I - La crise organique du capitalisme globalisé à l'échelle mondiale est entrée dans une phase aiguë depuis 2008, avec un ensemble de manifestations : emballement du changement climatique et de la perte de biodiversité, crise économique et financière, aggravation inouïe des inégalités, montée de la violence sous toutes ses formes – à commencer par la violence sociale, multiplication des guerres impérialistes, crise culturelle et morale, crise de la représentation politique. Cette fuite en avant se manifeste aussi par la marchandisation de la nature et, en Europe particulièrement, par la violence d'Etat et une montée de la xénophobie et des nationalismes, avec les extrêmes droites au pouvoir ou à l'affût.
Cette crise s'accompagne, dans le même temps, d'un essor des révoltes populaires dans de nombreux pays : le « printemps arabe » en 2011, les « Occupy », les manifestations contre l'austérité et la confiscation du pouvoir par les politiciens et les banquiers en Espagne (le 15M) et en Grèce, en France aussi avec les mobilisations contre le démantèlement du Code du travail et la Nuit Debout, les luttes un peu partout dans le monde pour défendre les communs. Mais ces mouvements ne sont pas à ce jour parvenus à trouver un débouché.
La formule de Gramsci à propos des années 30, « l'ancien monde se meurt, le nouveau tarde à naître, et dans ce clair-obscur des monstres apparaissent » s'applique à la situation actuelle. Nous ne pouvons pas continuer à agir comme si de rien n'était !
II – Loin de se limiter à la lutte économique, les mouvements actuels couvrent tous les champs de la vie sociale – à l'instar du capitalisme d'aujourd'hui - et mettent en branle des pans entiers de la société: défense des biens communs contre l'accaparement des terres, avec souvent des femmes en première ligne, mouvements pour la justice climatique et contre le primat des marchés, mobilisations des femmes pour la reconnaissance de leurs droits et contre les violences, revendications de rendre le pouvoir au peuple face à des classes politiques déconsidérées. L'appauvrissement massif des classes populaires dans les pays du Nord les rapproche objectivement de leurs homologues du Sud (d'où l'entreprise de division à travers le racisme et la xénophobie) . Cela crée les conditions de l'élargissement du front contre le capitalisme. Mais entre les conditions objectives et les conditions subjectives, il y a un pas.
Bien que sa base sociale se réduise, le capital financier parvient, en effet, à maintenir sa domination en entretenant un climat de peur (voir la complaisance avec laquelle les attentats de Daech sont exploités), en renforçant la surveillance de masse et la répression, par le racisme d'Etat, en promettant pour demain un monde meilleur.
Nous ne sommes pas préparés à répondre à cette situation nouvelle, nous pensons encore le changement social avec les logiciels du passé. La position la plus répandue, y compris à EELV, c'est de croire que le renversement du capitalisme se fera par les urnes, par la conquête des institutions et des politiques publiques graduelles, en s'appuyant sur les mouvements sociaux. L'histoire a démontré que c'était une impasse.
D'autres, beaucoup moins nombreux, continuent de penser au « grand soir » et au parti d'avant-garde, dont on a vu que si, dans des conditions particulières, il permettait la prise du pouvoir d'Etat, c'est après que les difficultés apparaissaient, et l'échec de cette voie est patent.
Nous en sommes là aujourd'hui. Nous devons donc changer de logiciel. Comment ?
III - Changer notre logiciel
a – Gagner la bataille des idées en donnant la priorité au combat culturel .
Gramsci a montré que dans les pays où la société civile était fortement structurée et constituait elle même « une solide chaîne de fortifications et de casemates » (les media, la plupart des institutions) entre les mains de la classe dominante, une « guerre de position » de longue haleine était nécessaire avant de pouvoir conquérir le pouvoir d'Etat.
Cette guerre a pour but de conquérir l'hégémonie culturelle et des positions dans la société, voire au niveau local et au sein même d'appareils d'Etat. Elle vise aussi à soutenir et à favoriser le développement des formes d'innovation sociale qui surgissent spontanément au sein de la société et qui préfigurent de nouveaux rapports de production et d'échange (travail collaboratif, gratuité...), montrant qu'une autre société est possible. Ainsi, la conquête du pouvoir sera plus longue, mais en revanche, la construction d'une société nouvelle sera plus facile, car les consciences y auront été préparées.
Mener ce combat idéologique est la priorité, le travail dans les institutions doit lui être subordonné, c'est-à-dire, non seulement viser à apporter des solutions concrètes pour améliorer la vie des peuples, mais aussi à faire progresser le niveau de conscience : faire du parti un instrument de transformation et d' « empowerment » (renforcement de la capacité d'action) populaire
Il doit se faire dans les mouvements dont nous sommes partie prenante, pour les politiser, leur donner un sens.
b – Un projet de civilisation ne fait pas une stratégie
L'écologie politique a apporté un autre regard sur le monde, elle porte un projet civilisationnel aussi révolutionnaire que le fut en son temps celui des « Lumières », qui a accompagné la naissance du capitalisme. Elle resitue l'humanité à sa place dans l'ensemble du monde vivant, et pas au-dessus, elle lui apporte le sens des limites, elle promeut les valeurs de partage, de modération et de solidarité, d'émancipation, à l'opposé du système productiviste qui nous domine aujourd'hui.
Mais – notre base sociale petite bourgeoise l'explique sans doute en bonne part – notre pensée de la transformation sociale se résume en réalité à la conquête des institutions par la voie électorale et au soutien aux mouvements. C'est un peu court. Le combat contre le capitalisme ne date pas d'hier. Ce fut le combat du mouvement ouvrier depuis les débuts de la grande industrie, et si les tentatives de construire un monde nouveau ont échoué, parfois dramatiquement, au point de servir de repoussoir, ce combat mérite mieux que l'oubli, voire le mépris. Plutôt que de jeter le bébé avec l'eau du bain, il serait utile d'en évaluer l'héritage.
Il y a beaucoup d'enseignements à en tirer, en effet, sur la compréhension de nos sociétés et sur les conditions de leur transformation, et partant sur notre stratégie, qui reste le point aveugle de notre mouvement. Cette question, aujourd'hui débattue dans des cercles restreints de chercheurs, mériterait d'être mise à l'agenda de notre parti et pourrait susciter des échanges plus larges avec les structures qui nous sont les plus proches, car c'est un enjeu crucial pour la construction d'une alternative politique. Et rêvons un peu, cette ouverture intellectuelle pourrait peut-être nous stimuler aussi pour élargir notre base sociale.
c – Les partis dépassés ? Dépassons-nous !
Les partis ont-ils fait leur temps ? Les transformations du capitalisme sous l'hégémonie du capital financier ont réduit presque à néant le rôle des partis politiques, y compris des partis au pouvoir, en concentrant le pouvoir d'Etat entre les mains de l'exécutif et de la haute fonction publique. La France en est un exemple presque caricatural.
Cette évolution est devenue de plus en plus marquée à mesure que les partis qui se réclamaient du socialisme ou du communisme se sont moulés dans les institutions et ont abandonné la lutte contre le système, au point de devenir, comme le parti socialiste aujourd'hui, un parti bourgeois, que rien d'essentiel ne distingue des partis de droite. Ces partis se sont ainsi, peu à peu, éloignés des classes populaires, qu'ils prétendaient représenter, perdant leur confiance et, pire encore, laissant le champ libre à la pénétration des idées de la classe dominante.
De ce point de vue-là, les partis sont, en effet, dépassés, mais cela ne condamne pas pour autant, toute forme de parti. Nous avons connu notre « printemps » en 2009-2010, lorsque nous nous sommes ouverts à la société. Nous n'avons pas su/pas voulu nous appuyer sur cette dynamique pour organiser et pérenniser ces nouveaux rapports et nous avons très vite donné le pire des spectacles, perdant en peu de temps le crédit que nous avions acquis. Notre dernier congrès aurait pu être l'occasion de faire ce bilan, d'en comprendre les raisons politiques qui, au-delà des personnes, me paraissent résider lien dans notre glissement électoralisme et dans un réformisme qui a perdu sa radicalité.
d - Remettre en cause la séparation entre le mouvement social et l'action politique
La question des rapports parti/mouvements n'est pas simple, elle n'a jamais été bien résolue. Cela doit nous conduire à analyser les expériences actuelles, en liaison avec leurs promoteurs.
A cet égard, l'exemple de Podemos, créé dans la suite du puissant mouvement de masse du 15 Mai 2011, mérite qu'on s'y attarde, au-delà des quelques lignes qui vont suivre. Il soulève, en effet, toute une série de questions, qui donnent lieu à des débats, que je ne développerai pas ici1. Quel rôle donner aux « cercles » (assemblées locales de démocratie participative) dans l'organisation et dans le fonctionnement du parti ? Le choix du courant majoritaire d'une organisation centralisée2 était-il pertinent, au risque de couper les liens du parti avec sa base, et d'apparaître comme un parti comme les autres, perdant son image « hors système » ? Comment s'appuyer sur les mouvements des « marées » pour transformer la société ? A quoi reconnaître que l'on a « conquis l'hégémonie culturelle » - ce qu'a cru – à tort, je pense – la majorité du parti ?
Ces questions d'actualité sont aussi les nôtres, même si notre situation n'est pas exactement comparable.
Il est clair aujourd'hui que les partis n'ont pas le monopole de la politique (ils ont simplement le monopole de la représentation électorale) et que de nombreuses organisations et mouvements font de la politique, élaborent et diffusent leurs idées, et c'est une bonne chose – je ne citerai ici que les mouvements altermondialistes.
Ce n'est évidemment pas le cas des mouvements qui se constituent à l'occasion des luttes particulières. Quelle attitude devons-nous avoir à leur égard ? Leur apporter simplement notre soutien ? On plutôt lutter avec, en contribuant à leur donner un sens sociétal, donc « politique », permettant de les élargir à d'autres pans de la société ?3
Ces luttes constituent, en effet, la meilleure école pour comprendre les rouages du système, pour démonter la rhétorique de l'adversaire, pour poser la question de la rupture avec le capitalisme : changement climatique, grands projets inutiles, attentats, loi-travail, contrôles au faciès, et même certaines luttes dans les entreprises..., les sujets ne manquent pas, qui se prêtent à ce travail.
EELV n'est guère attractif aujourd'hui, et ce ne sont pas les campagnes d'adhésions habituelles qui pourront changer les choses. En revanche, l'évolution de nos pratiques nous permettra de retrouver la confiance de celles/ceux qui veulent changer la société et, si nous savons les accueillir, d'être rejoints par des membres actifs de ces mouvements.
Ayons ce débat, que nous aurions dû avoir à ce congrès. Le temps passe vite, ne soyons pas hors-sol. Ne regardons pas l'écume, quand c'est la mer qui monte !
Jean Lafont
21 août 2016
1Quelques textes intéressants sur l'expérience Podemos : Florent Marcellesi « Podemos : analyse d'un phénomène politique de masse » - janvier 2015 ; Brais Fernandez « Podemos, un grand succès et une grande responsabilité » - juin 2014 ; Jeanne Moisand « Espgne : de l'indignation à l'organisation » - mars 2015 ; Isidro Lopez, Emmanuel Rodriguez, Pablo Carmona « Pour une réorientation de Podemos » - juin 2015 ; Josep Maria Antentas « 15M : il y a 5 ans commençait le futur » - mai 2016 ; Antoine Rabadan « Léchec de Podemos et de ses alliés : de l'urgence d'une réorientation »- juin 2016
2Choix se traduisant quant au fonctionnement interne par le rôle subalterne donné aux cercles au niveau national , au profit d'une démocratie en ligne. Mais internet remplace-t-il l'échange d'arguments et la délibération collective ?
3Par exemple, mener des actions « chez nous » contre une firme qui s'accapare des terres dans un pays du Sud et utilise des milices privés contre les populations qui résistent