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Billet de blog 2 juin 2019

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Lettre à mes ami.e.s Gilets Jaunes

Grâce à votre action, la question démocratique s'est invitée avec fracas sur la place publique, avec votre proposition de « referendum d'initiative citoyenne », le RIC. Vous avez refusé l'invisibilité dans laquelle vous cantonnait la société, pour vous mettre à parler et retrouver la dignité qui vous était refusée. Macron parlait des « gens qui ne sont rien ».

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

1. Le RIC et les assemblées : pour le pouvoir au peuple, pour le peuple et par le peuple !

Le RIC, c'était le rappel que le peuple est souverain, et qu'il ne saurait se satisfaire de voter tous les 5 ou 6 ans pour élire celles ou ceux qui vont vous représenter pendant ces années. L'occupation pacifique des ronds points marquait symboliquement cette prise du pouvoir, tandis que la référence dans les manifestations aux sans culottes de 1793 contre ce président - monarque rejouait, à un mode certes mineur, la Grande Révolution française et vous inscrivait ainsi dans l'histoire riche des luttes populaires pour l'émancipation qu'a connues notre pays.

Votre mouvement, dans sa grande diversité, vient des profondeurs de la société et résonne avec un grand nombre de ses attentes. Il intervient à un moment de crise profonde de notre modèle de développement : les inégalités explosent, le monde vivant disparaît à vue d'oeil, un climat d'anxiété, toujours mauvaise conseillère, se répand sur la planète.

La crise est aussi politique. Elle touche la plupart de nos institutions - sauf le niveau local et les services publics, auxquels nos concitoyen.ne.s restent attaché.e.s, malgré les dégradations que lui ont imposées les gouvernements successifs. Il y a une perte de représentation et une perte de repère aussi entre une gauche et une droite qui, une fois au pouvoir, font à peu près la même politique, résumée par le slogan « il n'y a pas d'alternative (au capitalisme) », devenu le mantra du néo-libéralisme dès les années 1980. La crise est d'autant plus forte que les institutions de la Vème République permettent à un Président de mener une politique rejetée par la majorité de la population, dès lors qu'il peut compter sur la fidélité des député.e.s qui lui doivent leur mandat.

Dans ce contexte, votre exaspération est compréhensible contre un Etat qui a voulu lui imposer une taxe injuste, sous prétexte de la défense du climat. Déjà, les taxes avaient joué un grand rôle dans le déclenchement de la grande Révolution française ...

Mais, derrière l'Etat, se cachent les donneurs d'ordre, les firmes transnationales, le capital financier qui a le pouvoir économique et donc le pouvoir politique. Ce monde est bien organisé, il est présent au sein même de l'appareil d'Etat, par toutes sortes de canaux et il veille à ce que ses intérêts soient bien défendus. Il tire sa puissance de l'exploitation des travailleurs, ce qui explique pourquoi il ne peut y avoir de révolution politique sans révolution sociale. Vous avez sûrement remarqué la grande discrétion du MEDEF depuis le mois de novembre, mais il était-là, attentif à ce que les concessions que Macron a été obligé de vous faire ne lui coûte rien.

Si le RIC est le rappel de la souveraineté du peuple, la démocratie directe des ronds-points et des assemblées citoyennes et populaires exprime la volonté de se réapproprier le pouvoir politique à l'échelle locale. Derrière cela, c'est le refus d'une démocratie représentative, dans laquelle les élu.e.s n'ont pas de mandat, ne sont pas révocables et se transforment en professionnels de la politique, se coupant peu à peu des citoyen.ne.s ordinaires. C'est le rejet d'un Etat qui a confisqué le pouvoir politique et qui l'exerce au bénéfice des classes dirigeantes, avec d'autant plus de violence que celles-ci ont peur. Cette violence, déjà à l'oeuvre depuis des années dans les quartiers populaires, vous l'avez vécue dans les manifestations comme devant les tribunaux.

Mais « On ne lâche rien », dites-vous justement, et la dynamique de votre mouvement repose dans les assemblées locales qui se fédèrent en réseaux, dans les Assemblées d'assemblées réunies à Commercy et Saint-Nazaire, lieux de politisation et d'action, qui démontrent la capacité de chaque citoyen.ne à faire de la politique.

2. Le peuple doit se réapproprier les services publics, notre bien commun !

Votre mouvement est parti d'une injustice fiscale, une taxe sur les carburants, présentée comme bénéfique au climat, alors même que les principaux pollueurs ne la payaient pas, et que vous n'aviez pas pour la plupart, habitant dans les périphéries des grandes villes ou dans les zones rurales, d'alternative à l'automobile. Mais très vite, vous avez élargi vos revendications à la justice fiscale et à la transparence dans l'usage que l'Etat fait de votre impôt. Question vite évacuée par Macron et transformée après un simulacre de « grand débat » en « moins d'impôts pour tous» et en réduction des services publics (son questionnaire lui-même demandait « quels services publics faut-il supprimer ? »). Cette question des services publics est majeure, elle touche à ce qui nous est « commun » et nous permet de faire société.

Ces services sont attaqués depuis des années par les gouvernements successifs, mais le projet de Macron va plus loin encore, car s'il se réalise, il nous fait entrer dans une autre société, celle du chacun pour soi et de la marchandisation généralisée. Cela se joue en ce moment même, par l'introduction dans les services de l'administration des règles de recrutement et de management du secteur privé, par le pilotage des services publics par la logique financière au lieu des besoins, par les privatisations comme celle d'ADP. Cela nous concerne tou.te.s comme usagers, mais aussi comme citoyen.ne.s. Car ces services publics sont notre « bien commun ». Pourtant, nous ne sommes jamais consultés, les décisions sont prises dans la plus grande opacité par un Etat et des hauts fonctionnaires qui, loin de défendre les services publics, les gèrent dans l'intérêt du privé. C'est inacceptable, tant sur le fond que pour le déni de démocratie, alors que nous payons ces services par nos impôts !

Un petit détour sur les « communs ». Contre les firmes transnationales qui tentent de s'approprier le vivant et tout ce qui peut apparaître comme source de profit, on assiste depuis plusieurs années dans le monde à un vaste mouvement pour la défense des « communs », afin de les faire échapper à l'appropriation privée et aux lois du marché et de les garder, ou de les mettre, au service de la collectivité et pour les gérer de manière collective. Ainsi, les luttes, un peu partout dans le monde, contre l'accaparement des terres par des firmes ou des Etats ; la destruction de forêts et d'écosystèmes uniques pour y implanter des cultures d'OGM ou des projets comme la Montagne d'or en Guyane ; la destruction des sols par l'exploitation de gaz de schiste ; la construction de « grands projets inutiles » (comme l'était Notre Dame des Landes avant son abandon, mais la liste est très longue), etc. Ces luttes sont éminemment politiques, car c'est l'affrontement entre deux projets incompatibles de société. Elles sont parfois victorieuses, comme celles pour le retour à une gestion publique de l'eau. De même, la préservation du climat peut être considérée comme un « commun » de l'humanité, il est heureux de voir se mobiliser sur cet enjeu vital toute une jeunesse qui fait à cette occasion sa première expérience politique et découvre peu à peu l'imposture du capitalisme vert.

Ces démarches démocratiques pour défendre et développer les communs ne peuvent manquer d'interpeller les grands services publics, qui semblent condamnés à suivre l'évolution inverse. Ces services sont aujourd'hui à la croisée des chemins, face au vent de libéralisation qui souffle en France comme dans l'Europe entière. L'attaque provient des gouvernements et de l'appareil d'Etat lui-même, pénétré par les lobbies. Dans ce contexte, nous n'avons d'autre choix que de rechercher le rapport de forces : pour résister à la démolition de l'existant, pour sortir les services publics de leur logique économique et financière, pour en faire des instruments d'une transformation écologique inévitable et urgente. Nous le savons déjà, vous nous l'avez dit à travers votre mouvement, que la transformation écologique sera populaire et sociale, ou ne sera pas.

C'est pourquoi les services publics doivent se transformer en « maisons des citoyen.ne.s », devenant ainsi de véritables « communs » : leur démocratisation n'est pas un choix, c'est une nécessité !

Les citoyen.ne.s, au côté de leurs agents, doivent avoir un rôle déterminant dans les décisions relatives aux services publics et à leur gestion, en définir les formes, en faire des outils majeurs de la collectivité pour une transformation écologique populaire et sociale, en un mot les démocratiser, les gérer au plus près du terrain et ne pas les laisser entre les mains des politiques et des technocrates qui veulent les détruire pour les livrer au privé, voilà un combat majeur, qui doit rapprocher usagers et agents des services publics !

3. A la conquête des communes !

L'Etat, c'est un gros morceau. Dans les années 1920, Gramsci, analysait ainsi l'échec des mouvements révolutionnaires dans les pays européens au capitalisme déjà avancé : «  entre l’Etat et la société civile, il existait un juste rapport et derrière la faiblesse de l’Etat on pouvait voir immédiatement la solide structure de la société civile. L’Etat était seulement une tranchée avancée derrière laquelle se trouvait une chaîne solide de fortifications et de casemates », rendant la prise du pouvoir beaucoup plus difficile qu'en Russie. Il en a déduit que dans ces pays, la conquête du pouvoir d'Etat devait être précédée par une « guerre de position », visant à conquérir l'hégémonie culturelle dans la société et à constituer un « bloc historique » de la classe ouvrière et de ses alliés » – on pourrait dire aujourd'hui à construire et unir un « peuple ». Cette analyse vaut toujours aujourd'hui, où le pouvoir économique est entre les mains d'un capital financier organisé à l'échelle mondiale, s'appuyant sur la force des Etats et possédant la plupart des médias.

Certes, ces dernières années, l'histoire tend à s'accélérer avec l'accumulation des crises qui fragilisent le système, mais les forces qui veulent le transformer sont encore faibles et peu organisées. Mais nous savons que la démocratie, le renforcement des capacités et de la clairvoyance des peuples, sont essentiels pour qu'une crise plus forte que les autres conduise à un monde meilleur, et pas à une régression. Cette capacité s'acquiert principalement par l'action et par l'expérience vécue et par la mise en commun de son analyse. Les Assemblées et les Assemblées d'assemblées sont une bonne école pour cela.

Le terrain local, le territoire vécu, est le lieu principal de cet apprentissage, là ou naissent les innovations sociales, nombreuses aujourd'hui à cette échelle, qui préfigurent d'autres manières de vivre et de décider : recherche de modes de production, d'échanges et de consommation alternatifs, retrouvant les formes de l'autogestion et privilégiant la coopération à la concurrence ; modes de décision plus démocratiques comme les budgets citoyens ou les conférences de consensus, qui restent cependant « pilotés » par en haut le plus souvent. Ces actions, pour intéressantes qu'elles soient, restent souvent partielles et elles ne s'inscrivent pas, en règle générale, dans une remise en cause du système.

Votre assemblée de Saint -Nazaire a souligné que la reconquête du pouvoir politique passait par le niveau local, elle appelle à créer une ou plusieurs assemblées citoyennes et populaires dans chaque commune, visant à jouer un rôle de contre-pouvoir. Ces assemblées pourront, chaque fois que ce sera possible, présenter des listes aux municipales dans lesquelles les candidat.e.s s'engageront à appliquer les volontés de l'Assemblée dans toutes les grandes décisions locales, appliquant ainsi le principe « ancrer le pouvoir local dans des municipalités où le peuple décide et les élus obéissent ».

La présence et la vigilance de l'Assemblée sont ici essentielles, pour aider les élu.e.s à résister aux pressions qu'ils ne manqueront pas de subir y compris de la part de l'Etat (et à ne pas prendre la grosse tête !).

Les municipales de 2020 sont l'occasion de faire un grand pas en avant, cela d'autant plus qu'il y a urgence. Le changement climatique déjà irréversible et l'extinction à un rythme exponentiel des espèces sauvages entraînent des conséquences très lourdes, dont les premières victimes sont les classes exploitées et opprimées. Des transformations immédiates et radicales sont indispensables pour rendre nos territoires plus résilients par l'autonomie alimentaire et énergétique, la proximité des emplois et des services permettant de réduire l'usage de la voiture, le développement des réseaux de solidarité ...toutes sortes d'actions qui peuvent être mises en œuvre à l'échelle des territoires. Voilà l'enjeu des listes citoyennes, qui sauront soutenir des mesures radicales et résister aux lobbies de tout poil !

Murray Bookchin, un militant écologiste états-unien, a théorisé ces démarches de « municipalisme libertaire », visant à créer des territoires alternatifs, mettant en place un système de démocratie directe autour d'un projet d'écologie sociale, libertaire, non capitaliste1, la commune devenant un lieu d'émancipation sociale, politique et culturelle, dans un rapport de forces avec le système dominant qui lui permettrait de grignoter les prérogatives de l'Etat2. Les réalisations du Rojava en Syrie et des zapatistes au Chiapas sont à maints égards exemplaires et mériteraient de longs développements qui ne peuvent trouver leur place ici3.

Ces transformations ne peuvent, il est vrai, se déployer complètement que dans des conditions particulières, car le niveau municipal est fortement encadré par l'Etat et confronté à des acteurs économiques puissants et mondialisés, mais le local c'est une échelle essentielle pour rendre visibles et désirables les transformations que nous voulons apporter à la société actuelle, et pour que le peuple apprenne à gouverner.

Pour Bookchin, les communes ainsi conquises allaient, en se multipliant, s'organiser en confédération qui se substituerait à l'appareil d'Etat, peu à peu vidé par le niveau local de ses prérogatives. Pour ma part, cette stratégie mérite débat, car les classes dirigeantes ne se laisseront jamais dépouiller sans réagir. Regardons déjà la violence qu'elles déploient aujourd'hui contre de simples manifestations pacifiques. C'est pourquoi cette stratégie « par en bas » doit aller de pair avec une stratégie nationale, car n'oublions pas que nous avons affaire à un système, défendu par une « chaîne solide de fortifications et de casemates » qu'il faudra bien démanteler, pour reprendre les propos de Gramsci.

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1La question de la réappropriation collective des moyens de production est essentielle. « L'autogestion de la production par les producteurs n'est que la réalisation de la démocratie dans le domaine où les individus passent la moitié de leur vie éveillée » écrit Cornelius Castoriadis dans « Le contenu du socialisme », cité par Yohan Dubigeon. Souvenons-nous aussi des propos de Laurence Parisot, alors présidente du MEDEF, disant que le salarié abandonnait son statut de citoyen lorsqu'il franchissait la porte de l'entreprise. Alors, parler des « partenaires sociaux »...

2« Les expériences communalistes et conseillistes montrent que c'est lorsque les organes d'auto-institution grignotent des prérogatives propres aux institutions politiques et qu'ils pénètrent l'organisation de l'activité productive qu'ils entament concrètement un processus de réappropriation démocratique » in Yohan Dubigeon, « La démocratie des conseils », Paris, Klincksieck 2017

3 Dans des conditions de guerre et de quasi-autarcie, ils parviennent à mettre en place une démocratie exemplaire, inclusive, construite sur la base de l'égalité entre les femmes et les hommes, sur le principe d'une auto-administration populaire couvrant tous les secteurs de la vie sociale ainsi que les moyens de production. Pour le Rojava, les impressions et réflexions de Janet Biehl et de David Graeber sur leur visite en décembre 2014 sont particulièrement intéressantes.

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