La médiation ne cherche ni à pardonner ni à comprendre, mais à ouvrir les voies de la conscience.
Pour aborder cette question, il faut distinguer ce qui relève de la société, de ce qui relève des personnes. Trois niveaux sont en jeu :
- Les personnes impliquées et concernées, auteurs, victimes et familles, pour qui les émotions ne sont ni mesurables ni substituables.
- La société sensible, celle de l’émoi dans la collectivité, et de la résonance du drame, où cohabitent sympathie, empathie, compassion, rejet et haine.
- La société politique, qui incarne la dimension de la responsabilité publique, est chargée de la cohésion, du cadre institutionnel, de l’éducation, des conditions de vie, de la prévention.
Cette clarification est nécessaire pour concevoir une mission de médiateur. Confondre ces niveaux reviendrait à tout mélanger : justice, émotion, politique et soin. Or, la médiation doit se situer ailleurs – dans l’espace du sens, entre la mémoire et la pensée, l’oubli et la conscience.
Le temps de la justice n’est pas celui de la médiation.
La médiation n’intervient ni pour juger, ni pour condamner, ni pour concilier, ni pour restaurer. Le temps judiciaire est achevé ; la responsabilité est établie, avec une sanction définitive. Aucun retour n’est possible. L’apaisement est une perspective inimaginable, qui se conjugue à l’interdit de l’oubli coupable. Ce qui peut s’ouvrir relève d’un autre ordre : celui de la réflexion sur la condition humaine. La médiation s’offre comme dispositif d’intelligibilité. Elle vise l’exploration de ce qui a permis et fait subir la défiguration du réel : la croyance devenue guerrière, la morale devenue meurtrière, la douleur devenue identité.
C’est pourquoi l’expression “dialoguer avec l’innommable” ne convient pas. Les personnes sont nommables. Les actes, les faits, les souffrances aussi. Ce qui échappe, ce n’est pas le nom, mais la quantification : aucune unité ne saurait évaluer la douleur, la perte, la désorientation sensible et ses échos en conscience. La médiation ne cherche pas à nommer l’indicible, mais à rendre pensable ce qui reste vivable.
Une telle démarche n’envisage pas la paix, mais la clarté. Elle ne tend pas à “restaurer” un lien social, mais à instaurer une fonction de la pensée qui permet d’en comprendre la rupture.
La confidentialité, condition d’authenticité.
Dans ce type d’affaires, le principe de confidentialité est difficile à préserver. On se souvient, en Belgique, de cette étonnante maladresse : un médiateur dont le téléphone avait composé le numéro d’une journaliste (AJP [1] : Gsm - affaire Dutroux). Un incident révélateur d’une vérité essentielle : la médiation ne vit que dans la discrétion, car elle repose sur la confiance.
Les médias doivent reconnaître que ces démarches relèvent du droit à la conscience et au silence, non de celui à l’information. Ce qui en émerge, si quelque chose émerge, appartiendra au temps, long, de la compréhension par une conscience médiatrice et constructive, non à celui d’une communication évènementielle et vulgarisatrice.
L’oubli comme forme d’apaisement.
Il existe, dans les processus réparateurs, une dimension délicate à évoquer : l’oubli. Non pas l’oubli des faits, mais celui qui offre à la conscience mémorielle une mémoire discrète. Un oubli sensible qui se glisse dans les interstices du temps quand la conscience, enfin, cesse de vouloir comprendre tout ce qui ne peut l’être.
Cet oubli se construit, à mesure que la lucidité se substitue à la sidération, sans quête intentionnelle. Il ne dépend ni du pardon ni de la justice, mais de l’ajustement intérieur à une réalité poignante et irrévocable. Quand la pensée accepte ce qui ne peut être changé, la mémoire cesse de crier ; elle s’assagit. Cet oubli n’efface pas la trace, il est une forme de maturité qui rend à la vie sa continuité, sans effacer la rupture. Il est l’équilibre de la mémoire.
La médiation a ainsi une dimension introspective qui peut favoriser cet apaisement-là. Alors seulement, l’oubli devient possible : non comme perte, mais comme respiration du souvenir. C’est peut-être là, dans cet effacement, que se trouve la dernière tâche du médiateur : accompagner l’esprit jusqu’au point où la douleur se transforme en connaissance, et la mémoire vive en apaisement.
La mission du médiateur.
Le médiateur professionnel n’est pas investi d’une mission morale, mais d’une mission de rigueur. Il veille à ce que la parole reste ajustée, à ce que l’espace de rencontre demeure sécurisé, à ce que le sens ne se dissolve pas dans l’émotion. Sa compétence, au-delà de la morale, du droit et de la norme, est méthodologique : il garantit un dialogue affranchi des réflexes binaires. Il agit pour que la pensée façonne la conscience du réel qui trace l’existence de chacun.
Dans ce rôle, il incarne une fonction nouvelle de la civilisation : celle de la régulation relationnelle. Face aux crises, aux violences, aux radicalités, le médiateur professionnel contribue à un enjeu exigeant de nos sociétés : apprendre à penser sans détruire, à parler sans dominer, à comprendre sans justifier.
Restaurer la pensée avant le lien.
Cette approche s’inscrit dans la perspective du Siècle de l’Entente, qui identifie douze défis pour la civilisation [2]. Elle dépasse le cadre judiciaire : il s’agit d’un laboratoire de lucidité. Si cette rencontre se produit, elle sera une expérience de lucidité humaine. Elle cherchera à donner sens à l’incompréhensible, en reconnaissant que la mesure de l’humain ne se trouve ni dans la foi ni dans la loi, mais dans la conscience partagée du réel.
C’est à ce niveau que la médiation professionnelle peut apporter sa contribution la plus haute : non pas réconcilier, mais aider à réfléchir par l’ouverture à l’appropriation des fragilités des savoirs et de ce qu’en fait la conscience. Parce qu’avant de restaurer le lien, il faut instaurer une pensée qui se sait.
Publié aussi sur Village-justice