La publication de ce livre, intervenant alors que le multirécidiviste(1) est sous contrôle judiciaire dans l'attente de son procès en appel (mars-juin 2026), soulève des questions fondamentales sur l'encadrement juridique de l'expression publique des personnes condamnées.
En arrière-plan de la condamnation à cinq ans d’emprisonnement ferme prononcée contre Nicolas Sarkozy, demeure un fait central : 170 personnes ont péri dans l’attentat du DC-10 d’UTA, commis sur ordre de celui avec lequel des émissaires de Nicolas Sarkozy négociaient en 2005-2006 un financement de campagne pour l’élection présidentielle de 2007. Le jugement du 25 septembre 2025 relève en effet que l’association de malfaiteurs visait à préparer un « pacte de corruption au plus haut niveau » avec le régime libyen, incluant des démarches en faveur d’Abdallah Senoussi, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour cet attentat.
I. A propos de la réalité contextuelle
A. L'attentat du DC-10 d'UTA et ses suites judiciaires
Le 19 septembre 1989, le vol UT 772 de la compagnie UTA reliant Brazzaville à Paris via N'Djamena explose au-dessus du désert du Ténéré (Niger). L'attentat, commandité par les services secrets libyens en représailles à l'aide militaire française au Tchad, fait 170 victimes. Le 10 mars 1999, la cour d'assises de Paris condamne par contumace Abdallah Senoussi, beau-frère de Mouammar Kadhafi et chef du renseignement militaire libyen, à la réclusion criminelle à perpétuité. Un mandat d'arrêt international est émis à son encontre.
B. Les négociations de 2005-2006 et le « pacte de corruption »
Le jugement du 25 septembre 2025 établit qu'entre fin 2005 et début 2006, Claude Guéant (directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy au ministère de l'Intérieur) et Brice Hortefeux (ministre délégué) ont rencontré secrètement Abdallah Senoussi à Tripoli. Il est établi que ces rencontres visaient à obtenir un financement libyen pour la campagne présidentielle de 2007 en échange de « contreparties diplomatiques, économiques et juridiques », incluant le « suivi du dossier pénal » de Senoussi – autrement dit, des démarches pour faire lever le mandat d'arrêt pesant sur le commanditaire de l'attentat du DC-10.
C. La constitution de partie civile des familles de victimes
Quatre-vingt-quinze proches de victimes de l'attentat du DC-10 se sont constitués parties civiles au procès, aux côtés des associations anticorruption Sherpa, Anticor et Transparency International France. Le tribunal a reconnu leur préjudice moral résultant des négociations entreprises avec le commanditaire de l'attentat qui a causé la mort de leurs proches, et leur a alloué une réparation financière à la charge du condamné.
II. Les condamnés peuvent-ils s'enrichir des droits d'auteur concernant leurs méfaits ?
A. Disposition générale
Le droit français ne prévoit aucune prohibition générale de publication pour les personnes condamnées. La liberté d'expression, consacrée par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, s'applique aux condamnés comme aux autres citoyens. Le droit d'auteur, attribut de la personnalité juridique, n'est pas affecté par une condamnation pénale. Mais qu’en est-il du constat que l’auteur profite de la souffrance des victimes et de leurs familles ?
B. Exceptions par la loi Perben II et ses limites
L'article 132-45 du Code pénal, issu de la loi Perben II de 2004, permet au juge d'imposer une interdiction de publier, mais la décision ne peut porter que sur des « crimes ou délits d'atteintes volontaires à la vie, d'agressions sexuelles ou d'atteintes sexuelles »(16°). L’application à Sarkozy et ses complices semble relever d’une interprétation hasardeuse.
C. Inapplicabilité au cas d'espèce
Nicolas Sarkozy, placé sous contrôle judiciaire par la cour d'appel le 10 novembre 2025, est soumis à des obligations qui lui laissent une large liberté : interdiction de quitter le territoire national, interdiction d'entrer en contact avec les coprévenus (notamment Claude Guéant et Brice Hortefeux), les témoins, le garde des Sceaux Gérald Darmanin et son cabinet. Aucune de ces obligations ne concerne l'activité éditoriale.
III. La question des victimes
A. Préjudice reconnu et disproportions des moyens
Le témoignage de Danièle Klein, sœur d'une victime du DC-10, illustre le déséquilibre de moyens et d’influence : « Les familles des 170 victimes du DC-10 dans leur préjudice du jugement du 25 septembre ont été totalement écrasées par le flot de communication de Nicolas Sarkozy. Cela nous a plongés dans une solitude énorme. » Yohanna Brette, fille d'une hôtesse de l'air du vol 772, témoigne de la disproportion médiatique : « C'était douloureux de rentrer dans la salle, de voir qu'il y avait les huit mêmes journalistes et que tous les micros étaient tournés vers Nicolas Sarkozy. ». L’attitude médiatique autant que celle de Nicolas Sarkozy ressemble à une forme de déni, consistant à mépriser la souffrance d’autrui et de la parasiter.
B. Absence de protection spécifique
De fait, le droit français ne prévoit aucun mécanisme permettant aux victimes de s'opposer à une publication par le condamné ou de bénéficier d'une part des profits tirés d'un ouvrage relatif aux infractions. Contrairement au « Son of Sam Act(2) » américain (déclaré inconstitutionnel dans sa version initiale en 1991, mais adopté sous des formes révisées dans plusieurs États), la France n'a jamais instauré de dispositif d'affectation des revenus éditoriaux au profit des victimes et de leurs familles.
IV. La prévarication et ses avantages institutionnalisés
A. Le paradoxe de l'« absence d'enrichissement personnel »
Le jugement du 25 septembre 2025 note que Nicolas Sarkozy a invoqué « l'absence d'enrichissement de lui-même ou de ses proches » comme argument de défense. Le tribunal répond que « l'association de malfaiteurs avait pour but de lui procurer un avantage dans la campagne électorale et de lui permettre d'accéder à la plus haute fonction (de la République) et de l'exercer pendant 5 années. », en profitant de tous les avantages du mandat et futurs. Pourtant, le jugement ne tire aucune conséquence patrimoniale de cette obtention potentiellement frauduleuse de la fonction présidentielle.
B. Quantification des avantages liés à la fonction
L'accès à la présidence de la République (2007-2012), possiblement obtenu grâce au « pacte de corruption » selon le jugement, a généré des avantages patrimoniaux considérables et durables (au minimum) :
Poste de dépense / Montant annuel (2023)
Personnel (4 collaborateurs) / 500 000 €
Locaux (rue de Miromesnil, Paris) / 200 000 €
Indemnité mensuelle (6 000 €/mois) / 72 000 €
Protection policière / 1 200 000 €
TOTAL ANNUEL / ≈ 2 000 000 €
Source : Mediapart, 22 octobre 2025, d'après les données des services du Premier ministre.
Depuis la fin de son mandat en 2012, ces avantages représentent environ 26 millions d'euros de fonds publics (13 ans × 2 M€). S'y ajoutent les revenus privés directement liés au statut d'ancien président : selon un procès-verbal de synthèse de l'enquête libyenne daté de 2020, Nicolas Sarkozy aurait engrangé 19,7 millions d'euros de 2013 à avril 2019 (conférences, mandats d'administrateur chez Accor et Lagardère/Bolloré, activité d'avocat d'affaires).
C. Une lacune du raisonnement juridique
Le tribunal reconnaît que le « pacte corruptif » visait à obtenir la présidence, mais ne qualifie pas les avantages institutionnels découlant de cette fonction comme un « enrichissement ». Cette approche crée une asymétrie manifeste : alors que les profits directs d'une infraction ordinaire peuvent être confisqués (article 131-21 du Code pénal), les avantages institutionnalisés résultant d'une élection potentiellement viciée semblent échapper à toute remise en cause.
René Dosière, ancien député et président de l'Observatoire de l'éthique publique, souligne : « Puisqu'il a perdu sa Légion d'honneur, je ne vois pas pourquoi un président condamné définitivement devrait percevoir, en dehors de sa sécurité, de tels avantages. [...] La situation de Nicolas Sarkozy est tellement énorme qu'aucun texte ne l'avait envisagée. »
D. Les avantages maintenus malgré l'incarcération
Pendant sa détention à la prison de la Santé (21 octobre - 10 novembre 2025), Nicolas Sarkozy a conservé deux collaborateurs sur quatre (suspension des contrats du cuisinier et de la conseillère presse), ses locaux partiellement, et sa protection policière – deux officiers ayant été installés dans la cellule voisine de la sienne, suscitant la protestation des syndicats pénitentiaires. L'indemnité mensuelle de 6 000 euros a continué d'être versée.
De fait, on peut comprendre que la décision des juges mettant un terme à cette situation peut avoir été influencée par le statut obtenu par le malfaiteur, autant que par les économies du dispositif s’il devait durer ne fusse que sur une mi-peine pour bonne conduite.
V. Enjeux d'égalité devant la justice
A. Traitement différencié objectif
La comparaison avec les coprévenus révèle des disparités de traitement : Alexandre Djouhri est resté en détention, Wahib Nacer a été libéré le 28 octobre 2025 avec des obligations plus contraignantes. La capacité de mobiliser un éditeur majeur (Fayard, groupe Bolloré (3), d'obtenir une couverture médiatique massive et de percevoir des droits d'auteur substantiels n'est pas accessible au justiciable ordinaire.
B. Influence potentielle sur la procédure d'appel
La publication d'un ouvrage contestant sa condamnation, avec forte couverture médiatique, pendant la période précédant le procès en appel (mars-juin 2026) pose la question de l'influence sur l'opinion publique et, indirectement, sur le contexte dans lequel la juridiction d'appel statuera.
Si cette publication ne constitue pas juridiquement une pression sur la justice (ni menace, ni outrage, ni subornation au sens des articles 434-5 et suivants du Code pénal), elle crée une asymétrie informationnelle que le droit positif ne corrige pas. L’établissement d’une symétrie immédiate pourrait obliger l’éditeur à intégrer un droit de réponse des victimes et une distribution proportionnée des droits d’auteur.
VI. Perspectives normatives
Plusieurs évolutions pourraient être envisagées, sous réserve des contraintes constitutionnelles (liberté d'expression, présomption d'innocence) :
- Extension de l'article 132-45 du Code pénal : permettre au juge d'imposer une interdiction de publication dans le cadre du contrôle judiciaire (modification de l'article 138 CPP), lorsque la publication est de nature à nuire aux victimes ou à l'équité du procès en appel.
- Mécanisme d'affectation des profits : instaurer un dispositif inspiré du « Son of Sam Act » révisé, permettant l'affectation d'une part des revenus tirés d'ouvrages relatifs aux infractions au profit des victimes ou d'un fonds de garantie.
- Suspension des avantages d'ancien président : prévoir la suspension automatique des avantages liés à la fonction en cas de condamnation définitive pour des faits en lien avec l'exercice du mandat, ou leur remise en cause rétroactive si la condamnation établit que l'élection a été obtenue par des moyens frauduleux.
- Droit de réponse des victimes : créer un droit de réponse spécifique permettant aux victimes constituées parties civiles d'obtenir une visibilité équivalente à celle du condamné dans les médias ayant relayé sa publication.
Conclusion
Le cas Sarkozy révèle une lacune majeure du droit français : l'absence d'encadrement des profits – directs et indirects – tirés par les condamnés de la notoriété acquise par leurs fonctions, y compris lorsque l'accès à ces fonctions résulte d'infractions pénales. Les avantages institutionnalisés liés à la présidence de la République (environ 2 millions d'euros par an de fonds publics, auxquels s'ajoutent les revenus privés liés au statut) constituent un enrichissement que le droit positif ne permet pas de remettre en cause, même lorsque le jugement établit que l'élection visée par le « pacte de corruption » a effectivement eu lieu.
Cette situation appelle une réflexion sur l'articulation entre liberté d'expression, droits des victimes et exigence d'égalité devant la justice. Elle pose plus fondamentalement la question de la cohérence d'un système juridique qui reconnaît la gravité « exceptionnelle » d'une infraction visant à accéder frauduleusement au pouvoir suprême, tout en maintenant intégralement les avantages patrimoniaux découlant de l'exercice de ce pouvoir.
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1) Affaire Bismuth/écoutes (décembre 2024) : 3 ans dont 1 an ferme pour corruption et trafic d'influence - définitive après rejet pourvoi Cassation ; Affaire Bygmalion (26 novembre 2025) : 1 an dont 6 mois ferme pour financement illégal de campagne 2012 - définitive après rejet pourvoi Cassation ; Affaire financement libyen (25 septembre 2025) : 5 ans ferme pour association de malfaiteurs - en appel (mars-juin 2026)
2) Loi de 1977 de même type que la « loi dite Mesrine » pour la publication de « L’instinct de mort », visant à interdire à tout criminel et délinquant de profiter du récit de ses méfaits. Cf. https://en.wikipedia.org/wiki/Son_of_Sam_law
3) Comment ne pas voir un système sans éthique : Vincent Bolloré était présent au Fouquet's en 2007, aux côtés de Bernard Arnault (LVMH), Martin Bouygues (Bouygues/TF1), Serge Dassault, François Pinault et Henri Proglio (Veolia), lors de la célébration de la victoire de Sarkozy obtenue grâce à des financements libyens...
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Références
Textes juridiques
- DDHC, article 11 ; CEDH, article 10
- Code pénal, articles 131-21, 132-45, 434-5 et s., 450-1
- Code de procédure pénale, articles 138, 144
- Loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 (Perben II)
- Décret du 4 octobre 2016 relatif aux anciens présidents de la République
- Lettre du Premier ministre Laurent Fabius du 8 janvier 1985
Décisions de justice
- Cour d'assises de Paris, 10 mars 1999 (condamnation par contumace d'Abdallah Senoussi)
- Tribunal correctionnel de Paris, 25 septembre 2025 (affaire du financement libyen)
- Cour d'appel de Paris, 10 novembre 2025 (libération sous contrôle judiciaire)
- Cour de cassation, 18 décembre 2024 (affaire Bismuth, définitive)
- Cour de cassation, 26 novembre 2025 (affaire Bygmalion, définitive)
Sources documentaires
- Jugement du tribunal correctionnel de Paris, 25 septembre 2025, 380 pages
- Mediapart, « Chauffeur, secrétariat, indemnités… les avantages à vie de Nicolas Sarkozy maintenus malgré ses condamnations », 22 octobre 2025
- Mediapart, « Affaire libyenne : Sarkozy remis en liberté et interdit d'entrer en contact avec Darmanin », 10 novembre 2025
- France Info, « Des familles de victimes de l'attentat du DC-10 d'UTA demandent à se constituer parties civiles », 25 octobre 2025