caron s’imprime sur deux pages, mon article occupe 6 pages.

[3] Radio Canada, aujourd’hui l’histoire, https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/aujourd-hui-l-histoire/segments/chronique/75942/pentagon-papers-guerre-vietnam-new-york-times consulté le 21/07/2019

[4] Matthieu Caron, op cit.

[5] La Croix, Médias, crise de confiance, 24 janvier 2019.

[6] Maler H., Le droit à l'information, ses conditions et ses conséquences, Savoir/Agir, 2014-4, n°20, pp113-119.

[7] Matthieu Caron, op cit.

[8] Le SMIC net est à 14450 € par an, https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F2300

[9] Matthieu Caron, op cit.

[10] https://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/bfm-story-du-vendredi-12-juillet-2019-1174958.html

[11] Hannah Arendt, « Lying in Politics, Reflections on the Pentagon Papers », in Crises of the Republic, Harvest Books, 1972, p. 4.

[12] Hannah Arendt, op cit, p6.

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