On entend souvent l’affirmation selon laquelle «toutes les morts se valent». Certes, mais elles ne succombent pas toutes dans le même sens, de la même manière, par les mêmes causes.
On prétend cependant éviter un «deux poids deux mesures». On se dit «impartial» en posant qu’une victime palestinienne ne devrait pas être négligée «au profit» d’une victime israélienne. Ce faisant, on suggère qu’une faveur inique serait consentie à la seconde. À partir de cette assertion implicite, une rhétorique s’impose – effet de manche, effet de poings tendus – qui déplore de plus en plus unilatéralement les victimes palestiniennes. Ainsi, moins de trois semaines après les tueries pogromistes du Hamas en Israël, celles-ci disparaissent de l’attention internationale sous la poussière des bombardements frappant les villes gazaouies.
Une question : qu’est-ce qui a tué les milliers de victimes recensées (près de 10000 à la date du 30 octobre 2023) par le Hamas, devenu, dans les médias internationaux, source équivalente aux autres, d’Israël, et de toutes autres puissances? On dira vite : l’armée d’Israël et ses bombardements démesurés si l’on s’en tient aux faits objectifs – l’œil caméra, l’objectif de son écran… Tant de civils, et tant d’enfants… Cette présentation rencontre un écho important dans les pays occidentaux. Elle semble revêtir une quasi force d’évidence et de loi dans d’autres régions du monde.
Mais ceci ne résout pas la question : qu’est-ce qui a tué ces milliers de personnes, détruit ces immeubles?
Ce qui a tué est premièrement la «réponse» à quelque chose, dont Israël n’a pas la responsabilité immédiate.
Ce quelque chose n’est pas la «résistance» palestinienne, ancienne et contenue par la sur-puissance d’Israël (technique, économique, militaire). Ce quelque chose est le gigantesque pogrome organisé, planifié de loin, instrumentalisé dès sa conception pour être divulgué mondialement dans son exécution atroce.
S’agissant de la violence, on la justifie fréquemment par l’argument selon lequel l’oppression dont souffre une population ne lui laisse que ce moyen d’«expression». Mais on efface cet argument s’agissant de l’État d’Israël… Depuis longtemps on escamote que les armées israéliennes se défendent d’agressions initiales et de leur croissance récurrente, et que leur système militaire s’est organisé au fur et à mesure en réponse à l’ancien «refus arabe» – même les menées des ultra-nationalistes «colons» de ces dernières années ne constituent pas une origine causale de ce refus séculaire.
C’est encore en défense que l’offensive de l’armée israélienne s’est enclenchée. Que faire d’une muraille percée en une trentaine d’endroits, sous une pluie de roquettes? Sinon neutraliser la source de ces agressions systématiques.
Cette source n’est pas une jeunesse n’ayant que des pierres à opposer à des chars. Elle est une armée surentraînée et visiblement très équipée, fondue parmi la population, et bivouaquant dans une cité inversée, souterraine, campée en profondeur sous la ville «civile» qui lui sert de couche protectrice. Jamais peut-être les potentialités techniques de la mégamachine de la destruction ne s’étaient à ce point concentrées, abritées par l’apparence de sous-développement en surface.
Les lois de la guerre, que celle-ci bafoue par son existence même, sont sans objet en l’occurrence: l’armée du Hamas n’a pas pris position loin de la population civile qu’elle exploite et est censée protéger, de telle sorte qu’une offensive «classique» puisse l’atteindre et s’y confronter en ménageant les civils, mais en leur milieu même, et c’est de là qu’elle agit.
L’attention portée sur les bombardements massifs, aux réalités assurément catastrophiques, revêt cependant un certain caractère spécieux. D’une part on s’en révolte après avoir fait l’impasse sur les atrocités de la sortie du Hamas qui en sont la condition directe. D’autre part, historiquement, le bombardement destructeur de villes entières est devenu récurrent depuis la Seconde Guerre mondiale et ce fut le plus souvent légitimé ou admis alors qu’il n’avait aucune nécessité stratégique. Et plus récemment, qu’a-t-on dit, internationalement, des bombardements de Grozny, ou en Syrie, ou en Irak?… Ceux qui se taisent quand la Russie ou des despotes ultra-islamistes tuent massivement se réveillent s’agissant de l’armée israélienne…
Il en va de même des transferts de populations, non moins récurrents de par le monde. On appréhende une nouvelle Nakba (cette «catastrophe» abusivement valorisée comme un parallèle en miroir de la Shoah) qui accroîtrait le caractère spécialement condamnable d’Israël. Or à la Nakba palestinienne de 1948-1949 correspond, historiquement, l’exode de près d’un million de juifs qui vivaient depuis des siècles dans les pays «arabes» et au Maghreb – contraintes de partir sous la menace ou la pression de pogromes et de ségrégation totalitaire. De ceux-ci il n’est jamais question – en dehors des cercles de descendants directement concernés.
Quasiment tout exilé nourrit sans doute la nostalgie de sa terre d’origine; il s’exile cependant. En l’occurrence, la terre gazaouie semble ne devoir plus être que la poudrière aménagée par ses maîtres.
La guerre semble toujours ridiculiser et désemparer la non-violence et le pacifisme. Il reste pourtant à ces derniers une tâche qui peut importer pour l’avenir. Et c’est de ne pas transposer le conflit dans le verbe, dans la raison même, dans l’histoire. Rechercher le dépassement «au-dessus de la mêlée» oblige non à la neutralité, mais à désamorcer les représentations idéologiques que manipulent les ordres assassins tandis qu’ils piétinent dans le sang de leur base sociale sacrifiée.