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chercheur indépendant, écrivain, inspecteur de l'Education nationale honoraire, ancien chargé de cours à l'Université de Poitiers

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Billet de blog 23 septembre 2025

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Petits maux au quotidien : France, la bêtise aux commandes

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Illustration 1

« La bêtise humaine est un gouffre sans fond, et l'océan que j'aperçois de ma fenêtre me paraît bien petit à côté », disait Flaubert[1]. Vaste sujet qu’on a du mal à cerner : quand et où commence la bêtise, comment s’exprime-t-elle, est-elle univoque, couvre-t-elle tout le champ intellectuel d’une personne ? Je me limiterai à cette définition assez classique de la bêtise : manque d'intelligence et de jugement. Il restera à définir l’intelligence (là aussi vaste sujet) que je limiterai au dessin qu’en font Hannah Arendt et Jean Piaget qui considèrent que l’homme, donc l’intelligence se mesure dans l’action : « Il convient donc, selon Arendt, de s’efforcer de connaître la condition et non la nature humaine. Cette connaissance ne porte pas sur l’être de l’homme mais sur ce qui est donné avec lui dans son faire et son agir[2]. » Pour Jean Piaget l’intelligence est avant tout une capacité d’adaptation dans le cadre d’interaction où il s’agit d’organiser le réel en pensées et en actes : « L’intelligence ça n’est pas ce que l’on sait mais ce que l’on fait quand on ne sait pas. ». On comprendra dans les actions les paroles, ce qu’un sujet dit notamment à propos d’une situation.

Ainsi, j’ai relevé deux « micros-trottoirs ». Le premier à propos des deux jours fériés qu’un illustre et éphémère Premier ministre voulait supprimer : une dame répondait au journaliste qu’elle était aujourd’hui à la retraite, qu’elle avait et continuait à bien « profiter de la vie », alors non seulement elle ne voyait aucun inconvénient à cette suppression mais elle trouvait cela « normal ». Peut-on considérer ce propos autocentré et égoïste comme étant une bêtise ? Sans doute si l’on considère qu’un manque d’intelligence empêche cette dame d’envisager la situation dans son ensemble et dans sa complexité.

Que dire de ce deuxième cas où un jeune homme questionné, la veille, à propos de la manifestation du 18 septembre, répondait : « ce n’est pas d’aller dans la rue qui va remonter les finances de la France ». La situation qui se limite à cette phrase ne permet pas de savoir ce qu’il proposerait pour sauver le pays, toutefois on peut interroger sa capacité à agir qui semble plutôt exclure toute action autre que celle de ne rien faire… pourquoi pas. L’oubli ou la non-référence à l’histoire des mouvements sociaux comme la soumission volontaire sont concevables, donc sa position et ses paroles sont-elles une bêtise ?

On peut pour ces deux exemples en appeler à l’ignorance et considérer qu’il n’y a pas là de « bêtise » dans la mesure où l’échelle d’évaluation n’est peut-être pas la bonne ; nous serions alors dans le cas du « poisson » d’Albert Einstein qui disait : « Tout le monde est un génie. Mais si vous jugez un poisson à sa capacité à grimper aux arbres, il vivra toute sa vie en croyant qu’il est stupide. »

Cette position est plus difficile à tenir quand il s’agit des propos tenus par un chercheur spécialiste renommé de l’histoire et de la géopolitique du Moyen Orient et plus particulièrement des relations israélo-palestiniennes. Ainsi, le 19 septembre dernier Apolline de Malherbe recevait Frédéric Encel[3], docteur en géopolitique, professeur à Sciences Po[4], qui offrit une analyse intéressante du conflit actuel notamment en rappelant avec beaucoup de justesse ce que sont le Hamas et son idéologie mais en oubliant (volontairement ou pas) de rappeler le fait que depuis 1947 l’État d’Israël a entrepris une vaste opération de colonisation des territoires octroyés par la communauté internationale aux Palestiniens et qu’il n’a jamais accepté ni mis en œuvre les résolutions de l’ONU concernant le respect des frontières. Avec un peu d’intelligence on pourrait poser la question du rôle d’Israël dans l’émergence de la résistance palestinienne d’une part et, d’autre part, quelle confortation la politique colonisatrice d’Israël apporte à l’idéologie du Hamas ?

Ce discours pourrait relever de la bêtise dans la mesure où ce chercheur n’est pas dans l’ignorance de l’histoire, mais il est dans un parti pris très sectaire qui rompt avec toute intelligence qui nécessiterait que soit analysée la complexité de cette histoire et de la situation présente. La complexité de ce conflit ancré dans une très longue histoire nécessite de la nuance dans les propos que l’on tient à son sujet et voudrait qu’on se rappelle la phrase de Bertrand Russel : « La guerre ne détermine pas qui a raison, mais seulement qui à tort. » ; celui qui a tort c’est, comme disent les enfants, celui qui a commencé. Une position sémantique aisée à tenir dans le cas de la Deuxième guerre mondiale, plus facile encore dans le cas de la guerre actuelle entre la Russie et l’Ukraine dans la mesure où l’agresseur est facilement identifiable. Pourtant peut-on s’arrêter au présent pour juger d’une situation ?

Après avoir stigmatisé le Hamas et, sous-entendu les Palestiniens, le chercheur a enchaîné sur les manifestations d’hostilité à Israël. Si l’installation de drapeaux palestiniens relève d’une volonté de soutenir la cause palestinienne, force est de constater que les manifestations durant le Tour cycliste d’Espagne (la Vuelta) ou que les différents appels au boycott d’Israël (produits commerciaux, participation à des manifestations culturelles…) caractérisent l’hostilité à l’égard de ce pays. Face à ces actions le chercheur a rappelé que le droit à la manifestation et comme « le droit à l’émotion » sont reconnus mais que le droit à l’émeute n’existe pas. Quelle bêtise : d’abord on ne peut pas qualifier d’émeute ce qui s’est passé en Espagne, ensuite l’émeute est une arme, ultime certes, pour les peuples qui sont méprisés. Notons que la journaliste avait bien amené cette démonstration en disant que les manifestants avaient « détruit » l’arrivée de la course, « empêchée » aurait mieux convenu sur le plan sémantique…

Partant, continuant dans le mépris de la parole des manifestants, le chercheur développa l’idée selon laquelle « l’importation du conflit est « criminelle » - car- pouvant avoir des conséquences graves », il faisait là allusion à la montée de l’antisémitisme. N’y a-t-il pas importation du conflit quand le président de la République rend un hommage aux Franco Israéliens tués le 7 octobre ou durant la guerre à Gaza ? N’y a-t-il pas importation du conflit quant à la suite de la faute grave et impardonnable d’une étudiante palestinienne[5] la France suspend tout accueil de Palestinien ? Pour le chercheur l’importation du conflit, sans qu’on sache bien ce que cela recouvre, entraîne de facto la stigmatisation de la population israélienne. Il y a là aussi une tache de bêtise dans le propos : les gens sont-ils assez stupides pour confondre la politique d’un pays et ses gouvernants avec chacun des habitants de ce pays ? Mais, il enchaînait, dans une confusion floue, stigmatisation d’une population confondant population israélienne et le pays d’Israël avec actes de ségrégation de ces membres, donc pour lui s’attaquer à la politique d’Israël c’est être (obligatoirement, par essence) antisémites[6]. N’a-t-il pas évoqué à cette occasion l’essentialisation[7] des juifs ? Rien ne montre que les manifestants notamment espagnols soient dans une telle posture ou démarche intellectuelle. Bref ! Qu’il puisse y avoir des actions antisémites c’est indéniable, comme il y a des actions anti-arabes mais on en parle moins. Pour autant les manifestants espagnols sont-ils antisémites ? Oui pour ce chercheur, à peine de parti pris, qui indiqua, à juste titre (mais est-ce suffisant pour résoudre ce problème) que des actes antisémites sont perpétrés par des gens stupides.

Mais, la stupidité ou la bêtise n’appartiennent pas qu’à ces manifestants. Le chercheur rappelle « que la majorité de la population israélienne est opposée à cette guerre » ; c’est une fois de plus compliqué que cette simple assertion : ce qu’il faudrait mettre en avant ce sont ceux (moins nombreux que ceux opposés à la guerre) qui sont favorables à « une entente » avec les Palestiniens, or le Monde du 23 septembre titre : « En Israël, l’initiative diplomatique [de la France] suscite un rejet quasi unanime », de la même manière RFI indiquait : « À Jérusalem, la reconnaissance de l'État palestinien fait presque l'unanimité contre elle » et  titrait ; « En Israël, seules quelques voix comprennent la reconnaissance de l'État de Palestine ».  Comment le croire quand il dit que la « quasi-totalité des sportifs, des artistes sont opposés à Netanyahou » alors qu’ils ne manifestent pas cette désapprobation et continuent à représenter le pays dont ils désapprouvent la politique génocidaire ? Le chercheur nous explique « qu’essentialiser une population c’est dire que tout juif est responsable de ce qui se passe à Gaza ». Bien sûr que tous les Juifs ne soutiennent pas l’action de Netanyahou mais combien le clament haut et fort ? Pas les instances représentatives comme le CRIF, en tout cas !

À la suite de ce long plaidoyer pro israélien le chercheur assène que le boycotte (notamment de sportif, de chanteurs…) n’a jamais aucun sens. Seulement les gens « ordinaires » n’ont d’autres moyens à leur disposition pour protester et dire leur désapprobation.

Alors, la bêtise n’est-elle pas dans la suffisance d’un propos, dans l’orgueil de celui qui le tient, dans le mépris de la parole de l’Autre ? Ces trois caractéristiques ne constituent-elles pas un manque d’intelligence dans la mesure où ils empêchent toute mise en œuvre d’une action positive ? Il en va chez certains politiciens, chez certains gouvernants comme chez certains chercheurs comme chez Monsieur Turcaret[8] : « Sous sa fausse bonhomie, sous cet air Turcaret, sous son ignorance et sa bêtise, il y a toute la finesse du marchand de chapeaux dont il est issu. »

Un discours qui se veut scientifique mais qui est dépourvu de toute nuance voisine dangereusement avec la propagande et la manipulation de l’opinion publique ; là où on s’attend à ce que les citoyens soient informés de façon exhaustive et nuancée on les manipule. Ces  discours voudraient, en les fustigeant les manifestants, empêcher toute critique de la politique génocidaire d’Israël ; finalement il faudrait comme dans les années 1930 se taire et laisser faire « l’Horreur ».

Pour clore ce chapitre un peu long ajoutons :

L’arrêt des accueils de Palestiniens en France. L’association France Palestine solidarité écrit : « Alors que plusieurs journalistes, artistes, universitaires, étudiant·e·s et familles de réfugié·e·s s’apprêtaient à quitter l’enfer de la Bande de Gaza pour rejoindre la France, le ministre Jean-Noël Barrot a, le 1er août 2025, en plein cœur de l’été, brutalement suspendu toute opération d’évacuation de l’enclave et procédé à l’annulation immédiate des départs qui étaient prévus dans les jours suivants. De nombreux collectifs et associations ont immédiatement dénoncé le caractère discriminatoire de cette décision, qui inflige une punition collective à toute une population à la suite d’une polémique isolée autour d’une jeune étudiante palestinienne. » Une telle décision qui instaure une punition collective relève de la bêtise la plus pure…

La décision du ministre de l’Intérieure d’interdire aux mairies d’arborer un drapeau palestinien au nom de la neutralité des services publics alors qu’on a autorisé le drapeau ukrainien, outre que cela montre la détestation du ministre de tout ce qui est arabe, cette décision qui favorise l’un par rapport à l’autre contrevient par essence au principe de neutralité donc relève de la bêtise en raison de son inintelligence.

Le Premier ministre avait annoncé que les avantages[9] aux anciens premiers ministres seraient supprimés. Décret[10] n° 2025-965 du 16 septembre 2025 ne supprime rien, il se contente de limiter ces avantages à une durée de 10 ans après la cessation d’activité. Mensonge, certes mais surtout bêtise en termes de stratégie politique.

Le drame c’est que comme l’écrivait Henri de Montherlant : « Quand la bêtise gouverne, l'intelligence est un délit. »

[1] Gustave Flaubert, Correspondance,1875.

[2] Hubert Faes, Hannah Arendt et les définitions de l’homme, Revue Philosophique, 2015/3, https://doi.org/10.3917/rphi.153.0341

[3] Face à Face : Frédéric Encel - 16/09

[4]  Frédéric Encel — Wikipédia

[5] Une étudiante palestinienne accueillie en France a diffusé des messages pro-Hamas et anti-israéliens sur les réseaux sociaux. La faute est là, pour autant faut-il punir tout un peuple pour la faute d’un de ces membres ? Il semblerait qu’en France cette posture devienne courante voir « légalisée » quand on admet qu’on peut retirer le logement à toute une famille pour un de ses enfants qui aurait commis un délit…

[6] C’est un débat qui est souvent porté au-devant de la scène médiatique et qui semble sans fin ni raison profonde.

[7] Le débat vaudrait d’être ouvert : « Essentialiser », dans son acception la plus courante, c’est réduire l’identité d’un individu à des caractères moraux, psychologiques ou comportementaux prétendument innés. Ces caractères seraient transmis de génération en génération au sein d’un groupe humain auquel est supposé appartenir l’individu en question. Le phénomène d’essentialisation est ainsi décrié en raison de sa tendance à enfermer chacun dans une identité étanche et immuable. » sur Conversation : « L’envers des mots » : Essentialiser » https://doi.org/10.64628/AAK.pqts7aryp

[8] Balzac, Les Illusions perdues,1843.

[9] Anciens Présidents et anciens Premiers ministres : quelles sont les dépenses prises en charge ? https://www.vie-publique.fr/questions-reponses/300170-anciens-presidents-et-anciens-premiers-ministres-quelles-depenses

[10] https://www.legifrance.gouv.fr/eli/decret/2025/9/16/PRMX2525737D/jo/texte

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