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La quatrième de couverture du livre Le Grand Merdier de Louis Leprince-Ringuet[2], comme il se doit, donne le ton de ce livre consacré à une analyse de la société dans les années 1970 : « Notre vie quotidienne est nourrie de bagarres politiques, prises d’otages, sondages, petites phrases de vedettes, crimes et jugements, réceptions de chefs d’État, sans compter le matraquage de la “pub” et du “chobizeness”. C’est notre miroir aux alouettes. Il cache, par son chatoiement continuel, le grand paysage mondial qui conditionne implacablement notre existence. […] Comment sortirons-nous du “grand merdier” dans lequel nous sommes tous plongés et où beaucoup, peut-être, se complaisent ? »
Ne se croirait-on pas en deux mille vingt-cinq ?
Dans un chapitre intitulé « que pouvons-nous faire ? », Louis Leprince-Ringuet s’intéresse à l’avenir des démocraties dont il dit qu’elles sont fragiles et il montre, parmi d’autres, sinon une cause (les sociétés sont trop complexes pour qu’une cause unique blesse la démocratie) du moins un état général – comme disent les médecins – est suffisamment délétère pour mettre en péril la démocratie mais aussi les sociétés. Un des facteurs qui rendent cet état général délétère et l’atmosphère politique – ici de la France – décrit ainsi par l’auteur : « En nous complaisant dans cette atmosphère de lutte électorale ou préélectorale qui fait la “une” des journaux, nous oublions l’essentiel, c’est-à-dire la santé à moyen et long terme du pays dont la réalité, l’indépendance, l’influence s’effritent progressivement. Nous ne voulons pas le savoir. Nous vivons toujours en retard d’un siècle ou deux, glorieusement comme si nous avions encore une notable action dans le monde, comme si la France était partout aimée et respectée, arbitre des injustices, promotrice de la liberté, animatrice de la culture : d’où le succès de popularité du général De Gaulle qui incarnait cette pensée largement traditionnelle[3]. Nos dissensions intérieures, accentuées et exacerbées par le jeu politique, nous empêche de voir utilement la réalité, d’associer nos efforts pour un redressement qui ne pourra jamais s’effectuer sans le consensus d’une large majorité de l’opinion. », or « Tout royaume divisé en son sein sera anéanti, et toute cité ou maison divisée contre son propre bien ne peut s’inscrire dans la durée »[4].
Qu’est-ce qui fait que 47 ans plus tard nous soyons dans une situation quasiment analogue et que nous devions nous poser les mêmes questions que celles qu’évoquait Louis Leprince-Ringuet ?
C’est chez « les Hommes » qu’il faut chercher la réponse. Il s’agit ici des politiciens terme générique sous lequel je regroupe les femmes et les hommes qui font « professionnellement » de la politique. Que font-ils ou que ne font-ils pas qui nous amène à ne pas leur accorder notre confiance voire à nous défier d’eux ?
Le peuple attend de ses représentants et plus largement des gouvernements qu’ils bâtissent un projet de société qui conduise vers des perspectives heureuses pour un avenir où le « bonheur » recouvrirait toute la société comme le déclarait Saint-Just[5] le 3 mars 1794 : « Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français[6] ; que cet exemple fructifie sur la terre, qu’il y propage l’amour des vertus et le bonheur. Le bonheur est une idée neuve en Europe. » En 2025, nous en sommes loin, très loin. Le spectacle que donnent les politiciens est celui d’une foire, lieu bruyant où règne le désordre et la confusion[7], dans lequel chacun tel un bateleur essaie de vendre sa potion pour réparer les maux de la société sans jamais prendre en compte « le malade » qui devra avaler cette mixture ; c’est le cas pour la réforme des retraites pour laquelle les politiciens parlent de pourcentage de PIB, de coût… jamais des femmes et des hommes concerné(e)s par le sujet, pareillement on expose à longueur de débat médiatique la dette du pays qui aurait pour cause les dépenses sociales et de santé sans jamais s’interroger sur ce que serait la vie des femmes et des hommes s’ils n’en bénéficiaient plus… L’Humain est devenu absent du débat politique qui tourne essentiellement autour d’une pseudo science économique totalement désincarnée : les chiffres et les théories ont pris la place de la vie. Si l’humain est absent de la politique comment répondre à la proposition que faisait François Guizot[8] en 1821 : « Le but et la loi de tout Gouvernement, dans son intérêt comme dans celui des peuples, c’est que la sécurité du présent prépare et garantisse celle de l’avenir. » où il faut entendre sécurité dans un champ très large qui dépasse la lutte contre le « crime » et la délinquance. La sécurité c’est aussi d’être assuré de bénéficier des moyens nécessaires pour se loger, s’alimenter, se vêtir et se soigner, en somme de vivre décemment. La société, française comme « mondiale », n’a rien de sécurisant et l’abandon de la soumission au monarque et à la religion empêche tout refuge dans un au-delà imaginé comme sécure, la soumission volontaire a disparu ; l’incertitude, la précarité, la vulnérabilité ont submerge la société. Face à cette situation les politiciens offrent des querelles de partis, un carnaval de grandiloquence, au mieux des cataplasmes idéologiques mais jamais de projet pour la société qui prenne l’Humain, ses besoins et ses aspirations comme base , ils sont comme des artisans qui construiraient (essaieraient de construire) une maison sans logique ni raison[9] : en somme un foutoir dans lequel les politiciens noient l’âme de la politique et qui submerge les citoyens et les rend chaque jour plus amers, désespérés et aigris. Car, qu’on ne s’y méprenne pas, le confort matériel (quand il existe) ne suffit pas aux peuples : « Rien n’est plus trompeur que ce bonheur matériel des peuples. Il vaut d’abord au pouvoir un repos assez doux, mais ne suffit point pour lui procurer la force, et ne lui garantit aucunement l’avenir. » Alors les gouvernants ajoutent des lois aux lois dont aucune ne règle jamais les problèmes, tout au plus calment-elles provisoirement quelques maux ; ceci est une erreur majeure en matière de gouvernance d’un pays comme le signalait en 1911 Gustave Le Bon[10] : « Erreur de psychologie toujours, cet utopique espoir de refaire les sociétés à coups de décrets et la croyance qu’un peuple peut se soustraire entièrement à l’influence de son passé. » Ainsi, les gens à l’exception des privilégiés (même après 1789 il en existe encore) ne se sentent pas « pris en compte » par des politiciens plus préoccupés par leur image et la promotion de leur idéologie en forme d’emplâtre que par la recherche du « bonheur » du peuple. Il semble à ces politiciens que leur politicaillerie assure le calme du pays[11] et ils se confortent dans une pratique exclusivement partisane de la politique : « Chaque parti rêve d’une large majorité d’inconditionnels, de militants de base dont la confiance soit absolue. Ils ont accepté de participer à une action, ils ont voté, désigné des responsables chargés d’étudier les problèmes. […] S’il n’est pas inconditionnel, s’il a tendance à discuter les motivations plutôt qu’à obéir aux instructions, il détruit tout.[12] », notamment il détruit la possibilité, pour le parti et ses leaders d’accéder au pouvoir ; c’est donc sans doute autour de la notion de « pouvoir » qu’il faut rechercher l’impéritie des politiciens du 21° siècle. Mais, danger ! A se soumettre inconditionnellement à un parti, à une idéologie on aliène sa liberté écrit Leprince-Ringuet, or aujourd’hui la plupart des gens pensent et veulent penser librement (ce qui explique la variabilité des suffrages) notamment à propos de chaque sujet qui compose leur vie quotidienne. Personne aujourd’hui n’est capable parmi les politiciens d’incarner une image supérieure représentative d’un idéal que chacun pourrait (même partiellement et/ou de façon partisane) considérer comme « bon », ni d’écouter ni de composer[13]. C’est que la quête individuelle du pouvoir, qui n’est au mieux qu’assise sur un parti politique comme une statue l’est sur un socle, ne garantit pas d’être un politicien charismatique[14] ; les emphases pas plus que les prises de position iconoclastes et fantasques ne garantissent l’accès au pouvoir, encore que là Jean-Luc Mélenchon peut nourrir quel qu’espoir au vu de la réussite électorale de Donald Trump… mais une fois élu il faut se maintenir. Emmanuel Macron a cru, et ceux qui ont voté pour lui, à sa puissance charismatique : il s’est trompé et le calme qui a régné -ou presque- en France durant ses mandats n’assure pas la confiance du peuple et cache souvent la faiblesse de la politique autant que celle des politiciens. Guizot[15] écrivait en 1821 : « La France est tranquille ; le pouvoir s’exerce sans obstacle (ce qui n’est plus vrai pour E. Macron) : mais la France est sans confiance et le pouvoir sans force. », ce qui est vrai pour E. Macron ainsi que pour l’ensemble des politiciens ; il ajoutait « Quand la politique est petite et faible, il est difficile d’en parler, car les mots qu’on lui applique sont trop forts. »
Donc, les sparadraps en forme de lois et de décrets pour panser les misères quotidiennes ne peuvent pas constituer une politique ni une méthode de gouvernance ; pour diriger un pays il faut un projet qui soit large, ouvert et surtout pas figé par l’idéologie d’un parti, et qui ainsi permette « à l’état moral et à l’état de la société d’être en harmonie, lorsque, dans le système de son gouvernement, elle [la société] voit les causes de son bien-être en même temps qu’elle en jouit ; lorsque les esprits se sentent satisfaits et à l’aise comme les existences ; c’est seulement alors que le pouvoir peut se promettre vigueur et sureté. Les peuples ne sont ni difficiles ni si faciles à gouverne qu’on ne le pense[16]. », on est loin des « gaulois réfractaires et des gares où on croise ceux qui ont réussi et ceux qui ne sont rien ».
Pour comprendre cela, surtout pour le mettre en pratique, il faut être ouvert au monde ; il faut être capable de maîtriser son ego et écouter les opinions. À ce propos Guizot[17] relevait, déjà en 1821, qu’il était courant de dire que les opinions ne sont rien et que seuls comptent les intérêts : « Misérable lieu commun d’une politique subalterne ! en s’y pavanant, elle trahit son ignorance ; elle prouve qu’elle n’entend rien au gouvernement des masses et n’a jamais traité qu’avec des individus. » Être ouvert au monde c’est être capable de mettre de côté, au moins provisoirement son ego[18], pour entendre l’autre, le reconnaitre comme égal de moi ; il faut un temps mettre de côté la raison (surtout lorsqu’elle conduit à une idéologie) pour « laisser parler le cœur ». Penser à l’Autre avant de penser à soi et à la promotion de son idéologie, peut-être est-ce là le fondement de l’action politique ? Ainsi, à titre d’illustration, si le Parti Socialiste avait su mettre de côté les egos de ses dirigeants nous ne serions pas retombés dans cette marmite où un bouillon politique infâme ne fait qu’accroître la méfiance de citoyens qui se sentent trahis ; nous pourrions trouver une foultitude d’exemples analogues à propos des autres partis politiques et de leurs dirigeants qui sont mus par la quête du pouvoir : être chef à la place du chef, se coiffer de la couronne… Les politiciens devraient d’abord lutter contre eux-mêmes et renoncer à « parvenir » à tout prix, quel qu’en soit le prix, et se souvenir que « Le pouvoir est un abus, ce n’est pas un “privilège” ; que “Le pouvoir est toujours une domination” et que “Les problèmes mal posés font des concepts mal construits qui font des existences tristes”[19]».
[2] Louis Leprince-Ringuet, Le Grand Merdier, Le Livre de Poche, 1979 (initialement publié en Grand Format par Flammarion)
[3] E. Macron s’est présenté comme tel en 2017, puis il a essayé d’incarner ce personnage sans succès, peut-être en raison d’une trop grande « personnalisation » du pouvoir.
[4] Christine de Pizan (1364-1430), Le Livre de Paix (1412-1413), Pocket, 2025, chapitre « Exhortation adressée à monseigneur de Guyenne ».
[5] R. Mauzi, L'idée du bonheur au XVIIIe siècle, Annales, 1961, 16-3. pp. 575-588
« Le bonheur », disait Saint-Just - Persée
[6] E. Macron avait promis qu’avant la fin de son premier quinquennat il n’y aurait plus de gens sans logement, plus personne obligée de dormir dans la rue ; quant à ce qui est de « l’éradication » des oppresseurs les brutalités policières notamment pendant l’épisode des Gilets Jaunes et l’incarcération par décision administrative des militants écologistes, etc ne manifeste pas d’une réussite dans ce domaine.
[7] Dictionnaire Le Grand Robert
[8] François Guizot, Des moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France, Ladvocat, 1821 (Belin, 1987, 2009).
[9] En ce domaine on peut légitimement s’interroger sur la façon dont certains architectes prennent en compte l’Humain lorsqu’ils conçoivent des maisons ou des appartements sans placards…
[10] Gustave Le Bon, psychologie politique (tome 1), Paris, Flammarion, 1911
[11] Un calme de surface que le Pouvoir peut obtenir par la peur : peur d’une guerre à venir, peur des violences policières…
[12] Louis Leprince-Ringuet, Le Grand Merdier, Le Livre de Poche, 1979 (initialement publié en Grand Format par Flammarion).
[13] Au mieux les politiciens « entendent »…
[14] Dogan Mattei. Le personnel politique et la personnalité charismatique. In: Revue française de sociologie, 1965, 6-3. pp. 305-324 ; https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1965_num_6_3_6441
[15] François Guizot, Des moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France, Ladvocat, 1821 (Belin, 1987, 2009).
[16] ibid
[17] ibid
[18] Suivant l’American Psychological Association, l'ego désigne le moi, en particulier le sens conscient du moi (« je »). « Dans son sens populaire et quasi technique, l'ego désigne l'ensemble des phénomènes et processus psychologiques liés au moi et qui comprennent les attitudes, les valeurs et les préoccupations de la personne. »
[19] Sébastien Charbonnier, Pouvoir et puissance, Refuser de parvenir : une joie pure, Vrin, 2025.