Mais la lutte en commun apprend vite à celles et à ceux qui y participent, et demain ne sera pas comme avant.
Ce mouvement interpelle aussi partis politiques et syndicats, militant.e.s pour la transformation écologique et sociale, qui doivent en tirer des enseignements pour leur propre action. Ce texte se propose d'y contribuer.
Le tournant libéral du capitalisme depuis les années 1980 a été marqué par une succession de défaites du camp « progressiste », malgré des mobilisations parfois massives comme celle contre la loi travail sous Hollande ou, à un degré moindre, le dernier mouvement des cheminots à qui a manqué le soutien populaire qui lui avait donné la victoire en 1995. Avons-nous vraiment fait le bilan des causes de ces défaites ?
Il y a bien sûr des raisons objectives, comme la mise en concurrence des salariés par la mondialisation du capital qui permet le dumping social, qu'on lit dans la baisse de 10 points de la part des salaires dans la valeur ajoutée, au bénéfice des profits. On peut invoquer aussi, en France, les institutions de la Vème République, qui permettent à un Président élu par 25% des votant.e.s de gouverner contre la majorité de la population, dès lors qu'il peut compter sur une majorité à sa botte à l'Assemblée. Au demeurant, le rôle du Parlement, de moins en moins représentatif de la diversité de la population, s'efface au profit de l'Exécutif et de la haute fonction publique, rattachés par toutes sortes de liens au capital financier et aux lobbies.
Ces éléments sont connus, mais ils n'expliquent pas tout. Il faut regarder aussi du côté des facteurs subjectifs et des institutions qui défendent les intérêts des classes dominées.
Les organisations politiques qui se présentent comme des représentantes des salariés sont pour la plupart devenues partie intégrante du système dominant, en se bureaucratisant et en perdant les liens étroits qu'elles avaient pu avoir par le passé avec les classes populaires. Le PS lui-même s'est transformé en un parti de la bourgeoisie. Mais d'une manière générale, la lutte électorale et le réformisme de court terme ont pris le pas sur la lutte contre le système. La construction d'une alternative de transformation écologique et sociale – qui exige un projet et une stratégie partagée - est en panne.
Les syndicats de salariés tendent, eux aussi, à apparaître comme des éléments du système en place, fonctionnant dans un cadre bien défini des négociations entre « partenaires sociaux » et de la défense des intérêts immédiats des salariés. Ils n'échappent pas, à des degrés divers, à la bureaucratisation et au recul de leurs effectifs, comme les partis politiques. Les grandes manifestations – défilés, décidées d'en haut, n'ont que peu de poids pour établir un rapport de forces dans les négociations au niveau national. Les gouvernements n'ont aucun mal à faire éclater le front syndical, lorsqu'il existe, la CFDT répondant toujours « présent » à la fin, en tirant à elle la couverture des quelques concessions obtenues. Les victoires parfois obtenues par des luttes dures à l'échelon local, parfois victorieuses avec le soutien de tout un territoire, ne changent pas véritablement le tableau général.
Comme pour les partis, la question n'est pas celle du dévouement et de la combativité des militant.e.s de base et des représentant.e.s syndicaux, mais celle de la stratégie. L'institution telle qu'elle fonctionne globalement, a perdu son caractère de « lutte des classes » se cantonnant dans la lutte économique immédiate.
Ainsi : lutte politique (pour des réformes « pas à pas ») du côté des partis, lutte économique (immédiate) du côté des syndicats, chacun chez soi, il y a peu de chances de converger vers un projet mobilisateur partagé et faisant sens, et l'oligarchie qui nous gouverne peut dormir sur ses deux oreilles.
Certes, l'offensive tout azimuts de Macron a changé un peu la donne et à suscité l'initiative de la « Marée populaire ». Il est significatif qu'elle soit venue d'ATTAC et de Copernic, lieux plus « neutres » et qui manient bien l'analyse politique. La réforme de l'Etat-providence et des services publics, projetée par le gouvernement, est une occasion concrète de travailler « autrement », à travers la Convergence Nationale des services publics, non seulement dans la résistance, mais aussi dans la création d'un projet mobilisateur de rénovation écologique et démocratique des services publics, se présentant comme une alternative, inspirée par une autre vision du monde que celle de l'oligarchie financière.
L'enjeu de la période exige une révision stratégique de notre part, pour les partis politiques un autre rapport aux mouvements, un fonctionnement interne conforme au projet d'émancipation que nous prétendons porter. Sur ces questions, le mouvement des Gilets Jaunes a des choses à nous dire.
Le premier grand mouvement social depuis celui de 1968
Le mouvement des Gilets Jaunes apparaît comme l'écho tardif , après d'autres pays européens, de la crise mondiale systémique de 2008, dont les effets se sont fait sentir plus lentement en France, grâce au poids de l'Etat-providence constitué au lendemain de la dernière guerre mondiale. Il est la conséquence de l'insécurité sociale induite par le tournant libéral des années 1980. Il agrège une partie importante des classes populaires ainsi que des couches moyennes « inférieures », qui assistent avec anxiété à leur déclassement et subissent une violence sociale ignorée par la plupart des grands media.
Par son caractère spontané, sa volonté d'indépendance à l'égard des partis politiques et des syndicats, par sa composition sociale, par le poids des petites villes et des zones rurales, la forte présence des femmes, il rassemble une France dont on parle peu, invisible, et qui a le sentiment d'être ignorée des politiques. La popularité dont il a d'emblée bénéficié dans la société s'explique par le fait qu'il exprime un « ras le bol » largement partagé, encore amplifié par la politique en faveur des riches d'Emmanuel Macron et le mépris de classe qu'il manifeste à la France « d'en bas ».
Comme tout grand mouvement populaire, il présente une grande diversité d'un lieu à un autre et il évolue avec le temps, ce qui rend difficile et fluctuante sa caractérisation, exprimant d'une certaine manière la confusion idéologique qui règne aujourd'hui dans notre notre société. Autour d'un socle commun de revendications, on voit d'ailleurs apparaître des stratégies divergentes.
Sur le fond, ce mouvement exprime avec force la gravité des dégâts produits dans notre société par des décennies d'une mondialisation libérale, facteur d'insécurité sociale et de désagrégation des liens sociaux, par le repli sur soi. Ce n'est pas un hasard si beaucoup de GJ soulignent la jubilation qu'ils/elles ont éprouvée à échanger sur les ronds-points avec des personnes parfois proches, mais avec qui ils/elles ne parlaient jamais. Et le mot « dignité » revient aussi souvent.
Il nous dit aussi qu'il n'y aura pas de transition écologique sans justice sociale, ce qui donne un cap à la politique à mener.
Il critique une fiscalité injuste, plus forte pour les pauvres que pour les riches, alors que leur « reste à vivre » diminue avec l'explosion des inégalités, ainsi que la mansuétude du gouvernement à l'égard de la fraude fiscale et les règles qui permettent aux firmes multinationales de ne pas payer d'impôts, ou presque.
Le personnel politique et la haute fonction publique apparaissent comme sa principale cible – plus que le patronat, largement ignoré1 – avec la revendication du « Referendum d'initiative citoyenne », qui rappelle que le gouvernement tient son pouvoir du peuple souverain.
Mais il faut souligner, davantage encore, le mode d'organisation du mouvement, revendiquant sa « transversalité », l'absence de « chef.fe.s » , les délégations contrôlées par la base, un fonctionnement de bas en haut, et non de haut en bas. Les deux appels des GJ de Commercy sont à cet égard remarquables, il renouent avec ce qu'il y a de meilleur avec la « démocratie des conseils »2 . Ils démontrent la capacité des citoyen.ne.s « ordinaires » à s'emparer des questions politiques, portant ainsi un coup à l'idée selon laquelle la politique ne pourrait être l'affaire que de professionnels.
Il y a eu, certes, des dérapages au sein du mouvement, qui n'ont pas manqué d'être relevés, mais si ceux-ci sont parfois inacceptables, ils ne peuvent être instrumentalisés pour disqualifier l'ensemble du mouvement, comme le gouvernement entreprend de le faire, cherchant même à le criminaliser3. Cela ne saurait pas pas, non plus, masquer les violences et les provocations policières à l'encontre du mouvement.
L'avenir du mouvement n'est pas écrit d'avance. Celui-ci fait l'objet de tentatives de récupérations, notamment par l'extrême-droite. Le gouvernement, de son côté, a cru y mettre fin par des mesurettes épargnant au demeurant le patronat, puis par la répression et l'intimidation, accompagnées d'un débat dont on sait qu'il ne débouchera sur rien. N'est-ce pas le Président lui-même qui a déclaré dans ses vœux du Nouvel An qu'il ne changerait pas sa politique ? Les gilets jaunes ne sont pas dupes, qui se proposent d'élaborer eux-mêmes, de manière démocratique, un cahier de doléances, par la mise en commun des cahiers adoptés au niveau local. Le mouvement n'est donc pas terminé, et l'entrée des femmes en toute visibilité dimanche dernier est à cet égard un signal fort..
Aider les forces de transformation au cœur du mouvement des GJ, se transformer nous mêmes, partis politiques
Face à ce mouvement multiforme et traversé par des sensibilités diverses, comment agir ?
Une première question est celle de la convergence avec les autres mouvements.
Le mouvement des GJ a ranimé pour un temps celui des étudiant.e.s et des lycéen.ne.s contre les réformes du gouvernement, mais une jonction ne s'est pas faite.
L'enjeu climatique, celui « de la fin du monde », porté lui-aussi par un mouvement puissant émanant de la société civile, a pu rejoindre par ses slogans dans les manifestations l'exigence de « la fin du mois », à travers les mots d'ordre de « justice climatique » et le « justice fiscale », qu'il reste cependant à concrétiser dans des politiques concrètes.
D'autres luttes sont en cours contre le gouvernement sur les services publics. Elles sont portées pour l'instant par des forces syndicales et politiques, qui se retrouvent dans la « Convergence Nationale pour la défense et le développement des Services Publics ». Un rapprochement avec le mouvement des GJ est essentiel, car le gouvernement, comme il l'a déjà montré dans les concessions qu'ils a faites récemment, espère instrumentaliser le « ras le bol » fiscal contre les services publics et le financement de la Sécurité Sociale.
Tout cela représente des chantiers pour les associations, syndicats et organisations politiques, qui impliquent des dialogues avec les GJ, tout spécialement avec les secteurs du mouvement les plus progressistes, dans la perspective de définir des objectifs communs, concourant dans le même temps à la construction d'une alternative écologique et sociale.
Le rôle des partis politiques n'est pas de chercher à prendre la tête du mouvement des GJ, au risque de casser le processus d'auto-émancipation en cours, mais de se mettre à son service, de soutenir les secteurs les plus avancés, d'aider à déconstruire le discours dominant, d'apporter une autre vision de l'histoire, du point de vue des classes dominées, à partir de leurs propre expérience.
On voit bien, me semble-t-il, face à la question de la « convergence des mouvements », les limites de la thèse développée par Chantal Mouffe du « signifiant vide », autour duquel se construirait « le peuple », thèse qui a inspiré notamment la stratégie de Podemos. Quel serait le « signifiant » ici, celui du « gilet jaune » ? Temporairement, peut-être, comme point de ralliement pour se rendre visible. Mais vient un moment où les divergences apparaissent, lorsqu'il faut construire du nouveau, car le peuple est constitué de classes dont les intérêts ne coïncident pas. Se pose alors la question du compromis, autour duquel bâtir l'unité de ce peuple.
Cette thèse s'oppose, en outre, à celle de l'auto-émancipation du peuple, en reléguant ce dernier dans un rôle passif dans la transformation sociale, au risque de se voir confisquer sa victoire.
La démocratie à la base du mouvement des GJ interpelle aussi le fonctionnement de nos partis, dont on sait par quel processus – primat donné à la lutte à dans les institutions, par des réformes pas à pas ; professionnalisation progressive de la politique et bureaucratisation des partis devenus des partis d'élu.e.s - ils ont failli et suscitent un large rejet.
Ne serait-il pas temps de faire aussi des partis des organisations à l'image de la société émancipée que nous voulons, avec notamment : refus de la professionnalisation et du cumul des mandats, rotation des responsabilités internes, fonctionnement de bas en haut autant que de haut en bas, organisation et mode de travail interne permettant d'ouvrir le parti à la diversité, et une large ouverture sur la société ? Une petite révolution, en quelques sorte...
1Pas une seule manifestation devant le MEDEF, signe que la question de l'exploitation de la force du travail a été jusqu'ici peu présente dans le mouvement ; d'où aussi la rareté des jonctions avec les syndicats
2Sur cette question, on peut se référer notamment à Yohan Dubigeon, La démocratie des conseils. Aux origines modernes de l’autogouvernement, Paris, Klincksieck, 2017
3Voir les déclarations du porte-parole du gouvernement